Materia actuosa Antiquité, Age classique, Lumières Mélanges en l’honneur d'Olivier Bloch Recueillis par Miguel Bemtez, Antony MeKenna, Gianni Paganini et Jean Salem
HONORÉ CHAMPION PARIS
C H A M P IO N -V A R IA
Collection dirigée p a r Jean Bessière
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MATERIA ACTUOSA A N T IQ U IT É , Â G E C L A SSIQ U E , L U M IÈ R E S M ÉLANGES E N L’H O N N E U R D ’O L IV IE R B L O C H
Dans la même collection 1. LE H A N , Marie-Josette. P atrice de la Tour du P in : La quête d'une théopoésie. 2. N ou velles approches de l ’épistolaire. L ettres d'artistes, archives et co rresp o n dances. A ctes du colloque international tenu en Sorbonne les 3 et 4 décembre 1993. Textes réunis par M adeleine Ambrière et Loïc Chotard. 3. M AK O U TA -M B O U K O U , Jean-Pierre. Enfers et p a ra d is des littératures antiques aux littératu res nègres. Illustration com parée de deux m ondes surnaturels. 4. L a lettre et le politique. A ctes du Colloque de Calais (17-19 septembre 1993). Textes rassemblés et présentés par Pierrette Lebrun-Pézerat et D anièle Poublan. 5. COLLOM B, M ichel (éd.). Voix, esthétique, littérature. 6. LANLY, André. D eux p ro b lèm es de linguistique fra n ça ise et romane. 7. La rupture am oureuse e t son traitem ent littéraire. A ctes du colloque de Nantes, 1618 mai 1994. Textes rassem blés par Régis Antoine et W olfgang Geiger. 8. La fé e et la gu ivre: Le B el Inconnu de Renaut de Beaujeu. Approche littéraire et concordancier par Christine Ferlampin-Acher et M onique Léonard. 9. BESSIÈRE, Jean (éd.). L ittérature et théorie. Intentionnalité, décontextualisation, com m unication. 10. Valéry: le p a rta g e de m idi. A ctes du Colloque international du C ollège de France (18 novembre 1995). Textes réunis et présentés par Jean Hainaut. 11. P sychom écanique du langage. P roblèm es et p erspectives. A ctes du 7' Colloque international de Psychom écanique du langage (Cadoue 2-4 juin 1994). Publiés sous la direction de P. de Carvalho et O. Soutet. 12. RIEGER, Dietmar. Chanter et dire. Etudes sur la littérature du M oyen Age. 13. L ’ég a lité au tournant du siècle. P éguy e t ses contem porains. A ctes réunis par Fran çoise Gerbod et Françoise M élonio. 14. R U N N A L S, Graham A. E tudes su r les m ystères. R ecueil de 22 études sur les m ys tères français, suivi d ’un répertoire du théâtre religieux français du M oyen A ge et d ’une bibliographie. 15. A m icitia Scriptor. L ittérature, H istoire des Idées, P hilosophie. M élanges offerts à Robert Mauzi. Textes réunis par Annie Becq, Charles Porset et Alain Mothu. 16. Traduction = interprétation, interprétation = traduction. L’exem ple Rimbaud. A ctes du Colloque international organisé par l ’institut de Romanistique de l ’Université de Ratisbonne (21-23 septembre 1995) réunis par Thomas Klinkert et Hermann H. Wetzel. 17. J. C H E Y R O N N A U D , E. CLAVERIE, D. LABO RDE, PH. RO USSIN. C ritique et affaires de blasphèm e à l ’époque des Lumières. 18. Studia Latom orum & H istorica. M élanges offerts à Daniel Ligou, colligés par Charles Porset. 19. F orm es et im aginaire du rom an. Perspectives sur le roman antique, m édiéval, clas sique, moderne et contemporain. Textes réunis par Jean Bessière et Daniel-Henri Pageaux, avec la collaboration d ’Eric Dayre. 20. V IN C EN T, M onique. M ercure galant (L’Extraordinaire, Les Attentes du Temps) Table analytique contenant l ’inventaire de tous les articles publiés, 1672-1710. 21. S ystèm es d e p en sée précartésien s. Etudes d’après le Colloque de Haïfa, 1994, réunies par Ilana Zinguer et H einz Schott. 22. K RUM ENA CK ER, Y ves. L es P rotestants du P oitou au XIIIe siècle (1681-1789). 23. L ivre des délibération s de l ’Eglise Réform ée de l ’A lben c ( 1606-1682). Edition éta blie par François Francillon. (Suite en fin d e volume)
MAT
MATERIA ACTUOSA ANTIQUITÉ, ÂGE CLASSIQUE, LUMIÈRES Mélanges en l ’honneur d ’Olivier Bloch
www.honorecham pion.com
D iffusion hors France: Editions Slatkine, G enève ww w.slatkine.com © 2000. Editions Champion, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. ISBN: 2-7453-0237-X
ISSN : 1169-2979
SOMMAIRE Olivier BLOCH Curriculum vitæ et B ibliographie...............................................
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Jean SALEM Avant-Propos ...............................................................................
21
SOURCES ANCIENNES Marcel CONCHE « L’éclaircie d’H o m è re » ..............................................................
29
Jean SALEM «Qui sait si vivre n’est pas mourir et si mourir n’est pas vivre ?» [Euripide. Polyidos, fgmt. 639 N]: histoire d’une formule» ..............................................................
39
Alain GIGANDET « Histoire et mortalité du monde chez Lucrèce » .....................
55
Antimo NEGRI « Sulle tracce del materialismo presocratico noos e krasis meleô: Parménide (dk, B 1 6 ) » ............................
69
DE LA RENAISSANCE AUX LIBERTINS Antonella DEL PRETE «Adversus logicos et mathematicos : la cosmologie physicaliste de Giordano B ru n o » .....................
91
Mariafranca SPALLANZANI «Philosophes, doctes et pédants: l’Histoire de la philosophie dans la lettre de Descartes à l’abbé Picot» ..............................
107
Jean-Pierre CAVAILLÉ « La Mothe Le Vayer, Libertinage et politique dans le Dialogue traitant de la politique sceptiquement» / g
— *
Madeleine ALCOVER « Cyrano et les dévots » ................................................................ Margaret SANKEY «Le matérialisme dans L ’Autre Monde de Cyrano de Bergerac » ..............................................................
145
157
GASSENDI, HOBBES, LOCKE Gianni PAGANINI «Hobbes, Gassendi et le De C iv e » ............................................. Wallace KIRSOP «Prolégomènes à une étude de la publication et de la diffusion des Opéra omnia de G a sse n d i» ................... Thomas M. L E N N O N ....................................................................... « Gambling and the naturalization of Providence at the end of the seventeenth century » ......................................
217
Rainer S P E C H T ................................................................................. «Volupté et douleur chez Gassendi et dans Y «Essay » de Locke » .....................................................
229
183
207
SUR SPINOZA ET LE SPINOZISME Pierre-François MOREAU «M atérialisme et spin ozism e»...................................................
253
André TOSEL « De la « ratio » à la « scientia intuitiva » ou la transition éthique infinie selon S p in o z a » .......................
261
Théo VERBEEK «L’impossibilité de la théologie: Meyer et S p in o za» ............. Luisa SIMONUTTI « Théories de la matière et antispinozisme en Angleterre : Robert Boyle et les Boyle Lectures» ........................................
299
Miguel BENITEZ «U ne réfutation inédite de YEthica de Spinoza» ...................
327
Laurent BOVE «L e «retour aux principes» de 1’État de Moïse. Éléments pour une lecture politique et matérialiste de l ’enseignement du Christ chez S p in o z a» ..................................
343
273
SOMMAIRE
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LES PHILOSOPHES DU XVIIIe SIÈCLE ET L’HISTOIRE DU MATÉRIALISME Roland MORTIER «De Jean-Baptiste à Anacharsis, ou l’itinéraire d’un m atérialiste»......................................................................... I .orenzo BIANCHI «Beaucoup plus fanatique qu’athée». Cardan dans le Dictionnaire de Bayle ....................................
361
367
( iianluca MORI «Jean Meslier, stratonicien redivivus» .................................... Ann THOMSON «M atérialisme et m ortalism e» ...................................................
409
Alain MOTHU « Un joachimite au siècle de la Raison : Jean Patrocle Parisot»
427
Wiep VAN BUNGE « Du Betoverde Weereld au Monde enchanté. Traces de Bekker dans les premières Lumières françaises» .. Guillaume PIGEARD DE GURBERT «Le marquis d ’Argens, ou le matérialisme au style indirect» Paolo QUINTILI « La réception des matérialistes anciens chez Diderot » ......... Günter MENSCHING « Le matérialisme : une tradition discontinue » ........................
381
453 473 487 513
LA PHILOSOPHIE CLANDESTINE Antony McKENNA «La controverse religieuse, une source de la philosophie clandestine : De la conception et de la naissance de la Sainte Vierge, et sa généalogie» ....................................... Alain NIDERST «Du libertinage et de l’origine des manuscrits clandestins» . Geneviève ARTIGAS-MENANT « Questions sur les recueils de manuscrits philosophiques clandestins » ................................................................................. lîlisabeth QUENNEHEN « Divers sentiments de Lucrèce, de la nature des choses. Lucrèce philosophe environ 900 ans avant Jésus-Christ»
529 555
569
10
SOMMAIRE
Frédéric DELOFFRE «L’itinéraire d’un clandestin: Robert Challe» .......................
619
Marie-Hélène COTONI «Aperçus sur la littérature clandestine dans la correspondance de Voltaire » .........................................
635
Marian SKRZYPEK «L’Éîhocratie du baron d’Holbach : un best-seller de la littérature clandestine p o lo n a is e » ....................................
657
LES LIVRES, LES IDÉES ET LA CENSURE Jeroom VERCRUYSSE «L a débâcle de la censure dans les Pays-Bas autrichiens : le Catalogue des livres défendus de 1788» ..............................
669
Françoise WEIL «A propos des Libri prohibiti de la bibliothèque du séminaire du S aint-S ulpice».................................................
683
Didier FOUCAULT « Matériaux pour une histoire du blasphème en Occident » ..
695
L’HISTOIRE ET LES CONTEMPORAINS Pierre MACHEREY «Les philosophes français de l’après-guerre face à la politique : Humanisme et terreur de Merleau-Ponty et Tyrannie et sagesse de Kojeve » .............................................
717
Paulette CARRIVE « De Leviathan à The New Leviathan» .......................................
731
Jean DEPRUN « Visite à un épicurien : Maurice Brotteaux » ............................
743
OLIVIER BLOCH Professeur émérite d ’Histoire de la Philosophie à l’Université de l'aiis I Panthéon-Sorbonne. Né le 1er mai 1930 à Paris - fils de René B l o c h , avocat, et Odette HI.OCH, née C a h e n , avocate, morts à Auschwitz en septembre 1943.
CU RRICU LU M VITÆ l'Indes - Formation études secondaires à Paris (Lycée Camot 1940-1943, Lycée Jansonde-Sailly 1943-1947) - Baccalauréat de Philosophie en 1947. Études supérieures à Paris (1947-1954) : Hypokhâgne et Khâgne au Lycée Louis-le-Grand (1947-1949). Élève de l’École Normale Supérieure (Ulm) 1949-1954. Licence de Philosophie et Diplôme d’Études Supérieures de Philo sophie à la Sorbonne (1949-1952). Agrégation de philosophie en 1954. Pensionnaire de la Fondation Thiers (1955-1958). Docteur d’État en Philosophie (Paris, Sorbonne, 1970), avec une thèse sur La Philosophie de Gassendi - Nominalisme, matérialisme et métaphysique, préparée sous la direction de Henri G o u h ie r . ( arrière, fonctions, etc. Professeur de philosophie dans l’enseignement secondaire (Lycée Montesquieu de Bordeaux en 1954-1955, Lycée Corneille de Rouen en 1958-1960, Lycée Louis-le-Grand de Paris en 1960-1962). Assistant (1962-1967) et maître-assistant (1967-1971) de philoso phie à la Sorbonne - puis Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne. Professeur d’histoire de la philosophie à l’Université de Paris XII Val de Marne (1971-1977), puis à l’Université de Paris I - PanthéonSorbonne depuis 1977 - émérite depuis 1995. Directeur de l’Unité d ’Enseignement et de Recherche (U.E. philosophie de l’Université de Paris I de 1980 à 1983. /£ P S
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OLIVIER BLOCH
-
Membre du jury de FAgrégation de philosophie (1972-1974, 19761978, 1982-1984).
-
Directeur du Centre de Recherche sur l’Histoire des Systèmes de Pensée Moderne de l’Université de Paris I (1983-1995). Membre fondateur en 1986 du Comité International d’Initiative pour l’inventaire des Manuscrits Philosophiques Clandestins des XVIIe et XVIIIe siècles - et responsable pour la France de cet Inventaire (1987-1993).
-
Vice-président de la Société Française de Philosophie (1991-1995).
Champ de recherches -
L’histoire de la philosophie, et plus particulièrement: L’histoire des doctrines, courants et traditions matérialistes, ce dans le domaine de: -
La philosophie antique : aristotélisme, épicurisme, stoïcisme. La philosophie de l’âge classique (XVIIe et XVIIIe siècles) en particulier en France (Descartes, Gassendi et ses disciples, les philosophes matérialistes du XVIIIe siècle), et en Grande-Bre tagne (Hobbes).
-
Marx, Engels, et les traditions marxistes.
Depuis le début des années 80, mes recherches portent principale ment sur les traditions libertines et clandestines de l’âge classique et leur prolongement dans le matérialisme des Lumières, et, dans cette perspective, sur les rapports entre matérialisme et littérature, avec un intérêt tout particulier pour Cyrano de Bergerac, puis Molière.
TRAVAUX ET PUBLICATIONS DE OLIVIER BLOCH 1. LIVRES II.
La Philosophie de Gassendi - Nominalisme, matérialisme et métaphysique, La Haye, Nijhoff, 1971.
1.2.
Le Matérialisme, collection Que sais-je?, Paris, P.U.E, 1985, 19952. Parité de la vie et de la mort - La Réponse du médecin Gaultier, Oxford, Voltaire Foundation, et Paris, Universitas, 1993.
1.3. 1.4.
Matière à Histoires, Paris, Vrin, 1997.
À paraître 1.5.
La Philosophie de Gassendi - Nominalisme, matérialisme et métaphysique, seconde édition, Albin Michel, Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité.
En préparation 1.6 .
Molière/Philosophie, pour Albin Michel.
1.7.
Les Lettres à Sophie (texte anonyme de la fin du XVIIIe siècle), pour les Editions Honoré Champion.
2. ÉDITION D ’OUVRAGES COLLECTIFS ET NUMÉROS SPÉCIAUX DE REVUES 2.1.
Actes de la Journée Maupertuis, Paris, Vrin, 1975.
2.2.
Raison présente, « Matérialismes », n° 47, juillet-septembre 1978.
2.3.
Images au XIXe siècle du matérialisme du XVIIIe siècle, Paris, Desclée, 1979.
2.4.
Revue philosophique, «L e matérialisme», 1060, 1981.
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OLIVIER BLOCH
2.5.
La Pensée, «M atérialisme, genèse du marxisme», n° 219, marsavril 1981.
2.6.
Le Matérialisme du XVIIIe siècle et la littérature clandestine, Paris, Vrin, 1982.
2.7.
Dix-septième siècle, «Libertinage, littérature et philosophie», n° 49, octobre-décembre 1985.
2.8.
Epistémologie et matérialisme, Paris, Les Méridiens-Klincksieck, 1986.
2.9.
Entre form e et histoire - La formation de la notion de développe ment à l ’âge classique, en collaboration avec B. Balan et P. Carrive, Les Méridiens-Klincksieck, 1988.
2.10. Spinoza au XVIIIe siècle, Actes des journées des 6 et 13 décembre 1987, Les Méridiens-Klincksieck, 1990. 2.11 Dix-huitième siècle, «Le matérialisme au siècle des Lumières», n° 24 (1992), en collaboration avec Ch. Porset. 2.12. Spinoza au XXe siècle, Actes des journées des 14 et 21 janvier, 11 et 18 mars 1990 (en collaboration avec P. Macherey, H. Politis et J. Salem), P.U.F., 1993. À paraître 2.13. Les philosophies de la nature, Actes des journées des 20 et 27 mars, 27 novembre et 4 décembre 1994 (en collaboration avec F. Dastur, J. Moutaux, H. Politis et P. Quintili), Publications de la Sorbonne, 1998 (?).
3. TRADUCTION 3.1.
ARISTOTE, Éthique à Eudème, en collaboration avec B. Dumoulin et A. Léandri, à paraître dans la collection de la Pléiade.
4. ARTICLES, ÉTUDES, RAPPORTS... 4.1. 4.2.
«Protreptique d’Aristote, fragment 17 de l’édition Ross », Revue philosophique, 1964,219-240. «Gassendi critique de Descartes», Revue philosophique, 1966, 217-236.
TRAVAUX ET PUBLICATIONS
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oavoç, «très vanté, célèbre», tioXvx Xck , «très endui.mt », ta^aalcfipcov, «au cœur endurant», T^pcov, «endurant, prenant mii soi», jtotartpOTtoç, «astucieux, aux mille tours», 7toiiata)|j.iiTr|ç, • plein de ruse, d’artifice». Les épithètes réservées à un seul personnage peuvent être dites « propres » ou « singulières » Ainsi l’épithète, prjtiexa " prudent, sage», est réservée à Zeus. Ces épithètes ne sont nullement insensés : elles ont des significations définies et enrichissent la connais.iiii e du sujet. On peut leur rattacher l’épithète ou.eiyevéTr|ç employée, toujours au pluriel, pour désigner les dieux «toujours vivants», car les « dieux » valent ici comme un seul personnage. I lue épithète comme ^leya^'nxwp, «au grand cœur, au grand couIH^e, lier, magnanime», n’est point propre à Ulysse, ni même aux linos: elle est appliquée au légendaire Stentor, au maître des vents, I(oie, et même au Cyclope. Si l’on suit la distinction des logiciens entre le singulier, le particulier et l’universel, on dira que c ’est une épithète •• |*.ii liculière». Pas plus que les précédentes, elle n’est oiseuse: elle Mj-nilie certaines qualités du sujet. Il en va de même pour yeyapôc, •• digne de respect, qui a l’air royal», ce qui vaut pour Ulysse comme p . inc., quand celles-ci demeurent impunies16. Si la sagesse, poursuit i ullidès, consistait à déclarer, à l’instar de Socrate, qu’il est plus souliuilnMe de subir l’injustice que de la commettre, il faudrait à ce compte M|t|H‘ler heureux les pierres et les morts17. A quoi Socrate objecte précim nu ni «Mais, tout de même, Calliclès, la vie dont tu parles, c ’est une Vie in rible ! En fait, je ne serais pas étonné si Euripide avait dit la vérité |p l'itc le vers: Qui sait si vivre n ’est pas mourir et si mourir n ’est pas W17 r ? le l’ai déjà entendu dire par des hommes qui s’y connaissent: ils ....inclinent qu’à présent nous sommes morts, que notre corps est notre linnliciiu ( m i tô pfev ac3|icx èaxtv ripîv a rjp a ) et qu’il existe un lieu diiii1. l'flme, là où sont nos passions, un lieu ainsi fait qu’il se laisse Influencer et ballotter d’un côté et de l’autre»18. - Ainsi, Euripide est-il li I Invoqué par Socrate afin que le lecteur entende déjà, à ce moment-là du dialogue, que la mort « n ’est que la séparation (SuxÀAxnc) de deux dhiiNes distinctes, l’âme et le corps»19; qu’aux hommes justes est réser v e r une parfaite félicité dans l’au-delà, dans les Iles des Bienheureux, liMidr. i|iie les âmes injustes et impies s’en iront vers le lieu de l’expia11mcl des peines, c ’est-à-dire vers l’affreux Tartare. Et notre «fragment ti l'J >• d ’Iiuripide aura, par voie de conséquence, permis à Platon d’anHtMicei en quelque façon la teneur du finale du Gorgias, le contenu, nullement dit, du fameux mythe achérousiaque qui clôt ce dialogue deslllli' fi combattre la rhétorique. Allons plus loin et cherchons d’autres occurrences de ces vers chez deii mileurs susceptibles, tout comme Platon, de mieux opposer par leur 11111 e 111 ise Y ici terrestre et le là-bas. Philon d’Alexandrie (20 av. J.-C./
imiiiVs 400 av. J.-C. ; le Polyidos, si l’on en s ’en tient à la date suggérée par Wilaimivvllz. (A nalecta Euripidae, p. 157), date de 415 et fut donc rédigé par Euripide nviml (|ue ce traité ne fût com posé. I l ilon, G orgias, 492 c. l'u plaisir épicurien, les Cyrénaïques disent de même qu’il est comparable à la i "milium du cadavre, nékrou katastasis, s ’il se réduit à l ’exem ption de douleur ii 1 ( ’lément d’Alexandrie, Strom ates, II, 21; cf. égalem ent: D iogène Laërce, II,
NU), 1 Union, Gorgias, 492 e-493 a ; trad. M. Canto, loc. cit., p. 231. 1 //w i/, p. 524 b ; loc. cit., p. 305.
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JEAN SALEM
50 ap. J.-C.), chez qui nous pensions devoir les trouver, a pour le moment déçu notre attente. Il nous avait paru probable qu’il en avait une fois usé, lui qui faisait profession de montrer que la philosophie grecque développe une sagesse antérieure à elle, une sagesse qui n’est autre, selon lui, que la sagesse mosaïque. «Héraclite, écrit-il ainsi, a eu raison de suivre en ceci la doctrine de Moïse quand il dit: «Nous vivons dans leur mort, nous sommes morts à leur vie», c ’est-à-dire qu’actuellement, lorsque nous vivons, l’âme est morte et ensevelie dans le corps comme dans un tombeau ; mais que, par notre mort, l’âme vit de la vie qui lui est propre et qu’elle est délivrée du mal et du cadavre qui lui était lié, le corps»20. Mais Philon ne cite pas expressément nos deux vers. De même, dans ses Institutions divines, Lactance (env. 260/325 après J.-C.) endosse - hélas - non pas la formule textuellement, mais Vidée selon laquelle hanc esse mortem, quam nos vitamputemus, l’idée que c ’est une mort, ce que nous tenons pour la vie21. - Ne quittons donc pas les Pères de l’Église. Clément d’Alexandrie (140-150/200 ap. J.-C.), qui doit tant à Philon le Juif et qui aime à citer Platon, se réfère également volontiers aux poètes : à Homère, bien sûr, à Ménandre et à Euripide22, qu’il déclare même tenir pour le « philosophe de la scène »23. Or d’Euripide, il cite, quant à lui, très explicitement la formule qui nous intéresse, et ce dans le troisième Stromate24, lequel a pour sujet la conti nence. Clément y rejette tout à la fois les excès ascétiques et la licence que, dans l’Église, on reproche traditionnellement à certains gnostiques. Le titre du chapitre III de ce troisième Stromate peut se traduire de la façon suivante: «en quoi Platon et d’autres Anciens ont préfiguré l’hé résie de Marcion et celles d’autres hérétiques qui se détournent du mariage, du fait qu’ils tiennent la créature pour mauvaise et qu’ils considèrent la naissance comme un châtiment infligé aux humains .»25 Il y a des gens, nous dit Clément, qui dénigrent la créature, qui affirment à l’instar de Marcion qu’il y a rivalité entre un dieu bon et un dieu mauvais, et que la créature d’ici-bas est plutôt l’ouvrage du principe
20
Philon d ’Alexandrie, A llégorie des lois, livre I, § 108; éd. et trad. C. M ondésert, Paris, Éd. du Cerf («Sou rces chrétiennes»), 1962, p. 101.
21
Lactance, Institutions divines, III, 19; in M igne, P atrologie grecque, t. VI, col. 412.
22
Cf. à ce sujet : Méhat (A .), Étude su r les Stromates de Clém ent d'Alexandrie, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 187 sq.
23
Clém ent d ’Alexandrie Strom ates, VI, § 70, 2.
24
Cf. ibid., III, m, 73 ; in M igne, P atrologie grecque, VIII, col. 1118.
25
M arcion: fin du Ier siècle, gnostique chrétien, hérésiarque; voir, en particulier, le traité A dversus M arcionem de Tertullien.
HISTOIRE D ’UNE FORMULE
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llimivniv Partant, ces gens peuvent assurer, comme le fit jadis Théognis, i|«i'•• il est meilleur de ne pas naître pour les misérables m ortels»26; ou Iiii n, ils peuvent écrire, comme Euripide n’a pas craint de le faire: Q n is n o vit, a n v iv e r e q u id e m s ie t m o n , Si r i m o r i a u te m v iv e r e ?
i >11 l'on voit que notre formule apparaît ici sous la plume d’un spirifmi/lMc, en tant qu’illustration des excès auxquels aboutit... un spirituallhinr lort exagéré à son propre goût. Demander si cette vie n’est pas la 11Mn l mPme et si la mort n’est pas la vraie vie, cela revient à se livrer, aux s «u ‘ de Clément, à un coupable dénigrement de la chair, cela revient à icr comme un mécréant contre un pan entier de la Création. ( »n trouve aussi chez Origène (185/vers 251), dans le Contra CelHlllin 1 1 VII, § 50), une occurrence de la même formule d’Euripide. Oriir in . pus plus que Clément, n’entend reprendre à son propre compte la 1*1,(111 i|ii’elle semble enfermer: celle-ci constitue, bien plutôt, selon lui, nu i iinncé particulièrement inapproprié touchant la mort du corps et la h#i'c,SMlire préparation à l’au-delà. «Celse, déclare tout d’abord Ori(irin , n'a pas expliqué comment l’erreur accompagne la génération .»27 Clftes, « les prophètes disent qu’un sacrifice pour le péché est offert, llif'iiic pour les nouveaux-nés, parce qu’ils ne sont pas purs de péché»: nullement dit, les prophètes ont justifié le baptême. «Et ils ajoutent: ’l'm etc conçu dans l’iniquité; ma mère m ’a enfanté dans le péché’» |( >ii|tiu! cite présentement le Psaume 50). «N os sages», poursuit-il, •• itut un tel dédain pour la nature des choses sensibles qu’ils qualifient li s corps tantôt de vanité : ‘Car la création fut soumise à la vanité, - non de si ni gré, mais à cause de Celui qui l’a soumise avec l’espérance’ i l'i’in r aux Romains, VIII, 20) ; tantôt, de vanité de vanités, selon le mot de l'Iîcclésiaste: ‘Vanités des vanités, tout est vanité.’» Assurément : « Notre âme a été humiliée dans la poussière » (Psaume 'II, ?,(>). Cent autorités nous délivrent ce même message: «Qui me délivieiii de ce corps de mort?» (Romains, VII, 24). «Ainsi encore: ‘Qui ilHiiNlormera notre corps de m isère?’» (saint Paul encore: Philippiens, III, I ), Autre source néo-testamentaire qu’invoque Origène - les deux
f
'
ftpleurc, dans la L ettre à M énécée (§ 126-127) cite et critique, lui aussi, cette parole Mi ’lhéognis.
1 I hI('l'île, C ontre Celse, VII, 50; éd. et trad. M. Borret, Paris, Éditions du Cerf (Sources chrétiennes), 1969, t. IV, p. 132-133 [= M igne, P atrologie grecque, t. XI, ml
1632],
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Épîtres aux Corinthiens (I Cor. XIII, 12 et II Cor. V, 6 -8 ) : « Tant que nous demeurons dans ce corps, nous vivons un exil, loin du Seigneur; aussi préférons-nous déloger de ce corps et aller demeurer près du Seigneur.» 28 Mais l’Ecclésiaste, conclut-il enfin, jam ais «ne met en doute la dif férence pour l ’âme entre la vie d ’ici-bas et la vie hors de ce monde». Et nulle part il ne dit non plus: «Qui sait si vivre n ’est pas mourir et si mourir n’est pas vivre ? » 29 Et c ’est en quoi le ton pourtant singulier de cet ancien livre ne choque ni le dualisme foncier d ’Origène ni la convic tion du chrétien qui se répète avec constance à chaque heure : memento mori. Enjambons gaillardement près de deux millénaires de pensée chré tienne et tournons-nous tout aussitôt vers un texte dû à Léon Chestov (1866/1938) - auteur qu’on a parfois classé parmi les «existentialistes chrétiens»30. «L a mort», écrivait Chestov à ses fdles, le 13 avril 1921, «est le plus grand mystère et la plus grande énigme. Ce n’est pas sans motif qu’elle a inspiré tant de philosophes, d ’artistes et de saints. Mais non moindres sont les mystères et l’énigme de la vie ; et, au fond, celui qui est passé par la vie peut comprendre ou, plus exactement, approcher le mystère de la mort ». Aussi ne serons-nous pas étonnés d ’apprendre que dans le recueil qu’il intitula: Sur la balance de Job Ha Becax HoBa paru en 1929, le même auteur a fait figurer en exergue d ’une étude ayant pour titre «La lutte contre les évidences (Dostoïevski ) » 31 cette double interrogation qui nous est désormais bien connue : « Qui sait, dit Euripide, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie .»32 - «Platon, dans un de ses dialogues, fait répéter ces paroles par Socrate, le plus sage d ’entre les hommes : [•••] personne ne sait si la vie n ’est pas la mort et si la mort n ’est pas la vie. Depuis les temps les plus reculés, assure L. Chestov, les hommes les plus sages vivent dans cette ignorance énigmatique» (v takom zagadotchnom bezoumii néznania)33. - Après avoir glosé sur ce fait que l’homme ordinaire prétend savoir de science sûre ce que c ’est
28
Origène, Contre Celse, VII, § 50; loc. cit., t. IV, p. 131.
29
Ibid., 1. VII, § 50; loc. cit., t. IV, p. 133.
30
Cf. M ounier (E.), Introduction aux existentialism es, Paris, D enoël, 1946 ; rééd. G al lim ard 1966 : p. 11 et passim .
31
C hestov (L.), Sur la balance de Job [1929], P aris, Flam m arion, 1971, p. 29-97.
32
Ibid., p. 2 9 : K t o 3HaeT, - MoaceT, j k h s h l ecrc> CMepTb, a CMepTb e crb jKH3Hb.
33
Ibid., p. 29.
HISTOIRE D ’UNE FORMULE
47
i|iie la vie, c e q ue c ’e st q ue la m ort, C h e sto v ajoute que l ’ign oran ce n e ' n m (|iie plus tard seu lem en t, à certain s qui y sont préd estin és, à ceu x *|i 11 .mil « c la ir v o y a n ts» , qui ont le « d o n d e d o u b le v u e » , à d es g en s qui 11 n unie Huripide et S ocrate sont « d e stin é s à porter le fardeau sacré de la Mi|Mi‘ine ig n o r a n c e » ...34 Il o p p o se , ain si q u ’il le fit sans c e sse , la certi fiait' et la vérité: la « c e r titu d e » , c e serait la sc ie n c e , la raison ratiociii.mil' du ration alism e p h ilo so p h iq u e ; la « v é r it é » , c e serait au contraire 11 t|ui n ous e st d on n é par la fo i, la q u e lle n e con stituerait, à l ’en croire, ni une so u s-s c ie n c e ni u ne s c ie n c e par défaut. I )o sto ïev sk i aurait p areillem en t fait partie d e ce u x qui reçurent cette « Neconde paire d ’y e u x » 35. Il a « en trev u l ’autre m o n d e » 36. Et la « sig n illi ni io n » d e ses œ u v r es37, c e lle d es Frères Karamazov, c e lle au ssi du Si m vi' d'un homme ridicule, serait d e n ou s faire pressentir q u ’on n e peut | M N "dém ontrer D ie u » , q ue « D ie u est le cap rice incarné qui rep ou sse liMlles les g a ra n ties» 38. « C ’est a u ssi, renchérit C hestov, celle des énigninlu/nes paroles d ’Euripide citées en tête de cette étude»39: et d e citer une lo is d e p lus n os d eu x vers, le sq u els, c o m m e on le voit, ouvrent et i loiurent cet essa i fort h étéro clite co n sa cré à D o sto ïe v sk i, à son œ uvre de visionn aire et aux esp éran ces e sc h a to lo g iq u e s a u x q u elles parvieniieni, selon C hestov, tous ce u x qui, c o m m e l ’auteur d e 1’ Idiot, savent >• .......i re c e q u ’on a p p elle le s é v id e n c e s » 40. 2 7 P asson s m aintenant à l ’étu d e d e c e q ue n ou s pourrions appeler le ill.i|',e scep tiq u e, p uis libertin, v oire m atérialiste q u ’ont ég a lem en t I i i i* derrière eu x c e s d eu x vers si so u v en t cité s. A près H om ère et les nepi sa g es, ont é té « p a r certain s c ô t é s » d es S cep tiq u es X én o p h a n e, Zi non d ’É lée, E m p éd o cle , H éraclite, D ém o cr ite, H ippocrate, A rchiII n 11 h• ainsi qu 'Euripide: c ’est là, du m o in s, c e q u ’au dire de D io g è n e I « h v e (IIe siè c le ap. J.-C .), p rétend aien t certain s sectateurs d e cette inPme é c o le 41. C ette liste fort sin g u lière et c e s a ffilia tio n s b ien h âtives lie d o iven t p oint n ou s surprendre à l ’e x c è s , si l ’on se so u v ien t q ue dans li •. /' rentiers Académiques ég a lem en t, L u cu llu s (et C icéron par son e n lie m ise ) avait a cc u sé le s d isc ip le s d ’A rc ésila s et d e C a m éa d e de '
i ïuv'itov (L.), Sur la balance de Job, op. cit., p. 30.
M Ibid., p. 40. "
Ibid., p. 96.
II
Ib id , p. 97.
tt
Ibid., p. 97.
*
Ibid., p. 97.
* '
Ibid., p. 32.
i l Diogène Laërce,Vïes, IX, 71-73.
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détourner de leur sens premier les propos d ’Empédocle, d ’Anaxagore, de Démocrite, de Parménide, de Xénophane, de Socrate et de Platon luimême, aussitôt que l’un de ces «hommes d’autrefois» en vient à s’écrier quelque part: «tout est plein d’obscurité, nous ne comprenons rien, nous ne discernons rien, il n’est aucune chose dont nous ne sachions quelle elle est», etc .42 En vérité, assure Lucullus, la «chicane d ’Arcésilas» ne peut nullement se comparer à la «réserve pudique» dont tel ou tel de ces philosophes a fait preuve, à l’égard - notamment des données des sens43. Diogène montre aussi avec quelle générosité sans rivages les pyrrhoniens s’étaient confectionné des ancêtres ou des autorités emprun tées: faisant d ’Homère le «fondateur» de leur secte44, «parce que des mêmes choses il a parlé diversement et parce qu’iï ne porte sur rien un jugem ent assertorique» (d n ô ^ a a iç )45, ils avaient donc indifféremment trouvé dans les écrits des grands poètes de la Grèce 46 ou dans telle maxime énoncée par l’un des sept sages47, les indices d’une tradition dont ces illustres prédécesseurs avaient été, prétendaient-ils, les four riers. On apprend ainsi, par exemple, que Zénon aurait, à en croire les sceptiques, fait profession de « scepticisme » en déclarant que « ce qui se meut ne se meut ni dans le lieu où il est, ni dans le lieu où il n’est point»48; qu’Hippocrate, prudent médecin, fut l’adepte d’un doute seyant à la nature humaine49; que Démocrite aurait été, lui aussi, un « sceptique »50, en déclarant « convention que le chaud, convention que le froid; en réalité: les atomes et le vide!»51. Et, dans ce même ordre d ’idées, l’on nous dit que la feinte dubitation d’Euripide concernant la 42
Cicéron, A cadém iques, II, v, 14 (éd. et trad. Ch. Appuhn); in Cic., D e la D ivination. Du Destin. A cadém iques, Paris, Garnier, s. d., p. 367 : abstrusa esse omnia, n ih iln os sentire, nihil cem ere, nihil omnino, quale sit, p o sse reperire.
43
Ibid., II, v, 14 (loc. cit., p. 367) : nec A rcesilae calum nia conferenda est cum D em ocriti verecundia.
44
D iogène Laërce, Vies, IX, 71: xaxtzr\ç Sè rrjç aipéaecoc è v io l acn.v "Ofripov K atàpÇat...
45
I b id .,\X ,l\.
46
Ibid., IX, 72-73.
47
lb id .,\X , 71 : «R ien de trop» (p.r|5èv à y a v ) serait, à ce compte, une devise d ’inspi ration sceptique.
48
Ibid., IX, 72: il s ’agit du frag. DK [29] B 4 (P résocr., p. 292).
49
Ibid., IX, 73: à7to>,uments qui, dans le De la Causa, visaient Aristote. La matière pre mière et les formes substantielles du Stagirite, de même que la lumière incorporelle et les essences séparées des platoniciens, sont l’expression il'une philosophie qui hypostasie des entités purement et simplement li piques, en leur attribuant une existence réelle et transcendante40. '* Platon, Timée, 38c-39e. w Bruno, De immenso cit., v. 1,2, pp. 292-95. ® Ibid., v. 1,2, pp. 310-16. Pour un examen des ressemblances et des différences entre le cosmos de Bruno et celui de Palingène, voir A. Koyré, Du Monde clos à l ’univers infini, Paris 1973, pp. 37-43 ; Ingegno, Cosmologia efilosofia cit., pp. 223-36 ; M. A. (ïranada, Bruno, Digges e Palingenio: omogeneità ed eterogeneità nella concezione dell'universo finito, «Rivista di storia délia filosofia», XLVII, 1992, 1, pp. 47-53.
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ANTONELLA DEL PRETE
Plus important : tout comme La Cena de le Ceneri, le De immenso ne se limite pas à décerner un grand nombre de louanges à Copernic41, mais formule aussi des objections. D ’un point de vue astronomique, en 1591, Bruno n’acceptait pas le troisième mouvement de la terre, voulait abolir la sphère des fixes et pensait que les orbites des planètes se trouvaient toutes à une distance à peu près égale du Soleil, notamment ceux de la terre, de la Lune, de Vénus et de Mercure. Le Nolain avait d’autre part déjà reproché à Copernic de s’être conduit davantage en mathématicien qu’en physicien; mais cette fois, il le considère ouvertement comme l’un de ces astronomes bâtissant leurs édifices sur de vaines hypothèses mathématiques, et essayant d’imposer à la nature des règles géomé triques42: [...] At te vexans intorcta corolla protervo Alque infelici nimium pede torquet, et urget Majores adigens alias in supposituras: Ut geometrando pariter vexeris, ut ii queis Octavam sphæram permultis nona retardat, Inque dies simplex species trepidantior exit, M illia monstra vehens accessus atque recessus43.
7. L’opposition entre la physique d’une part, les mathématiques et la logique de l’autre, trouve sa source au cœur même du monisme de Gior dano Bruno, ainsi que sa tentative pour établir un rapport d’implication mutuelle entre Dieu et l’univers, et faire de la matière la source immé diate des formes. Cette thématique parcourt son œuvre en empruntant deux types de cheminement. Notons, tout d’abord, comment la réflexion initiée par le Cusain sur l’imperfection de notre connaissance trouve son achèvement dans la négation de la circularité du mouvement astral. Ce refus, tout en étant lié à la théorie du mouvement des étoiles élaborée par le philosophe italien - qui fait des astres des êtres animés tendant à leur propre conservation - n’en dépend cependant pas moins directement des fondements de la métaphysique du Nolain : pour être la véritable image de l’Un et l’explication de Dieu, l’univers doit être sujet à un changement perpétuel qui permette à chaque partie de la matière d’assumer progressivement toutes les formes possibles. Tout cela conduit nécessairement à une conception du changement qui exclut non seulement la théorie platonicienne de la Grande Année, mais aussi 41 Bruno, De immenso cit., v. 1,1, pp. 380-89. Pour présenter les théories de l’astro nome polonais, Bruno suit souvent au pied de la lettre le texte du De revolutionibus. 42 Ibid., v. 1,1, pp. 389-98. 43 Ibid., v. 1,1, pp. 390-91.
LA COSMOLOGIE PHYSICALISTE DE GIORDANO BRUNO
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Ici retour des astres aux mêmes positions au bout d’une révolution nnnuelle. Remarquons ensuite, et pour conclure, que le refus d’une explication Indique et mathématique du monde se révèle une thèse capable d’unifier sous une même formule non seulement les critiques adressées à Aristote cl aux partisans du géocentrisme, mais aussi celles qui s’attaquent au philonisme dans la personne de Palingène, ou à l’astronomie mathémaIisiinte dans celle de Copernic - car les objections qui, dans le De immenso, visent ce dernier, sont bien présentées de telle façon à le rap procher, sous certains points de vue tout au moins, des disciples de PtoIdmée.
A n to n e lla D e l P r e te
Scuola Normale Superiore (Pise)
PHILOSOPHES, DOCTES ET PÉDANTS. L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE DANS LA LETTRE DE DESCARTES À L’ABBÉ PICOT Descartes n’aurait jamais écrit ce Traité de l ’érudition1 qu’il avait promis en 1647 à la princesse Elisabeth, même si elle se disait convaini ne que le philosophe était «trop charitable» pour se soustraire à une i liosc qui, à son avis, pouvait être «si utile au publique», surtout après i|tie les objections adressées aux Méditations métaphysiques par 'l'illustres savants eurent montré, dans leur étalage d’arguments mais aussi dans leur manque de raisons, l’écart profond et irrémédiable qui '.'l iait produit entre le savoir philosophique traditionnel et la véritable philosophie nouvelle2. Mais Descartes lui opposait de bonnes raisons: avant tout, son souci d*« animer trop contre (luy) les gens de l’Escole» précisément dans les initiées de la querelle de Leyde et de l’affaire d’Utrecht (YEpistola au IVii‘ Dinet avec le récit de ses démêlés avec les jésuites et Voetius mnontait à 1642; YEpistola ad Voetium avait été publiée en latin et en llamand en 1643, et son apologie au Magistrat d’Utrecht est datée de |tim 1645 et de février 1648)3, «& ie ne me trouve point en telle condi tion lui confiait-il - que ie puisse entièrement mépriser leur haine ». Il 1
A propos de «la vraye Logique» de Descartes, Baillet rappelle que le Père Rapin ■ 1itique comme telle, et de la légitimité de toutes les formes de gou vernement des hommes, mais les atteintes au principe monarchique, et A ses multiples justifications idéologiques, y compris (et surtout) les plus contemporaines, n’en sont pas pour autant affaiblies. Elles sont ■amplement rendues moins apparentes.
1631. Silhon, dans ses écrits, ne prend aucune position tendant visiblement au libertinage, bien au contraire, quoi q u ’il soit en contact direct avec la culture libertine. Mais, précisément, je ferai volontiers cette contradiction stigmatisée par Balzac, une caractéristique commune des gens de lettres de cette génération, à laquelle appartient Le Vayer, qui répond à une situation sociale, politique et culturelle objec tive, où l’autonomie de l’écrivain, comme l’ont montré A. Viala et Ch. Jouhaud, ne peut s ’affirmer qu ’au prix de l ’acceptation simultanée d ’une subordination sociale m'erue.
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BENE VIXIT, QUI BENE LATUIT Le Vayer met en place dans ce texte un dispositif argumentatif visant à montrer en effet le fonctionnement des procédures de simulation et de dissimulation politiques, par lesquelles le pouvoir s’exerce, en faisant croire d’abord à sa capacité d’une exacte maîtrise des hommes et des situations, là où œuvrent surtout le hasard et la coutume, la conjugaison d ’événements imprévus et de pratiques routinières. Simulation et dissi mulation politiques se réduisent, pour celui qui n’est pas dupe - le déniaisé du jeu sable et dérisoire, plus voisin de la comédie, voire de la farce, que de la grande tragédie héroïque. Cette position est celle d ’une subjectivité critique en retrait de l’ac tion sociale et politique, et qui affirme son autonomie intellectuelle et morale dans l’adoption de cette distance critique. Ainsi Le Vayer est-il à la fois au plus proche et au plus loin de ceux de ses amis qui, comme Naudé (modèle de Télamon)8, présente une conception de l’individua lisme libertin volontiers engagé dans l’action ou, faute de mieux, investi dans la production de simulacres rhétoriques et théoriques des pratiques politiques du secret, des stratagèmes et des coups d’État9. De Naudé, Le 8
9
Naudé lui-même atteste de cette référence, en utilisant le pseudonyme de Télamon dans sa correspondance, bien que cette signature semble inspirée par le personnage du dialogue. Cf. les L ettres d e G abriel N audé à Jacques Dupuys - 1632-1652, éd. P. Wolfe, Alta Press, U niversity o f Alberta, 1982 (plusieurs lettres de 1640 sont signées Télamon). Pour autant, on ne saurait simplement identifier Télam on à N audé: son rôle dans le dialogue est de soutenir des positions auxquelles réagit Orontes, et pour rem plir cette fonction, Le Vayer n ’hésite pas à lui faire défendre successivement des options opposées: il fait d ’abord l’éloge de la science et de la vie politique, pour ensuite, après le long exposé d ’Orontes, chanter les louanges de la vie rustique (rôle fort peu naudéen au demeurant); revirement complet qu’Orontes va pour finir corriger, en prenant le partie de la solitude citadine et sur tout d ’une vie consacrée à la lecture et à l ’étude. De sorte qu’on ne peut certes pas réduire le dialogue à un combat régulier de Le Vayer contre Naudé, et le fait que l’on ne retrouve ni le ton, ni le style, ni la fine pointe théorique des idées politiques de l’auteur des C onsidérations n ’engage nullement la mauvaise foi ou la mécompréhension du dialoguiste. Au contraire, il est possible de retrouver des éléments de la pensée naudéenne dans les propos mêmes d ’Orontes. Ce qui, globalement, n ’em pêche pas les deux auteurs de défendre en effet des positions à l’égard du savoir et du pouvoir politiques entièrem ent différentes et mêmes inconciliables. Sur la forme dialogique, voir Bernard Beugnot, «L a fonction du dialogue chez La M othe Le V ayer», in Le dialogue, gen re littéraire, CAIEF, n° 24, mai 1972. De Gabriel Naudé, voir surtout les C onsidérations politiques su r les coups d ’É tat (1639 et 1667). On se reportera aux deux éditions récentes: éd. Louis Marin, Paris, Les éditions de Paris, 1988 (précédé de Louis Marin, P our une théorie baroque de l ’action politiqu e ); éd. Françoise Charles-Daubert, Hildesheim, Olms, 1993. Pour l’interprétation évoquée ici, outre le texte de Louis Marin précité, je me permets de
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE
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Vayer est ici au plus loin par sa dévalorisation de la science et de l’ac tion politiques, sa destitution de la «prudence» au profit de la fortune, et son mépris à peine voilé pour les ruses et violences d ’État, mais il en reste au plus près par le regard distancié et démystificateur qu’il porte sur les arcana imperii et, dans cette distance, par l’affirmation d ’une subjectivité souveraine et souverainement critique. Ce travail critique sur la science et l’art politique conduit par l’ins tance subjective souveraine, montre chez Le Vayer - là encore finale ment proche de Naudé - qu’il est impossible de considérer le partage effectué entre le privé et le public, comme une simple séparation des deux sphères, au sens où le particulier renoncerait à toute analyse, dis cussion et mise en cause des pratiques politiques, obéissant comme telles légitimement au secret ou raison d ’Etat, et recevrait au prix de ce renoncement la garantie d’une quiétude privée et d’une liberté du for intérieur (que l’autorité religieuse, elle, persiste à ne pas reconnaître). La lecture de ce dialogue critique sur la politique, comme celle des Considérations de Naudé, fait en effet suffisamment apparaître que les déclarations récurrentes, selon lesquelles il n’est pas du droit, ni des compétences des particuliers - pour lettrés qu’ils soient - , de traiter de politique, sont contredites par le texte même qui les énonce. La stratégie libertine use, en fait, de la dénégation et de la prétérition : tout en décla rant par exemple solennellement que son enquête s’arrête aux marches du temple, le libertin - et Le Vayer plus que tout autre - y pénètre par effraction pour commettre ses actes sacrilèges. Lorsqu’un Naudé évoque les cabinets des princes dans les termes du sacré, c’est encore pour adopter la posture du profane indiscret, qui assiste aux mystères et les révèle au public des curieux de politique10. Différemment, parce (|u’il ne partage pas la fascination naudéenne pour le sublime noir du coup d ’Etat, mais semblablement, parce qu’il s’appuie sur le même contact fortuit du simple particulier au monde de l’action politique, Le Vayer se sert du partage entre le privé et le public, à la fois pour désigner le lieu protégé, secret, assigné au moi, et se permettre des incursions ilémystificatrices dans les lieux de l’exercice du pouvoir et de sa mise en scène.
renvoyer à mon propre article : Gabriel Naudé, L es C onsidérations p olitiqu es su r les coups d 'E ta ts : une simulation libertine du secret politique? Libertinage et P hiloso phie au XVIIe siècle, n° 2, 1997, p. 105-129. Pour une tout autre interprétation du rapport Le Vayer / Naudé dans le D ialogue traitant de la politique sceptiquem ent, voir, dans le même recueil, R. Dam ien: Naudé chez La Mothe Le Vayer: le cas du personnage de Télamon ou le conseil entre douceur et érudition, p. 91-104. 111 J'ai développé ce thème dans l’article cité supra.
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On peut constater d’ailleurs que la manière même de concevoir la retraite privée engage chez Le Vayer une relation au « public » qui est bien loin d’être simple et pacifique, et c’est dans cette tension, ce conflit larvé, cette menace permanente, que le moi creuse et maintient jalouse ment son propre secret. Dans le dialogue D e la Vie privée, du premier recueil, à travers une paraphrase de Sénèque et de Montaigne, Le Vayer écrit ces mots : «bene vixit qui bene latuitu. Mais pour ce que cette envie publique poursuit les hommes de bon sens jusque dans leur retraite, il faut imiter, dit Sénèque, ces animaux qui effacent les marques de leur repaire, gâtant les traces, et confondant les vestiges par lesquels ils y sont arrivés»12. Les hommes «de bon sens», c ’est-à-dire ceux qui pour Le Vayer n ’ont pas «le sens com m un»13 et qui, pour cette raison même, sont victimes de « l’envie publique», doivent effacer les traces qui conduisent à leur repaire. Il s’agit bien, pour le libertin, de protéger le privé du public, et d ’abord de constituer une sphère privée inaccessible au public, en gâtant les empreintes qu’il laisse dans son mouvement de retraite, et que la part «envieuse» et malveillante du public ne man quera pas de suivre, pour le débusquer. La position du philosophe est celle du repli et de la protection individuelle, rendus nécessaires par la menace de la persécution. Il faut alors être conséquent: si le libertin estime nécessaire de développer une stratégie de défense, c’est bien qu’il a la conviction d’attenter gravement par sa vie et ses écrits à l’ordre dominant des choses et des pensées. Il faut d’ailleurs développer les implications de cette comparaison de l’homme de «bon sens», dans ses rapports au «public», avec l ’animal pourchassé: le libertin gagne son refuge privé par des chemins publics et c ’est pourquoi il lui faut effacer consciencieusement toutes ses traces à l’approche de sa tanière. Ses voies sont d’abord celles de la parole et de l’écriture, publiques et communes par nature qui, avant de brouiller les signes, lui servent à conduire ses lecteurs jusqu’aux abords de sa retraite, pour les y perdre. Ainsi, dans cet autre des Dialogue à l ’imitation des Anciens, Le Vayer ne se contente-t-il pas d’opposer la vie privée à la vie publique, à l’ac tion politique, que le « sage » s’emploiera consciencieusement à fuir, ou du moins par rapport à laquelle il prendra la plus grande distance, mais il y va aussi, du même coup, des stratégies propres à l’écriture libertine qui brouille et efface après elle - en elle donc - , les pistes qui condui 11
«Il a bien vécu, celui qui s’est bien caché», Ovide, Tristes, III, iv, 25, devise liber tine par excellence, qui fut aussi celle de Descartes. 12 Ibid., p. 136. Le Vayer renvoie à l’épître 69 de Sénèque. 13 Cf. le P etit traité sceptique su r cette comm une fa ço n de parler, n ’a v o ir p a s le sens comm un, Œ uvres, t. V, partie II.
LA MOTHE LE VAYER, LIBERTINAGE ET POLITIQUE
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sent au lieu retiré de la subjectivité critique. Ce lieu, tout aussi bien, est celui à partir duquel le privé instruit le procès du public, ou du moins en dénonce toutes les aberrations et les inepties. Dans la même page, appalaît d’ailleurs, de manière incidente, l’injonction libertine par excel lence: «ne laissez pas pénétrer votre secret» (ibid.). La portée de l’in jonction du secret privé, du secret du privé, est ainsi indissolublement morale, politique et plus proprement encore métaphysique, comme semble le montrer le Dialogue traitant de la politique sceptiquement, qui porte en exergue une sentence grecque d’inspiration épicurienne, clans laquelle on peut voir une invitation à la plus scrupuleuse dissimu lation14.
SU STIN E E T A B S T IN E S C E P T IC E 15
Le scepticisme de la démarche, annoncé dans le titre du dialogue, comme dans presque tous les textes de Le Vayer, au nom de la cohé rence méthodologique de la voie pyrrhonienne elle-même, semble pourtant interdire par avance de telles issues, qui tendent bien à l’affir mation et à la négation: l’affirmation de la souveraineté individuelle et lu négation de la souveraineté du politique. Il s’agit en effet, apparem ment, selon la stratégie de prédilection de Le Vayer, d’envisager la science et l’art politique selon la méthode dubitative et non résolutive du scepticisme; cette démarche suspensive ne semble pas a priori per mettre d’introduire légitimement une critique allant au-delà de la constatation d ’une neutralisation réciproque des opinions adverses16. Mais, comme l’indique la disposition même du titre accompagnée de la sentence grecque, le scepticisme de Le Vayer, en politique comme en lout autre domaine, doit être compris dans le cadre d’une pensée de la dissimulation. M Lathe biôsas, kai apobiôsas: «C ache ta vie et ta mort». Cf. Érasme, Ex Plutarcho versa (éd. A. J. Koster), chap. VII : Lathe biôsas id est sic vive ut nem ote sentiat vixisse [Mor. VI, 2,11 2 8 A -1130], O péra Om nia, Amsterdam, 1977, IV, 2. 11 « Souffre et abstiens-toi sceptiquem ent». Cette sentence clôt le D ialogue su rl'o p iâ treté, précédant im médiatement le D ialogue traitant de la politiqu e sceptiquem ent. Elle est l’appropriation sceptique d ’une formule maîtresse de la morale stoïcienne (sustine et abstine). Mais interprétée en sceptique ou (et) en stoïcien, elle contient au XVIIe siècle l’injonction de la dissimulation. Cf. par exemple le Bréviaire des p o li ticiens attribué à M azarin: «L es anciens disaient: Souffre et abstiens-toi. Nous disons: Sim ule et dissim ule». " Sur le scepticisme de Le Vayer, outre les travaux de S. Giocanti et D. Taranto cités infra, voir Frédérique Ildefonse, «L ’expression du scepticisme chez La M othe Le Vayer», Corpus, n° 10, 1989-1, p. 23-40.
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Ce scepticisme est la pièce centrale d ’un éclectisme doctrinal reven diqué comme tel, mais les autres doctrines exploitées par Le Vayer, en particulier le stoïcisme et l’épicurisme, souvent pliées, forcées en direc tion du scepticisme, ou sont convoquées pour leurs contradictions comme faire-valoir du scepticisme. Cependant ce scepticisme lui-même est moins chez lui une fin qu’un moyen, un dispositif doctrinal propice à la dissimulation libertine, une arme du soupçon et de la défiance mal veillante ; non une méthode conduisant à la suspension du jugem ent et à l’ataraxie (c’est pourtant ce qu’il déclare, et il utilise abondamment les ressources de l’argumentation sceptique, surtout, comme il a été mon tré, le dixième trope d’Aénésidème: de la diversité et de la variété des mœurs et des opinions)17, mais l’argumentaire sceptique est mis au ser vice d’une stratégie du soupçon, qui dispose insidieusement le lecteur à une attitude négative et non pas suspensive, dont on verra quelques exemples. Cette négativité foncière n ’est pas toujours facile à appré hender, parce que l’adoption du relativisme sceptique semble se faire au profit d’une attitude conservatrice, fidéiste, loyaliste et, sur le plan cul turel et scientifique, carrément rétrograde (on a souvent reproché l’ar chaïsme de la langue, des formes et du style de Le Vayer, son refus pré tendu de la science copemicienne18, etc.). Mais il s’agit d’une posture artificielle, parce que cet attachement de circonstance, dans tous les domaines, à l’opinion commune ou pédantesque, est sans cesse contre dit par la technique d’opposition sceptique, utilisée non pas pour barrer la route à toute nouveauté, ni pour suspendre frileusement le jugement, mais bien plutôt pour saper la crédibilité même des opinions «vul gaires» et nourrir l’incroyance et l’incrédulité. Et il me semble que cela peut être montré en politique comme en matière de morale, de religion, d’options culturelles ou de convictions philosophiques. Contre le dogmatisme politique de Télamon, voilà comment Orontes déclare d’abord son scepticisme au début du dialogue : « mes sentiments intérieurs [...] sont encore plus pyrrhoniens, peut-être, que vous ne les vous êtes imaginés, principalement quand on me veut convaincre, et comme accabler des opinions généralement reçues, et de ces puissantes autorités dont vous vous êtes servis contre moi »19. Ce pyrrhonisme des «sentiments intérieurs», est d ’abord présenté comme une arme défen sive, pour résister efficacement à la charge des opinions communes et 17 Cf. J. Beaude, « Amplifier le dixième trope, ou la différence culturelle comme argu ment sceptique», Recherches su r le XVII' siècle, tom. V, 1982, p. 21-29. 18 Voir à ce sujet les importantes mises au point de G. Paganini, in art. cit. 19 Ibid., p. 389.
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îles arguments d’autorité20. De sorte qu’il est d ’emblée utilisé pour proii j'.er un for intérieur menacé par l’opinion et l’autorité, et qui éprouve mi liberté, voire se constitue dans cette résistance à la conviction. Mais ce traitement pyrrhonien de la politique est tout autant offensif : lu science politique « n ’a aucune de ses raisons d’État si certaine, qui n'.lit sa contre-raison, ni maxime si bien prise et si étendue, qui n’ait son milimaxime; dont je puis parler d ’autant plus hardiment, que j ’ai pris plaisir à m ’ébattre quelques fois sceptiquement sur ce sujet»21. Le trai tement sceptique permet les «hardiesses» et «licences» d’écriture; il donne libre cours à ce que Le Vayer nomme précisément sa main généleuse ou libertine22. Le scepticisme, fortement revendiqué, subit en cela une inflexion notable: il fournit le prétexte mais aussi les instruments de lu licence», de la «générosité» et de « l’affranchissement» de l’esprit. Ainsi peut-on à bon droit soupçonner Le Vayer, pour une part au moins, tic sc servir de la méthode d’opposition et des tropes sceptiques pour engager et protéger son entreprise de démystification et de désillusionncinent. Mais, même ainsi considéré, selon la logique du soupçon mise ru place par Orasius Tubero (pourquoi ferions-nous confiance à la pro fession de foi pyrrhonienne, plus qu’à la profession de foi chrétienne, dont elle est du reste indissociable?), ce libertinage reste sous l’emprise du pyrrhonisme23: il est à la fois porté et contenu par lui, parce qu’il est Ibid., Il s’agit toujours pour Le Vayer de «résister à l ’air contagieux qu’on respire dans la conversation des hommes de ce siècle», P roblèm es sceptiques. 11 I’. 399-400. La conclusion du développement antipolitique est ainsi formulée par Orontes: «Voilà Télamon, comme procédant sceptiquement dans votre belle poli tique, j ’y ai trouvé toutes choses, et celles mêmes qui passaient pour les plus certnines et arrêtées, pleines de doutes et d ’irrésolutions. Si mon discours vous a paru plus étendu que vous ne vous étiez promis, je m ’y suis trompé aussi bien que vous, m’étant laissé emporter par un désir de vous justifier mes sentiments et ma vie, et de vous prouver que cette prétendue science d ’État, dans laquelle beaucoup font tant des suffisants, n’a aucun de ses principes si certains, que la moindre rencontre d 'a f faire, le moindre accident de fortune, et la moindre diversité de temps n ’ébranle aisément; ni aucune thèse ou proposition si constante, sur laquelle avec une fort petite contention d ’esprit on ne forme aisément une antithèse, et une sentence du lout opposée ou contraire», ibid. , p. 440-441. Cf. également Du gouvernem ent p o li tique: «parcourez toute la politique, vous y trouverez partout de quoi former de semblables antithèses; et je suis fort trompé si de grand docteur que vous êtes en l'ette science, vous ne devenez à la fin un excellent douteur», in P etits traités, lettre n" 140, Œ uvres, t. VII, IIe partie, p. 157. 1 le ttr e de l'auteur, au début des premiers D ialogues fa its à l ’im itation des Anciens...
Voir supra, le passage cité en exergue. '
( T. S. Giocanti, «L a M othe Le Vayer: modes de diversion sceptique», m Libertinage et Philosophie au XVIIe siècle -2- La M othe Le Vayer e t Naudé, Publications de I' Université de Saint-Étienne, 1997, p. 32-48. S. Giocanti montre que Le Vayer est
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tributaire de ses techniques propres d’indécision et d ’incertitude. L’ins trumentalisation des procédures sceptiques, les libertés et trahisons dont Le Vayer fait preuve dans cet usage, parce qu’elles ne sont finalisées par aucune alternative théorique, mais travaillent au sein même de la voie dubitative, et en produisent en fait une version originale, fortement mar quée par son inflexion ironique et négative. Si le pyrrhonisme est luimême affecté par le soupçon, si ses concepts fondamentaux et ses pro cédures propres sont pervertis, c ’est de l’intérieur même, comme si le discours sceptique était rongé par le vers de la licence et de la dérision. On a pu montrer la manière insidieuse dont le scepticisme de Le Vayer considère les phénomènes de la vie religieuse24. Lorsque, par exemple, le libertin poursuit un parallèle entre les oracles des païens et les prophéties de la vraie religion, c’est pour aller bien au-delà de la neu tralisation isosthénique, puisqu’il engage son lecteur à rejeter les phé nomènes divinatoires «comme des fourberies, ou des manies et des ren versements d’esprit», au moins pour les oracles profanes25. Mais la transposition aux prophéties bibliques est dès lors inévitable26. Comme le remarque justement G. Paganini, il n ’est alors même pas besoin de « à la fois un libertin et un sceptique», ibid., p. 48. « Il serait injuste de dire que Le Vayer se fait libertin sous couvert d ’une diversion sceptique: il est sincèrement sceptique, mais au même titre qu’il est libertin, ce qui autorise des écarts que l’on peut considérer comme subversifs, dans la mesure où ils encouragent à faire des détours par le vice pour découvrir la vertu, par l ’ignorance et la folie, pour décou vrir la science et la sagesse», ibid., p. 40. Mais la finalité de ces écarts subversifs est-elle vraiment celle qui est annoncée (découvrir la vertu, la science et la sagesse)? S. Giocanti fait d ’ailleurs bien apparaître que Le Vayer pratique la «diversion» pour elle-m ême et qu’il y a une sagesse de la diversion sceptique: « L a pratique dyna mique de l’isosthénie sceptique promeut un art de rebrousser chemin, de se rétrac ter, qui est une manière commode pour, tout en démentant les opinions extrava gantes qui viennent d ’être exposées furtivement et négligemment, les présenter néanmoins de manière détournée à l’appréciation d ’un lecteur que Le Vayer feint de ram ener in extrem is sur le droit chemin, par un brusque détour de son attention vers des thèses plus orthodoxes», ibid., p. 38. Cf. surtout, du même auteur, la thèse de doctorat: D e la m isologie à la ph ilologie sceptiqu e: étude su r le scepticism e m oderne à p a rtir d e la lecture des œuvres de M ontaigne, Pascal, La M othe Le Vayer
(Rennes 1 , 16 janvier 1998). 24 Cf. en particulier R. Pintard, op. cit., p. 505-538. 25 D es oracles, P etits traités en form e de L ettres écrites à diverses person nes, lettre CVI, t. VII, p artiel, Œ uvres, t.II. Mais cf. d ’abord le D ialogue su r le su jet de la d iv i nité, in D ialogues fa its à l ’im itation des Anciens. 26 Cf. R. Pintard, op. cit., p. 533: «G râce à sa science de l’antiquité, il étend mainte nant aux récits de l’histoire sainte ou de la tradition ecclésiastique, par un entrelace m ent astucieux d ’allusions et de jugem ents, le discrédit dans lequel tous les hommes pieux qui l’entourent tiennent la mythologie ou l’histoire fabuleuse du monde clas sique ».
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recourir à un art d’écrire entre les lignes «pour percevoir dans les volutes par trop baroques du raisonnement de La Mothe les traces d’une altitude démystifiante assez claire, parfois aussi cinglante, et qui s’étend bien au-delà des limites qu’elle prétend vouloir respecter»27. Ainsi, selon les catégories mises en place par le libertin, le discours oscille-t-il entre le «pyrrhonisme tout pur» des auteurs païens et le pyrrhonisme circoncis» par le christianisme dont il se réclame et qu’il dément tout en même temps. Mais cette oscillation, où sont montrées toutes les fai blesses des corrections chrétiennes de l’ancien pyrrhonisme28, se fait au profit d ’une nouvelle forme de scepticisme, foncièrement impure. Impure non parce qu’elle glisserait subrepticement en faveur d’un dog matisme larvé - comme le fait fatalement le pyrrhonisme chrétien lorsqu’il se rabat sur la révélation, les dogmes et l’autorité des Pères et des ( ’onciles— , mais parce qu’elle multiplie les raisons de nourrir le soup çon d ’une commune fausseté des opinions opposées, et tout particulièrcment de celles qui nous sont les plus familières et communes. De sorte i|ue la démarche critique ne s’arrête pas à 1’épokè, quoi qu’en dise l'au teur lui-même, mais poursuit un travail de démantèlement effectif, qui ne conduit donc pas non plus à l’équilibre isosthénique et à la quiétude •itaraxique, mais plutôt à l’entretien de déséquilibres permanents à tra vers la fausse symétrie des arguments, les parallèles insidieux, etc., motifs d’une dérision tantôt amusée, tantôt chagrine. Toutes ces considérations sur l’usage du scepticisme en matière de idigion peuvent être transposées au domaine politique. Dans le D ia logue traitant de la politique sceptiquement, l’invocation et l’usage du scepticisme permettent à la fois d’étendre et d’atténuer la portée polé mique des propos d’Orontes. Pourtant ils ne suffisent pas à expliquer l'étrange perplexité que l’on peut concevoir à leur sujet. Celle-ci me semble d ’abord suscitée - et c ’est un trait commun aux deux recueils de dialogues - par un décalage savamment entretenu entre la forme du dis cours et son fond, un aspect inoffensif, souvent même anodin, et les audaces sidérantes du contenu. Celles-ci n’apparaissent en fait vraiment t |tie si l’on veut bien prendre la peine de revenir sur ses pas, et si l’on ne
G. Paganini, « ‘Pyrrhonism e tout pur’ ou ‘circoncis’? La dynamique du scepticisme chez La M othe Le Vayer», in Libertinage et Philosophie au XVIIe siècle -2- La Mothe Le Vayer e t N audé, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1997 (p. 731), p. 30. w Cette oscillation est exam inée par G. Paganini, qui conclut cependant qu’on ne sauruit ramener la recherche de Le Vayer «entièrem ent à l’un ou à l’autre de ces deux pôles», art. cit.
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se laisse pas entièrement distraire par un riche dispositif de diversion29, qui n ’est pas étranger et surajouté à cette pensée, mais qui porte bien en lui de puissants effets de subversion : l’accumulation des références éru dites, des apophtegmes, maximes ou proverbes en langue grecque, latine, italienne ou espagnole, le ton égal, un peu badin, un peu évasif, qui évite soigneusement tout effet dramatique, au risque parfois d’une certaine fadeur, la sinuosité des arguments, etc. Cependant, sans avoir à lire entre les lignes, en s’arrêtant simplement sur le sens littéral de ce qui est énoncé, l’audace, et même l’insolence proprement démystificatrice d ’Orontes en matière politique est étonnante. Celui-ci s’emploie en effet, consciencieusement, à déconsidérer non seulement la prétendue science politique, mais les pratiques des acteurs politiques, et jusqu’à la chose politique elle-même sous toutes ses formes, en tant qu’il accuse de réduire le genre humain en servitude. Mais surtout, il ne s’en tient pas à ces généralités, car il descend ensuite au particulier, pour s’en prendre longuement au monarque absolu, puis aux favoris et ministres d ’État. Certes on trouve les éloges, d’ailleurs très rapides et convenus, de Louis XIII et de Richelieu, mais ils introduisent la critique de la politique incarnée par le roi et son cardinal-ministre. Toutes ces idées sont for mulées à travers de multiples citations, anecdotes, exemples histo riques, qui disséminent l’attention et réduisent la tension, et elles sont accompagnées de rétractations sceptiques, mais leur énoncé proprement dit est finalement sans détour, clair, net et précis.
POMPE ET PARADE, ROUTINE ET CHICANE Le dialogue commence de manière presque anodine, par quelques escarmouches entre Télamon, défenseur inconditionnel de la science politique et promoteur d ’une vie vouée aux affaires, et Orontes, qui se pose en partisan de la vie privée et tâche de montrer, par d’habiles contorsions, que non seulement les épicuriens, dit-il, mais tous les phi losophes dignes de ce nom, ou presque, « se sont moqués comme [lui] de toute votre belle Politique»30, et ont refusé tout investissement dans les affaires publiques, au profit du repos et de la retraite. Jusque là, cette opposition tranchée se confond presque avec l’opposition traditionnelle de la vie active et de la vie contemplative. Cependant, à mieux y regar der, la dépréciation philosophique de la politique elle-même, comme réalité pratique, est poussée très avant : ceux qui excellent en politique 29 Cf. S. Giocanti, art. cit. supra. 30 Ibid., p. 389.
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ont généralement une capacité «toute restreinte dans l’usage et dans la routine», et ce sont eux qui «en possèdent moins la science». Les phi losophes, par contre, qui ont traité de politique, l’ont fait pour la plupart par divertissement spéculatif, c ’est-à-dire qu’ils ont envisagé dans la généralité et l’abstraction des «idées» de gouvernement, et «il y en a fort peu, qui se soient voulus abaisser jusques au maniement des affaires publiques», règne de la fortune, du particulier et de la contingence31. De sorte que les philosophes qui traitent de politique, pour la plupart lais sent de côté la réalité politique elle-même, et forgent, par divertisse ment, des chimères spéculatives, comme Platon avec sa République, More et son Utopie, Campanella et sa C ité du Soleil ou Bacon et son île de Bensalem32. «A un esprit qui connaît les choses solides», «ces inté rêts d’État» et «ces chansons politiques» sont choses vaines, et les hommes dans les emplois lui paraissent dignes de pitié plutôt que d ’en vie33. Et ceux qui, comme le Cardinal d ’Ossat, ou Paolo Sarpi, se sont adonnés aux affaires malgré leurs bons esprits, l’ont fait parce qu’ils Higeaient « les occupations des hommes également vaines»34. Mais le propos d’Orontes devient tout à coup assez stupéfiant: il réfute d ’abord l’injonction de mourir pour la patrie, seulement justiIlable, dit-il, pour «des Républiques imaginaires comme celle de Pla ton», et il s’emploie ensuite à retourner l’accusation de Télamon, sui vant laquelle le «mépris de la politique était nécessairement suivi du malheur des peuples, et d ’une calamité publique»35. En fait, est-ce bien la politique qui cause le malheur des peuples et les calamités: rien n ’a «jamais été si préjudiciable au genre humain que ces belles Polices, qui ont causé les guerres, les tyrannies, les pestes, les famines, et générale ment quasi tous les maux que nous souffrons»36. Pire encore, «en mille laçons [elles] ont jeté les fers aux pieds à cette belle Liberté Naturelle, dont la perte ne peut recevoir compensation »37. "
Ibid., p. 392.
11
Ibid., p. 390.
” Ibid., p. 391. ’4 Ibid., p. 394. Le Vayer cite en italien une lettre de Sarpi (à Jacques Badoer, 1609), qui n’était pas publiée, cf. Taranto, ibid., p. 65. Sarpi est pour les libertins (cf. en particulier Naudé), une grande figure de la rébellion contre le pape et des efforts latitudinaires, mais aussi le «libre» citoyen d ’une république (Venise). " Ibid., p. 396-397. ,'1 «Q uoique peut-être, ajoute-il, elles aient été introduites à une fin toute différente», p. 397. On notera combien le «peut-être» affaiblit la supposition de bonnes institu tions politiques corrompues par succession des temps. 1 On est très près ici d ’un D iscours d e la servitu de volon taire de La Boétie, où se trouve le même m otif de la liberté naturelle, à laquelle met fin l’institution du poli-
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La critique porte ensuite sur ce que Télamon nomme la «science Politique» et principalement les «traités portant pour titres, Raisons d ’État, ou Maximes d’État », qui ont la prétention d ’être à la politique ce que les éléments d ’Euclide sont à la géométrie38. Plus que toutes les autres sciences, elle est «dans la pompe et la parade» et «tout ce faux éclat, et cette fastueuse montre ne peut tromper qu’un peuple igno rant»39. La science politique est en fait une pure simulation de science ; c ’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement une science de l’imposture, mais d’abord une imposture scientifique, et elle s’impose sur les autres corps de savoir, avec sa prétention d ’hégémonie architectonique que Télamon ne se fait pas faute de rappeler40, de la même façon que l’homme de pouvoir s’impose lui-même, c ’est-à-dire précisément par la pompe et la parade, et la littérature des maximes et des raisons d’État est l’un des principaux dispositifs de cette parade trompeuse. La science des raisons et maximes d’État est d’abord illusoire par nature, par la nature même de son objet, où le général et l’universel sont perpétuelle ment démentis par le particulier, de sorte qu’il n’y a pas de raison d’É tat qui n ’ait sa «contre-raison» et de maxime qui n’ait son «anti m axim e»41. Qu’est-ce donc que cette science qui affirme tout et son contraire? Une simulatrice arrogante, s’il est vrai que l’arrogance consiste d’abord à faire montre de qualités dont on est dépourvu, et - à ce titre - elle est a fortiori une vile dissimulatrice, d’abord en ce qu’elle s’emploie à occulter ses contradictions, mais surtout parce qu’elle affecte la dissimulation elle-même, en la présentant comme l’une des principales vertus politiques, et en ventant l’art politique comme le grand art des arcana imperii. Autrement dit, cette dissimulation osten tatoire, en faisant croire à l’existence de secrets d ’État impénétrables, dont les acteurs politiques seraient à la fois les maîtres et les gardiens, est une pure mystification, analysée et dénoncée par Orontes, qui décrit l’alternance de la «gravité sentencieuse» avec laquelle les politiques prononcent «leurs axiomes» et cette «mystérieuse tacitumité» «lors-
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tique. Mais ce thème circule dans la littérature libertine liée à l’épicurisme. Cf. par exem ple le D iscours su r ce qu 'on a ppelle ph ilosoph e chrétien, La lettre clan des tine, n° 4, 1996 et, un peu plus tard, le Theophrastus Redivivus, VI, 3, première édi tion, G. Canziani et G. Paganini, 2 vol., 1981, vol. 2, p. 850, sq. Dans une longue et note au texte du Theophrastus les éditeurs citent très opportunément, entre autres textes, La Boétie et le passage de Le Vayer, ibid., p. 855-860. Ibid., p. 395. Ibid., p. 397. Ibid., p. 387. Il renvoie au célèbre passage d ’Aristote, Éthique à N icom aque, I, 1, 1094 a. Ibid., p. 399.
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qu’ils font mine de supprimer par leur silence les fatalités de l’État»42. Or que cache ces paroles oraculaires et ces grands airs de mystère? Hé bien précisément rien, ou pas grand chose. Orontes le sait par expé rience, car il a maintes fois côtoyé ces hommes de grande suffisance, et il a pu les jauger et juger selon leurs mérites43: «puisque je vous puis parler ici non seulement de seul à seul, mais qui plus est, d ’ami à ami, je vous dirai librement que m ’étant soigneusement approché (et avec grand respect d’abord) de quelques uns de ceux que je voyais être en réputation de plus de suffisance, et d’avoir le plus de connaissance des Destinées de l’Europe, après les avoir assez étudié pour les reconnaître, je m ’aperçus aisément qu’hors je ne sais quelle routine de cabinets, je ne sais quelle chicane d’État, ils ne possédaient rien au fond, où une très médiocre capacité ne put atteindre, et dont un esprit autre que commun, exempt d ’ambition et d ’avarice, ne dût faire un fort grand mépris.»44 Notons d ’abord que la procédure adoptée d’énonciation, typiquement libertine, est assez remarquable : si Orontes se permet une telle liberté de parole, c’est parce qu’il parle à Télamon, de «seul à seul», et «qui plus est, d ’ami à ami». Le lecteur est ainsi mis en position d ’assister fortui tement, sans y être convié, au conciliabule privé. Il se trouve par rapport au secret libertin dans une situation semblable à celle du particulier pro fane confronté aux sacrés mystères de la politique: mais alors ce secret, au contraire du secret mystificateur des traités de la raison d’État ou des recueils de maximes d’État, est celui d ’une définitive démystification du secret politique. En effet: routine et chicane, voilà à quoi se ramène le tout de cet art sublime qui prétend présider aux destinées des hommes. En fait, le talent majeur des politiques est de faire passer cette médiocre routine de cabinet, à laquelle se réduit finalement le secret politique, pour la célébration de profonds mystères. En ceci le secret politique est bien d’abord une fiction de secret, un secret fictif: là encore Le Vayer s ’oppose non seulement à la littérature de la mystifica tion politique proprement dite, qui célèbre les mystères divins de l’État, mais aussi, à travers Télamon, à ceux qui, comme Naudé, tout en pro duisant une analyse technique (et comme telle nécessairement démystiI icatrice) des procédures du secret politique, préjugent des capacités pi udentielles des acteurs politiques, et avouent leur fascination pour les urnps d ’État, compris comme les fruits d’une prudence extraordinaire qui élève l’art politique jusqu’au sublime. Dans ces événements extra « Ibid., p. 398. 41 II est fort probable que Le Vayer se réfère ici à tout ce qu’il a pu apprendre de la diplomatie dans ses voyages en Europe, en compagnie de Guillaume Bautru. **
Ibid.
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ordinaires, Le Vayer ne voit jamais à l’œuvre que des capacités ordi naires, secondées, voire surprises par les hasards de la fortune. D ’ailleurs les politiques professionnels excellent, non parce que leur connaissance théorique et pratique leur permettrait de dominer le jeu, mais seulement par l’application de tactiques empiriques, étroitement limitées. Ainsi des bons négociateurs : « il arrive tous les jours que des hommes négocieront excellemment parmi les confusions d ’une Sei gneurie, lesquels hors de certaines intelligences qu’ils ont des per sonnes, et de quelque routine des négociations, qu’ils ont acquises par le temps, ne peuvent passer que pour personnes de médiocre talent, et de petite ou nulle considération. De même qu’au jeu de cartes, il y en a qui y savent des piperies, et des façons de les brouiller trompeusement, bien qu’ils n ’entendent guère bien les jeux...»45 La remarque est très fine, d ’autant plus que Le Vayer semble bien prêt à admettre que dans ce jeu politique, personne ne peut prétendre à la maîtrise des bons joueurs de cartes. S’il s’en présentait un d’excellent, sans doute perdrait-il! D ’ailleurs n ’est-ce pas ce qui arrive au philosophe politique, dès lors qu’il prétend passer à la pratique? Parce qu’en ce jeu paradoxal, seuls les pipeurs, ceux qui connaissent des trucs et ont de la routine, peuvent gagner. Le point fort de la critique de Le Vayer en matière de dissimulation d ’État, consiste à prendre ainsi à revers la littérature des maximes, secrets et coups d ’Ètat, en affirmant que ce qui est dissimulé, ce n ’est pas l’infaillibilité et sublimité des raisons et causes qui président aux actes visibles (et qui relèveraient - s’il en était ainsi - d’une science et d ’un art suprêmes de l’action), mais leur mesquinerie et futilité: «nous croyons que rien ne se fait en matière d’État, que par des conseils plus aisés à respecter qu’à pénétrer, et que toutes choses y sont portées à leurs fins de long temps prévues, et quasi infaillibles...» Voilà ce qu’affirme en effet la science des arcanes et coups d ’État : rien de ce qui arrive n ’est casuel, mais le moindre fait ou geste est longuement pensé, calculé, mûri dans le secrets des cabinets. En réalité, la plupart des événements dépendent de causes minimes et le plus souvent fortuites: «Com m e le vent d’un chapeau est capable de détourner le plus grand coup de foudre, souvent aussi un respect de nulle considération, un intérêt très léger et particulier, un moment nullement prémédité, hâte ou recule, fait ou défait les plus importantes actions d’un Louvre.»46 De médiocres intérêts particuliers, d ’heureux ou malheureux hasards, des gestes minuscules aux effets disproportionnés, inattendus de tous, et de ceux là 45 Ibid., p. 415. 46 Ibid., p. 413.
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mêmes qui en sont la cause occasionnelle, conduisent les États. Orontes, pour le prouver, n ’hésite pas à donner des exemples très proches dans le temps, comme les divers moteurs politiques et surtout privés qui déci dèrent du « voyage de Béam en mille six cent vingt, qui a été suivi des plus notables changements qui se soient vus en France depuis cinq cent ans»47. Or c ’est tout cela, estimations erronées, projets dérisoires, intrigues méprisables, successions de hasards, que la littérature des maximes d ’État a pour vocation de dissimuler, en simulant une maîtrise secrète des événements. L’enjeu est de taille: il y va de la légitimation du pouvoir, qui doit, pour être effectif, c’est-à-dire reconnu comme pou voir, faire croire qu’il peut ce qu’il veut.
LE MONARQUE ABSOLU ET LE PHILOSOPHE SPECTATEUR Le Vayer n’exempte même pas de sa critique radicale le régime auquel il est assujetti. Une brève revue des procédures utilisées illustre bien la portée proprement politique de cette démarche, qui se met à cou vert de l’idéal privé de la sagesse épicurienne et invoque les méthodes d’argumentation sceptiques: mais le déni de la politique, et tout parti culièrement celui de la politique étatiste contemporaine, est lui-même éminemment politique. L’éloge de Louis XIII, par exemple, n ’est pas seulement vite expé dié, mais il est surtout difficile de ne pas en suspecter l’ironie, alors que I ,e Vayer, sous un nom d’emprunt et dans un ouvrage dont il ne faut pas oublier qu’il est une publication clandestine, y vante la liberté permise aux auteurs par un «un si bon et si juste Prince» de s’exprimer sur les matières politiques48. Qui plus est, ce bref éloge sert d ’introduction à une très longue et virulente critique des excès de la monarchie, et en fait île la monarchie elle-même49. Plus loin il en ira exactement de même pour la diatribe contre les favoris, introduite par l’éloge de Richelieu. Mais surtout, on peut admirer les techniques d’argumentation mises en œuvre: Orontes prétend lui-même utiliser la méthode sceptique de confrontation du pour et du contre, la technique d ’opposition réglée des arguments, mais il le fait de manière tout à fait biaisée. En effet il n’op pose pas des arguments favorables à des arguments hostiles à la monar chie absolue, mais contre les maximes de la monarchie tyrannique 41
Ibid.
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Ibid., p. 416. Ibid., p. 416-433.
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c ’est-à-dire de l’absolutisme présenté comme tyrannique, et non donc défendu - , il dresse une série de maximes visant à justifier, limiter et rabaisser le pouvoir des rois. Après quoi il conclut : «Voilà des maximes bien différentes des premières, et que je ne vous ai rapportées (recon naissant assez l’extravagance de la plupart) que pour servir d’antithèses aux autres.»50 Mais il s’agit là d’une fausse antithèse, puisque les deux séries sont en fait ouvertement, explicitement anti-absolutistes, et les maximes qui paraissent alors extravagantes ne sont pas celles qui com mandent la limitation et le contrôle strict du pouvoir monarchique, mais celles qui conduisent à la justification de tous les excès. Ainsi l’affir mation d ’une licence propre au roi de faire tout ce que bon lui semble, autorise-t-elle ce que les lois interdisent, comme par exemple d ’épouser sa sœur51. On trouve des propos tout à fait similaires chez les doctri naires machiavéliens de la raison d’État, mais il faut bien noter que Le Vayer n’invoque alors précisément pas une raison d’État qui viendrait effectivement justifier la transgression des lois ordinaires : il envisage au contraire la revendication de la «toute puissance» royale comme celle d ’une licence privée de tout faire, et d’abord comme la licence, pour les monarques, contre toute raison d ’État, «de faire de leur État et de tout ce qu’il comprend comme bon leur semble »52. Et Le Vayer passe alors en revue une série d’anecdotes sur les abus de la royauté, qui sont celles de la tyrannie, même si le terme est soigneusement évité (et on le comprend, puisqu’il s’agit en apparence de cautionner la monarchie absolue), et dont la plupart engagent les abus des sujets dans leur service - ou plutôt servitude - des monarques: multiples formes d ’idolâtries, suicides spontanés ou infanticides pour prouver leur dévouement et 50 Ibid., p. 420. 51 «L es M agistrats de Perse consultés par Cambise sur le mariage q u ’il désirait contracter avec sa sœur, lui firent réponse, que véritablement ils ne trouvaient point de loi qui permît au frère d ’épouser sa sœur, mais qu’il y en avait bien une qui don nait licence au roi de faire tout ce que bon lui sem blait», ibid., p. 416-417. 52 Le passage mérité d ’être cité en entier: «O n leur chante dès le berceau q u ’ils ne relèvent que de Dieu et de l’épée, tibi s o lip e c c a v i, qu’étant maîtres de la vie et des biens de leurs sujets (dom ini est terra et plen itudo ejus ) ils ne sont quant à eux rede vables que de leurs bonnes grâces envers ceux qui s’en rendent dignes, bref, qu’étant au-dessus des lois, tout leur est par conséquent permis, et peuvent, suivant le proverbe ancien, civitates ludere, et de faire de leur État, et de tout ce q u ’il com prend, comm e bon leur sem ble; s’estimant obligés seulement par l’intérêt de la royauté à se rendre les plus absolus qu’ils peuvent, et à s’établir dans cette indépen dante pam b a sileia des G recs», ibid., p. 416. Je crois que l’on peut constater que l’«intérêt» invoqué est celui de la «royauté», c ’est-à-dire celui de la forme de gou vernem ent, en tant qu’elle fonde en droit le bon vouloir des monarques, et non pré cisément, l’État comme tel.
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fidélité, etc. La conclusion, une citation détournée d’Aristote, est claire : « la principauté est le principe de tous les maux de la cité.»53 Dans cette partie censée présenter les maximes en faveur de la monarchie absolue, on retrouve donc plutôt les arguments de la tradition monarchomaque. De sorte que les maximes visant à soumettre les rois aux « lois de leur État » s’avèrent beaucoup plus raisonnables54. Quoi qu’il en soit, il s’agit bien de fausse symétrie, et d’un usage délibérément perverti du trope sceptique : il n’y a pas ici neutralisation des contraires, mais plutôt deux manières d’argumenter dans le même sens. Dès lors, le doute pro duit n’est pas du tout l’équilibre des plateaux de la balance qui apporte la tranquillité de l’âme, l’ataraxie sceptique (et ici tout à la fois épicu rienne), mais bien au contraire un déséquilibre foncier, une sourde intranquillité, le trouble contenu d’une rébellion étouffée. Orontes en vient tout de même à dire, en citant Salomon (en latin), que les saute relles sont plus heureuses que les hommes parce qu’elles n’admettent aucun roi. Il dit aussi que certains peuples prennent pour roi un morceau de bois, ou un chien, et qu’il vaut mieux avoir ces viles choses pour monarque que pas de monarque du tout: on notera encore ici la mal veillance et, pour le moins, l’ambiguïté du propos. Du bon monarque, du moins celui qu’Aristote estime tel dans sa Politique, il dit enfin qu’il est comparable au sage des stoïciens, c’est-à-dire l’égal d ’un dieu mais introuvable, «bref un Rose-croix parfait, mais invisible»55. Cette réfé rence aux Rose-croix, à la compagnie des invisibles, est importante : les invisibles sont parfaits parce qu’invisibles. Ils simulent la perfection en se dissimulant, mais en fait de tels invisibles parfaits n ’existent pas ; les Rose-croix n’existent pas, du moins sous la forme qu’ils revendiquent. Ceux qui existent, qui vantent les arcanes de leur science et de leurs pouvoirs dans leurs libelles, placards et ouvrages faramineux sont de purs charlatans...56Comme nos rois, derrière les livres des auteurs à leur solde ? Cette dépréciation de la politique, mais en fait d’abord des hommes île pouvoir, et de ceux qui prétendent à la science du pouvoir, se fait tout entière au profit (et bien sûr à partir) de la figure véritablement hyper H Aristote, R hétorique , III, 1412 b. M De m êm e parmi les formes possibles de monarchie, celle qui paraît la meilleure en notre pays, héréditaire, se trouve-t-elle fortement mise en cause par une série d ’ar guments, fort convainquants, en faveur de la monarchie élective. ”
Ibid., p. 403.
Le Vayer, bien évidemment, connaît VInstruction à la France su r la vérité d e l ’his toire de la Rose-C roix, composée par son ami Naudé en 1623.
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bolique du «sage», appropriation libertine du sage stoïcien, mais la référence va d ’abord aux «Sagesses» de Cardan et de Charron: l’indi vidu d ’exception, l’esprit fort qui se retire, se retranche dans une soli tude qui cesse d’être un lieu naturel et ne saurait être comprise comme une simple reformulation de l’idéal de vie contemplative. La solitude moderne se cultive en tous lieux : « notre esprit trouve son ermitage par tout, et dans les plus grandes assemblées d’hommes des plus grandes villes.»57 Montaigne et Bacon, si abondamment cités par Le Vayer, avait déjà dit à peu près la même chose58, Descartes et Balzac le répètent aussi, au même moment. On peut philosopher «dans les inquiétudes d’une cour et les agitations d ’un palais»59: «vous aurez la solitude et la tranquillité partout où vous saurez la vous donner.»60 La solitude philo sophique est alors le lieu d’une élévation morale et spéculative de l’in dividu, qui s’éprouve dans le dédain de la vie politique et le mépris des têtes couronnées, comme Le Vayer finit par le dire : « A la vérité, pour vaquer à de si profondes méditations, qui font comme une séparation de l’âme et du corps, il faut être beaucoup au dessus de toutes les Cou ronnes de la terre. Celui qui saura l’art de s’entretenir et raisonner ainsi avec les Intelligences, se moquera bien de l’autre qui nous rend capables des raisons d’État.»61 Cependant le vocabulaire philosophique de l’ascèse contemplative ne doit pas tromper; cette solitude libertine, qui exalte la figure de l’es prit fort, ne tourne pas le dos à la politique, au contraire, elle lui fait face : elle la tient à distance, certes, mais dans un rapport spéculaire et spectaculaire. La dissimulation libertine se nourrit spéculairement de la simulation politique: c ’est dans la fruition critique de ce spectacle que l’esprit fort éprouve sa force, singularité et irréductibilité. Aussi le spec tacle politique est-il nécessaire à l’économie de la dissimulation liber tine. Là encore, du reste, Le Vayer rejoint son ami Naudé, et l’on saisit dans son texte, au-delà du jeu codifié des personnages, comme un écho de la façon dont ils s’entretenaient de politique et considéraient les évé nements contemporains. C ’est bien ce que révèle l’usage que Le Vayer, en D e la vie privée, fait du topos du théâtre du monde: « D ’autres ont (...) considéré ce monde comme un magnifique théâtre, sur lequel tant de sortes de vies comme autant de divers personnages, sont représentés ; les Philosophes s’y trouvent assis, considérant le tout avec un grand 57 D ialogue de la Vie privée, p. 147. 58 M ontaigne, D e la solitude, Essais, I, 39 ; Bacon, Essays, chap. XXVII 59 D ialogue de la Vie p riv ée , p. 137. 60 D ialogue traitant de la politiqu e sceptiquem ent, p. 446. 61 Ibid, p. 450-451.
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plaisir, cependant que les Princes, les Rois, et les plus grands Monarques, sont autant d’acteurs de la comédie, qui semble ne se jouer que pour le contentement de ces dignes spectateurs.»62 Les rois sont des histrions qui jouent pour le divertissement des spectateurs philosophes, lit il faut noter que ce n’est pas du tout là une position isolée. Balzac, Descartes, Poussin ont exprimé la même idée, à travers la même méta phore63. Il y a là, me semble-t-il, le trait distinctif d’une génération d’es prits libres. Chez ces auteurs, l’affirmation d ’une subjectivité souve raine, s’accompagne de l’adoption d’une attitude superbe et condescendante à l’égard des politiques, enveloppés par l’action et vielimes de ses troubles et de ses aléas64: mais c ’est un spectacle qui leur plaît par dessus tout, qui les fascine et dont ils ont besoin, semble-t-il, pour éprouver leur propre écart, leur propre distance généreuse vis-à-vis de l’action et, aussi bien, dans l’action elle-même. Un lien dialectique unit simulation politique et dissimulation libertine, et par là les consti tutions respectives de l’État moderne et du sujet moral et métaphysique : l’individu moderne a besoin du spectacle politique, il a besoin d ’envisa ger la politique comme un spectacle, pour constituer sa souveraineté.
Jean-Pierre
C a v a illé
EHESS, Paris
“ Ibid., p. 142. M Guez de Balzac à Boisrobert, 11 fév. 1624: «en l’état où je suis, tous les princes du monde jouent la comédie pour me faire rire.» Descartes dit à peu près la même chose dans sa correspondance avec la princesse palatine en exil Élisabeth. Poussin également, dans une lettre à Chantelou, datée du 21 décembre 1643. M C ’est du reste ce que Le Vayer écrit lui-m ême: « Il ne faut pas penser être à soi jusques à un si haut point, et se prêter en même temps aux fonctions d ’une charge importante, et au gouvernement d ’une seigneurie», ibid., p. 451.
CYRANO ET LES DÉVOTS En 1909, Alfred Rébelliau affirma que La M ort d ’Agrippine (1654) de Cyrano avait été interdite en 1657 et René Jasinski précisa impru demment que le coup venait de la Compagnie du Saint Sacrement (abré gée ici, selon l’usage, en Cie du S.S.)1. A ce jour, aucun document n’étaie ces déclarations sans références. Cependant, en 1671, Gabriel Guéret avait déclaré que la tragédie avait été défendue à cause « de trente ou quarante vers qui blessent les bonnes mœurs »2 et, en 1715, dans les Menagiana, une précision qui fit fortune semblait fournir une explication: à l’hémistiche du vers 1306, «Voilà, frappons l’hostie» (en l’occurrence Tibère), le parterre se serait écrié, scandalisé: «A h ! le méchant ! Ah ! l’athée ! Comme il parle du Saint-Sacrement !»3 Témoignages tardifs, il est vrai: aussi l’interdiction de la pièce n ’est-elle qu’une hypothèse dont il conviendra aux lecteurs, à la lumière des informations ici présentées, de mesurer le degré de plausibilité4. Mes recherches assidues sur la famille de Cyrano, tant aux Archives Nationales (particulièrement dans les minutes notariales et les Insinua tions du Châtelet) qu’à la Bibliothèque Nationale (notamment dans les manuscrits des Pièces originales et des D ossiers bleus), m ’ont fait
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A. Rébelliau, «D eux ennemis de la Compagnie du Saint-Sacrement. M olière et Port-R oyal», Revue des D eux M ondes, sept-oct. 1909, p. 899; R. Jasinski, M olière e t le M isanthrope, Paris, Armand Colin, 1951, p. 23. La date de 1657 est surpre nante: pourquoi la pièce aurait-elle été interdite trois ans après sa publication? Si elle a vraiment été interdite, y aurait-il un lien avec la conversion du Prince de Conti ? G. Guéret, La G uerre d e s Auteurs A nciens e t M odernes, Paris, Théodore Girard, 1671, p. 69. M enagiana, éd. de 1715, Paris, F. et P. Delaulne, p. 26. Les M enagiana sont à lire avec précaution: l ’édition de 1693 est d ’une extrême malveillance à l’égard de Cyrano et contient sur sa mort des déclarations totalement erronées. Christian Huygens ayant vu la pièce à Rouen en juillet 1655, il faudrait en conclure que les représentations n ’auraient été interdites que localem ent et tem porairem ent : par le roi ou par un prélat, qui n ’avait de droit que dans sa juridiction? Le premier à avoir découvert cette unique représentation attestée est le grand critique H.C. Lancaster.
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découvrir des documents inconnus, dont quelques-uns vont ici être analysés5. Le sort d 'Agrippine pourrait bien rejoindre les interdits, avérés par des cartonnages, qui ont frappé non seulement l’édition originale des Lettres (1654), mais aussi le paratexte de l’édition originale de Y H is toire comique des Etats et Empires de la Lune (1657)6. La conversion de Cyrano (dixit Lebret) par sa pieuse cousine, M ade leine Robineau, baronne de Neuvillette, replacée dans son contexte, fera entendre un autre son de cloche et il n ’est pas jusqu’à la contrefaçon des Œ uvres diverses par Sommaville, en 1661, qui ne devienne intriguante, quand on aura décodé la marque qui orne sa page de titre. Le contrat de mariage des parents de Cyrano, signé le 12 juillet 1612, auquel n’a jamais été accordée qu’une brève mention et qui repose dans les cartons poussiéreux du Minutier Central (M.C. par la suite), méritait bien qu’on allât l’exhumer7. La richesse de l’information fournie, à cette époque, sur chacune des personnes présentes aux baptêmes, aux mariages, voire aux obsèques, permet de reconstruire non seulement la généalogie des familles, mais aussi leur tissu social. Pour peu que d ’autres documents, puisés à des sources diverses, viennent les enrichir, c ’est tout un contexte qui surgit et qui fait sens. De la quinzaine de témoins nommés dans le contrat de mariage d’Abel I Cyrano de Mauvières et d’Espérance Bellanger, deux retien dront notre intérêt: «Guy Robineau, sieur de Becquencourt, cousin, à cause de damoiselle Marie de Maugamy, sa femme» et «Séraphin Maurroy, huissier du Conseil du Roy, cousin» (d’Abel Cyrano). L’un et l’autre vont nous mener tout droit à la Cie du S.S.
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Depuis les études pionnières de Jal et les articles de J. Roman, Pierre Frédy de Coubertin, Ch. Samaran et J. Lemoine, aucun document antérieur à l’exécution testa mentaire du père de Cyrano (mars 1649) n ’a été versé au dossier. La synthèse de Frédéric Lachèvre, qui remonte à 1921, n ’a pas été dépassée: c’est dire que dans cette transmission quasi totalement dépourvue d ’examen, les erreurs de Jal et les hypothèses hasardées de Brun et de Lachèvre ont acquises, avec le poids du temps, le statut de documents. Les biographies récentes de Michel Cardoze et d ’Anne Ger main véhiculent une information vieille de soixante-quinze ans. J ’examine en détail l’ensem ble de la question dans mon introduction aux Œ uvres com plètes de Cyrano (v o l.l), Paris-Genève, Champion-Slatkine, 2000. Pour les L ettres , voir mon C yrano relu et corrigé , Genève, Droz, 1990, p. 1-27; pour V H istoire com iqu e , mon article «Cyrano in carcere», P apers on French Seventeenth Century L iterature, XXI, 41 (1994), p. 393-414. M.C., Etude XII, 41. Ce document inédit est reproduit dans mon édition citée plus haut.
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Guy Robineau avait des terres dans la vallée de Chevreuse qui avoisinaient celles d’Abel Cyrano de M auvières; le sieur de Becquencourt était, lors de son décès, sieur de Saint-Forget et de Villebon. Sa parenté avec Espérance Bellanger remonte à trois générations : sa femme, Marie de M augamy était, comme Espérance Bellanger, l’arrière-petite-fille de Guillaume Millet et de Catherine Valeton. Ils étaient donc, par alliance, cousins issus de germains8. Madeleine Leclerc, mère de Guy Robineau, et donc grand-mère de la baronne de Neuvillette, convola à deux reprises en justes noces : de son premier époux, Roger Robineau, elle eut Roger, notre Guy et une fille, M adeleine; du second, le richissime banquier et grand ami d ’Henri IV, Sébastien Zamet, elle eut Jean et Sébastien, le futur évêque-duc de Langres. A plusieurs reprises, le prélat a fait mention d’un de ses frères, le «sieur de Saint-Pierre»: Louis Prunel, qui a consacré deux ouvrages substantiels à l’évêque-duc, a conclu que le sieur de Saint-Pierre était un frère du prélat par leur commun père9. Mais les actes de l’époque, aussi bien ceux du Cabinet des titres de la B.N. que ceux des Archives Natio nales, renvoient souvent à un Roger Robineau, sieur de Saint-Pierre, capitaine d ’une compagnie dans le régiment de Navarre, frère utérin de Sébastien Zam et10. 8 Le nom de la mère d ’Espérance Bellanger est Catherine Millet. Comme Jal ne fournit pas cette information, R-A. Brun alla consulter le Grand Epitaphier et trouva la mention d’un Antoine Bellanger, époux de Fleurance Tricot, à Saint-Eustache (Savinien de Cyrano Bergerac. Sa vie et ses œuvres d ’après des documents inédits, Paris, 1893 / Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 7 et 8). C ’est J. Lemoine, en 1911, qui a, le premier (et le seul), donné les noms corrects des aïeuls de Cyrano («Le patrimoine de Cyrano de Bergerac», La Revue de Paris, 15 mai 1911, p. 274-275). Lachèvre n’en dit rien. 9 Louis Prunel négligea de s’orienter vers les Robineau: les actes 4 et 5 des P ièces origin ales (2504, 56216) contiennent un long document sur le mariage de Guy Robineau et de Marie de M augamy qui l’aurait mis sur la bonne voie. Quoi q u ’il en soit, la conclusion de L. Prunel allait à l’encontre de l’éditeur des Annales de la Com pagnie du Saint-Sacrem ent, dom Bauchet-Filleau, qui faisait du sieur de SaintPierre le neveu du prélat: le bénédictin reproduisait une information fournie par le jésuite Charles Clair, qui, sans preuve aucune, avait corrigé l’auteur des Annales, Le Voyer d ’Argenson, qui faisait bien du sieur de Saint-Pierre le frère de Sébastien Zamet (C. Clair, «L a Compagnie du Saint-Sacrement. Une page de l’histoire de la charité au XVIIe siècle», Etudes, nov.1888, p. 362; Le Voyer d ’Argenson, op. cit., Marseille, Saint-Léon, 1900, p. 13 et 15 ; L. Prunel, Sébastien Zamet, évêque-duc de Langres, p a ir de France. Sa vie et ses œuvres. Les origines du jan sén ism e, Paris, Picard, 1912, p. 20). Ni Allier, ni Rébelliau, ces pionniers de l ’histoire de la Cie du S.S., n’ont connu l’identité du sieur de Saint-Pierre. 111 Outre le mariage cité dans la note précédente, voir, entre autres, une donation de M adeleine Leclerc à son fils Roger Robineau, sieur de Saint-Pierre (Archives
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Le zèle de l’évêque-duc de Langres, exemple parfait du prélat posttridentin, est bien connu des spécialistes de la pensée religieuse du XVIIe siècle, particulièrement de ceux qui s’intéressent au jansénisme : il fut, en effet, le premier directeur de Port-Royal, puis l’un des princi paux responsables de l’incarcération de Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, que nous retrouverons plus loin11. Quant à Roger, son frère, il figure parmi les premiers membres de la Cie du S.S. et en fut son premier secrétaire, le 23 juillet 163012. Avec les deux frères, nous nous trouvons au centre de la Compagnie. En 1643, tandis que SaintPierre en était le supérieur, Zamet, désireux d ’en faire créer une succur sale, fit appel à Gaston de Renty, qui devait être onze fois supérieur à Paris et avait pris en charge Madeleine Robineau devenue veuve en 1640: il était lui-même dirigé par Olier, le célèbre curé de SaintSulpice13. Un carme déchaussé, Cyprien de la Nativité de la Vierge, consacra à la baronne un livre édifiant: quasi inculte, elle avait sur monté cet handicap et la déclaration suivante de son biographe, replacée dans son contexte familial, ne manque pas ici d ’intérêt: «L a copie et l’original de ses écrits estans tombés entre les mains d’un Prélat, chargé d ’un grand diocèse, il en est demeuré tellement ravy, que non seulement il parlait d’en donner la veue à la Reyne comme d’une chose rare, mais encore sans vouloir s’en désaisir, il a voulu les porter en son diocèse, où ils ont fait des fruits merveilleux.»14 Le diocèse de Langres étant, au Nationales, Y155, f° 200, 20 juin 1614) et une de Jean Zamet, au même, son «frère m aternel» (id., Y167, P 126, 30 ju in 1622). M m e Catherine Grodecky, dans un rem arquable article sur Sébastien Zamet père, est arrivée, par d ’autres voies, à la m êm e conclusion. Les documents ne permettent aucun doute sur cette identité: le sieur de Saint-Pierre est un Robineau et non un Zamet («Sébastien Zamet, amateur d ’art », Les A rts au tem ps d ’H enri IV, Colloque de Fontainebleau organisé par l’As sociation Henri IV, 1989, p. 186-254). Je rem ercie Mme Baudouin-M atuszek, ingé nieur au C.N.R.S., d ’avoir eu l’obligeance de m ’indiquer cet article. 11 Voir R. Allier, La C abale des dévots (1627-1666), 1902 / G enève: Slatkine Reprints, 1970, p. 165. 12 «O n nomma lors pour secrétaire M. de Saint-Pierre, frère de M. l’évêque de Langres. Il fut le premier qui tint registre de tout ce qui se disait et se faisait dans l ’Assemblée (...)», A nnales, op. cit., p. 15. 13 A. Rébelliau, La C om pagnie secrète du Saint-Sacrem ent. L ettres du grou pe p a r i sien au groupe m arseillais (1639-1662), Paris, Champion, 1908, p. 35-37 et L. Prunel, «D eux Fondations de la Compagnie du Saint-Sacrement de D ijon: Le Refuge et le Sém inaire», Revue d 'H istoire d e l ’E glise de France, 25 juillet 1911, p. 445. 14 R ecu eil des Vertus et des écrits de M adam e la baronne de N euvillette, Paris, Denis Bechet et Louis Billaine, 1660, p. 13. Le biographe ajoute que le prélat en avait fait faire plusieurs copies. Voir Cyrano relu, op. cit., p. 31-35, où il est question de Madeleine Robineau et le vol. 1 des Œ uvres com plètes, op. cit.
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XVIIe siècle, l’un des plus étendus de France, peut-on rapprocher les deux diocèses et voir dans le prélat l’oncle Zamet? Si la fortune des richissimes Zamet est bien connue, celle de cette branche des Robineau l’est beaucoup moins. Quelques chiffres permet tront d’imaginer celle du sieur de Saint-Pierre. En 1614, il avait reçu de sa mère, Madeleine Leclerc, un don entre vifs de 33.000 livres et, de son frère Jean Zamet, en 1622, à l’occasion de son futur mariage avec Marie Charpentier, une somme de 60.000 livres, accompagnée de la promesse de loger et nourrir les futurs époux dans le somptueux hôtel de la rue de la Cerisaie, et de leur verser une somme de 5.000 livres15. Au moment de son décès, entre le 21 et le 24 août 164616, il était sieur de Saint-Pierre et de Maisons. Son testament est resté introuvable, mais les papiers de l’exécution testamentaire du 4 janvier 1647 révèlent une fortune qui dépasse la centaine de mille livres17. Sont dignes de remarques la somme de 20.000 livres léguée à l’Hôtel-Dieu et le choix, parmi les trois exécuteurs testamentaires, de Pierre Robineau, « trésorier général de la cavalerie légère de France», père d’Angélique et de Marie (si connues des précieux, surtout de Madeleine de Scudéry), et de René, qui s’expatria au Canada en 1646, où il fit carrière18. Cette bourgeoisie qui s’élève par la haute finance, on la retrouve du côté paternel de Cyrano, chez les Mauroy. Si Séraphin I, au mariage de son cousin en 1612, était «huissier au Conseil», son fils aîné, Séraphin II, connut une réussite spectaculaire. Les Mauroy n ’ont été connus ni de Jal, ni de Lachèvre, autrement dit de personne, à l’exception de Frédy de Coubertin, qui en nomme un parmi les témoins du mariage de Marie de Cyrano et d’Honoré Morel en date du 14 septembre 1642: «Messire Séraphyn de Mauroy, seigneur de 15 Voir les références de ces actes cités plus haut. 16 Son testament est du 21 août et son décès est annoncé aux membres de la Cie du S.S. de M arseille le 24 août (A. Rébelliau, La Com pagnie, op. cit, p. 67). 17 M.C., Etude LXXV, 63. La liasse 62 contient une quantité de documents concernant cette succession. 18 Jean Mesnard, dans « M ademoiselle de Scudéry et la société du Marais », M élanges offerts à G eorges Couton, Lyon, 1981, a définitivem ent ruiné la légende qui fait de M adeleine de Robineau de Neuvillette une précieuse. Ajoutons quelques précisions à cet article: je pense, à rencontre de J. Mesnard, que M arie n ’était pas l’aînée des deux sœurs, non plus que la Doralise du G ran d Cyrus: dans deux actes imprimés des P ièces originales (2504, 56215, nos 126 et 127), Angélique Robineau est dite procu ratrice de ses frères et sœur François, René et Marie, ce qui mène à la conclusion q u’elle serait l’aînée. Quant aux émigrés du Canada, il est à noter que les noms topo graphiques portés par la branche de Guy Robineau réapparaissent là-bas avec René, sieur de Bécancourt, et deux de ses fils, Joseph, sieur de Villebon, et Daniel, sieur de Neuvillette : la Nouvelle-France rejoint la vallée de Chevreuse.
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Sainctouin (sic), conseiller du Roy en ses conseils, intendant et contrôleur général des finances de Sa Majesté, cousin issu de germain paternel ». Coubertin ne put l’identifier, en l’absence d’une «passerelle»19. Une erreur de lecture de Jal (jointe à l’ignorance historique de Coubertin), l’empêcha d’y voir clair: Jal rapporte, à la date du 28 janvier 1649, le bap tême, à Saint-Eustache, de Jean-Baptiste, fils de Marie de Cyrano et de Jean de Serre, «commis de M. de Maucroy, intendant des finances»20. L’intendant «M aucroy» était-il l’intendant M auroy? Le Minutier Central permet d’affirmer, avec une certitude absolue, que Jal a bien fait une erreur de lecture: d ’une part, Jean de Serre est déclaré commis de «M essire Séraphyn de M auroy» et, d’autre part, le contrat de mariage auquel Coubertin a fait référence confirme la lecture de ce dernier21. Cyrano avait donc pour cousin issu de germain ce riche et puissant officier du roi, dont le nom apparaît dans les mémoires du temps et les H istoriettes de Tallemant des Réaux : homme de confiance de Riche lieu, il avait su conserver celle de son successeur, qui l’envoya comme ambassadeur à Rome en 165022. Il avait, au cours de sa fulgurante carrière, été un premier temps commis du secrétaire d’Etat Sublet de Noyers, ce «dévot de profes sion », comme le qualifie le cardinal de Retz : celui-ci et Tallemant ont rapporté la rumeur selon laquelle De Noyers, après son veuvage, serait devenu jésuite et aurait été dispensé de porter l’habit23. Est-ce par ce que Louis Chatellier, dans son remarquable ouvrage sur les congrégations mariales, L ’Europe des dévots, appelle des «liens de clientèle», que Mauroy aurait suivi son pieux patron sur le chemin de la dévotion? Quoi qu’il en soit, il fut reçu congréganiste ou sodaliste de la maison professe des jésuites le 3 septembre 1651, rejoignant ainsi non seule ment son ancien patron mais, entre autres, le grand libraire et échevin de 19 « L a famille de Cyrano de Bergerac», La Nouvelle Revue, 1" juin 1898, p. 435. 20 A. Jal, D ictionn aire critique de biographie e t d'histoire, 1892 / Genève, Slatkine Reprints, 1 9 7 0 ,1, p. 464. Ces informations ont été reproduites par Fr. Lachèvre, L es Œ uvres libertines de C yrano de B ergerac, Paris, Champion, 1921 (I, XIX), d ’où la présence d ’un M aucroy et l’absence d ’un Mauroy dans son Index Nominorum. 21 Voir l’Etude XVI, 367 (30 octobre 1642, entre autres) et le contrat de mariage, XVI, 366 (14 septembre 1642). 22 Des informations substantielles sur la famille Mauroy sont données par Albert de Mauroy dans sa G énéalogie historique de la M aison de M auroy en Champagne, Bourgogne, Ile-de-France et Poitou, Lyon, 1910, p. 140-147 et dans son Origine et noblesse de la M aison d e Mauroy, Lyon, 1910, p. 93-96; voir aussi l’ouvrage de JeanPaul Charmeil, L es Trésoriers de France à l'époque de la Fronde, Paris, Picard, 1963. 23 Retz, M ém oires, éd. Hipp-Pem ot, Paris, Gallimard, p. 169 et Tallemant des Réaux, H istoriettes, éd. Adam, Paris, Gallimard, I, p. 299.
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Paris, Sébastien Cramoisy, homme de confiance et des jésuites et de Sublet de Noyers24. Les liens de Séraphin Mauroy avec le parti dévot ne s’arrêtent pas là. Il suit en effet le parcours de plusieurs sodalistes de la maison professe en entrant, en 1653-1654, dans laC ie du S.S., à peu près en même temps que Jean Garibal, alors président du Grand Conseil, neveu de la Mère Marguerite de Jésus, fondatrice et supérieure du couvent des Filles de la Croix, où la sœur de Cyrano se cloîtra en 164125. Avec Séraphin II Mauroy, qui est de la génération de Cyrano, nous atteignons le centre du «systèm e dévot». Louis Chatellier a démontré, par un travail d’archives très minutieux, que les dévots de France avaient réussi à développer un véritable réseau: la congrégation des messieurs de la maison professe constituait « l’armée de réserve et peutêtre même l’Etat-Major de la Cie du S.S.» (les deux associations ont été formées quasi en même temps). Par ailleurs ce sont des congrégations mariales que prirent naissance, sous la houlette du père Bagot, les très secrètes Aas, comme celle des Bons Amis de Paris, signalée dès 164526. Avec Séraphin Mauroy nous pénétrons aussi dans le milieu des grands officiers du roi et même dans la haute aristocratie: sa fille Anne-Radegonde épousa en 1660 Jean-Armand de Voyer, marquis de Paulmy, puis, en 1685, François de Crussol, comte d’Uzès et marquis de Cuysieux. C’est un autre exemple d’hypergamie féminine parmi les proches de Cyrano. Un destin aussi prestigieux ne fut pas réservé au troisième des alliés de Cyrano qui retiendra ici notre attention : Jean Desbois. Entré dans la famille en 1622, par son mariage avec la fille d’Anne de Cyrano, sœur d’Abel père, il assiste comme témoin, aux côtés de l’intendant Mauroy, au mariage de 1642 cité plus haut; en 1649, il est parrain de Jean-Baptiste de Serre, fils du commis de l’intendant. Mais c ’est le rôle qu’il a joué au moment du décès d ’Abel père qui importe. Choisi par ce dernier comme exécuteur testamentaire, Jean Desbois reçut les confidences du moribond concernant des vols avec effraction, perpétrés répétitivement, 24 Pour l’entrée de Mauroy dans la congrégation mariale de la maison professe, voir A. N. MM 649, f° 202. Pour Cramoisy, très «loyolique», voir L. Chatellier, L’Europe des d évots, Paris, Flammarion, 1987, p. 117-118 et surtout l’article de Henri-Jean Martin, «U n grand éditeur parisien au XV1F siècle. Sébastien Cram oisy», Gutenberg-Jahrbuch, 1957, p. 179-188. La signature de Sébastien Cramoisy apparaît dans l ’exécution testam entaire de Roger Robineau, sieur de Saint-Pierre, citée plus haut: sa présence s’explique par sa fonction d ’administrateur de l’Hôtel-Dieu. ”
Pour Séraphin Mauroy, voir Annales, op. cit., p. 137, et, en ce qui concerne Garibal et le couvent, voir C yrano relu, op. cit., p. 35-41. L. Chatellier, op. cit., p. 87-88. Pour l’exposé graphique du «systèm e dévot», voir la page 120.
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par des personnes dont il refusa de donner les noms : les critiques en ont conclu que les auteurs des larcins étaient les deux frères, ce qui est pro bable. C ’est lui que Cyrano fut contraint de prier d ’intervenir, en tant qu’exécuteur, auprès de son créancier, le chirurgien Elie Pigou, qui l’avait traité pour une «maladie secrète» en 1645: Desbois intervint. Avec lui, ce sont les drames de famille les plus intimes, et les moins honorables peut-être, qui font surface. Mais qui était ce personnage ? En juillet 1621, parmi les témoins du mariage de Pierre Cyrano (frère d ’Abel père) avec Marie le Camus, figure «noble homme Me Desbois, secrétaire de Monsieur le Cardinal de La Rochefoucauld, am y» (en 1649, il se (re)présente encore comme secrétaire de feu le cardinal). Pendant des années, donc, Desbois fut l’homme de confiance du grand réformateur de la France post-tridentine, du grand ami du jésuite-cardinal Bellarmin, de l’agent tout dévoué de la Société de Jésus. De quel œil toutes ces pieuses gens virent-elles la publication des œuvres de Cyrano, leur parent ? Le cartonnage important des Lettres de 1654, qui visait surtout les passages peu orthodoxes, est la preuve incontournable d’une censure, dont on ignore, à ce jour, d ’où elle est partie, et qui ne frappa que la première édition (à l’exception d ’une équivoque extrêmement osée concernant le père Bernard, que le parti dévot eût volontiers sanctifié)27. La seconde édition des Lettres, «décensurée», est de 1659 (achevé d’imprimer du 10 octobre 1658) : or, durant la période qui sépare ces deux éditions, moururent l’évêque Zamet, sa nièce Madeleine de Robineau de Neuvillette, Jean Desbois, la M ère Marguerite de Jésus, ainsi que l’ancien chancelier Matthieu Molé, tout dévoué aux dévots, et le curé Olier. Il n’est pas déraisonnable d ’émettre une hypothèse: ce serait dans ce petit groupe qu’il faudrait chercher les instigateurs de la censure et, pour ma part, je pense que la pieuse cousine a joué un rôle prépondérant, quoiqu’indirect peut-être, dans cette affaire, ce qui ne contredit pas les déclarations de Lebret28. Mais laissons le cadre familial pour aborder un problème laissé jusqu’ici dans les ténèbres. Lachèvre, le premier, a signalé le différend qui 27
II s’agit des deux premiers cartons de la lettre « A monsieur de Gerzan » (cf. Cyrano relu, op. cit., p. 9 et 10). Thomas Le Gauffre, de la Cie du S.S., avait succédé au père Bernard dans ses œuvres de charité. Le Gauffre décéda en 1645 : il avait été très lié au curé de Saint-Sulpice, Olier. La rumeur courait que des miracles se faisaient sur la sépulture du père Bernard.
28 Lorsque Lebret écrivit sa préface, la cousine de Cyrano était encore de ce monde. «C e [le bonheur de l’autre vie] fut la seule pensée qui l’occupa sur la fin de ses jours; d’autant plus sérieusement que Madame de Neuvillette, cette femme toute pieuse, toute charitable, toute à son prochain (...) y contribua de sorte qu’enfin le libertinage (...) lui parut un monstre (...)», (Œuvres complètes, vol. 1, op. cit., p. 491).
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M. D C . L X I. BIBLIOTHÈQUE S,X Les Fontaines * 0 - CHANTILLY
Fig. 1 (form at réel) (Bibliothèque Les Fontaines)
PENSEES CHRETIENNES SUR
LA PAUVRETE,
Chez JTLAN B A PT IST E C O IG N A R D , rue S. Jacques, à la Bible d’or. E T " P I E R R E P R O M E ’v proche les grands Auguftins, à l’Enfeigne delà Charité, M. D C .
I XX.
Avec TriviUge & Approbation.
Fig. 2 (form at réel) (Bibliothèque municipale de Marseille)
A LA RJËYNE. Fig. 3 (Avec la permission de la Newberry Library)
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opposa les libraires de Sercy et Sommaville: celui-ci, en 1661, publia une contrefaçon des Œ uvres diverses (en fait c ’était, à cette date, les œuvres complètes, à l’exception d 'Agrippine). La page de titre portant une adresse bibliographique complète, Sercy n’eut pas de difficulté à faire exécuter une saisie chez son confrère du palais. Un procès de deux ans s’ensuivit et se termina aux dépens de Sommaville29. Ce qui nous intéresse ici est la marque qui apparaît sur les pages de titres non seulement des exemplaires portant le nom de Sommaville, mais aussi sur ceux confisqués par son confrère et remis sur le marché avec une page de titre cartonnée30. Cette marque (cf. fig. 1), Lachèvre l’a décrite ainsi : «un cœur avec le monogramme I-H-S entouré de deux anges.»31 Comme on le voit, la description est très incomplète et, par tant, inintelligible : il y manque les mentions des trois clous, de la croix et de la gloire rayonnante. Lachèvre, en outre, n’identifia pas le mono gramme, ce qui ne laisse pas de surprendre. Or cette marque reproduit, avec tous ses attributs, l’emblème des jésuites ainsi décrit dans YArm o rial de Saint-Saud : «Le sigle médiéval du Christ, appelé aussi de JésusSauveur [IHS surmonté d’une croix], dans une gloire à rayons générale ment inégaux, dont quelques-uns ont la forme de flammes, les 3 clous de la Passion au bas de l’H.»32 Que vient faire l’emblème des jésuites sur les Œuvres diverses de Cyrano ? Apparaissait-il souvent comme marque sur des pages de titres d ’œuvres non religieuses? A l’issue d’un examen fastidieux, page par page, des cinq volumes du Tchémerzine, une réponse s’impose: la pré sence de cet emblème sur les œuvres de Cyrano est un phénomène exceptionnel. Le résultat obtenu est maigre et sa fiabilité n’est pas abso lue (bien que Tchémerzine ait reproduit une quantité impressionnante de pages de titres, il ne reproduit que celles qu’il a vues et celle dont il est question ici n’y figure pas) : compte tenu de cette réserve, à l’excep tion des dix pages de titre de diverses éditions de l'im itation de Jésus29 Pour les détails de cette affaire, voir Lachèvre, op. cit., II, p. 316-320, qui reproduit les actes du procès. 10 Les pages de titre se lisent ainsi : L es Œ uvres d iverses de M onsieur de C yrano B er gerac. A Paris, chez Antoine de Sommaville, au Palais, sur le second perron allant à la Sainte-Chapelle, à l’Escu de France. 1661 ; L es Œ uvres diverses de M onsieur de C yrano B ergerac. Sur l ’im prim é. A Paris, chez Charles de Sercy, au Palais, dans la Salle Dauphine, à la bonne Foy, 1661. Sl Op. cit., II, p. 306. Comte de Saint-Saud, A rm orial d es P rélats fra n ça is du XIXe siècle, Paris, Daragon, 1906, p. 227. Saint-Saud y ajoute la devise «Ad m ajorem D ei gloriam ». Voir l’om niprésence de cet emblème dans le très beau livre de François Lebrun et Elizabeth Antébi, L es Jésuites ou la gloire de D ieu, Stock-Antébi, 1990.
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Christ de Pierre Corneille, l’emblème, généralement complet (les deux angelots sont un ornement supplémentaire), n’apparaît que dans neuf cas, dont deux seulement ne concernent pas la religion, mais ne concer nent pas non plus les « belles-lettres »33. Par ailleurs, un examen de l’ou vrage de Renouard confirme Y inexistence de cet emblème, en tant que marque, sur les pages de titres d’ouvrages littéraires à Paris34. Parmi les neuf cas en question, une marque quasi identique, dont les différences infimes n ’échappent pas à un œil averti, se retrouve une seule fois, sur la page de titre d’un ouvrage posthume de Jean Duvergier de Hauranne (cf. fig. 1 et 2, au format réel). La piété du sujet pouvait expliquer une marque religieuse, mais pourquoi l’emblème des jésuites ? Une incursion détaillée, dans les deux exemplaires que j ’ai eus en main (à la bibliothèque municipale de Marseille et à la B.N.), réserve quelques surprises: premièrement, l’achevé d ’imprimer (25 janvier 1670) est antérieur à l’approbation de C. Patu, docteur de Sorbonne (3 février 1670); deuxièmement, la pagination, normale jusqu’à la page 192, continue avec un retour en arrière (il y a donc deux fois les pages 185-192) ; troisièmement, la page 192 (normale) se termine avec la pen sée 470 et la remarque «L’argent» et la page 185 (anormale), qui la suit, commence avec la pensée 529, dont le premier mot est «L’argent». Il manque donc 59 pensées. A ces anomalies s’en ajoute une autre, dans l’exemplaire de la B.N. : les cahiers P et Q ( i.e . les pages 170-191) pré sentent un texte en surimpression, exemple curieux de palimpseste, quelquefois en tête-bêche35. Jean Orcibal n ’a indiqué que l’anomalie de la date de l’approbation. Il déclare que la première édition (celle ici en question) compte 816 pensées, alors que la seconde (1679) n’en compte que 757. Il est exact, certes, que la dernière pensée de l’édition de 1670 porte le numéro 816, mais si on soustrait les 59 pensées manquantes, on arrive aussi, comme en 1679, à 757. Jean Orcibal a-t-il eu en main un 33 Voici les neuf cas relevés dans la Bibliographie d ’éditions originales e t rares d ’a u teurs fra n ça is des X V , XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. 1927-1933 / Paris, Hermann, 1977 : D e p o testa te P apae (...), Jean Barclay, 1609 (I, p. 458) ; Théâtre de la nature universelle, Jean Bodin, 1597 (I, p. 727); L ’Androgyn, Jean Dorât, 1570 (III, p. 4); La Vie de St M artin , Pierre du Ryer, 1650 (III, p. 135); Pensées chrétiennes su r la pau vreté, (Jean Duvergier de Hauranne), 1670 (III, p. 160) ; R ecueil de serm ons choi sis (...), Fénelon, 1706 (III, p. 213); L ’Am ante convertie (...), (duchesse de la Vallière), 1690 (IV, p. 101) ; Réflexions su r la m iséricorde de D ieu (...), (duchesse de la Vallière), 1718 (IV, p. 103); H om élies d ’Astérius (...), Maucroix, 1695 (IV, p. 655). 34 Ph. Renouard, L es M arques typographiques parisienn es d e s X V et XVIe siècles, Paris, Champion, 1926. 35 Par exemple, les pages 170 et 171 ont été imprimées sur les pages 186 et 187, très pâles ; 174 et 175 sont en tête-bêche sur 174 et 175, très pâles, etc. Bref, on a recy clé le papier par mesure d ’économie.
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exemplaire de 1670 qui contenait réellement 816 pensées ou a-t-il été trompé par les chiffres ? Quoi qu’il en soit, les exemplaires de Marseille et de la B.N. contiennent des indices typographiques qui trouvent une explication: ils sont la trace, assez grossière, d’une censure 36. Les inédits de Saint-Cyran concernant l’usure, que J. Orcibal a publiés, montrent le désaccord total des jansénistes et des jésuites sur la pratique du prêt à intérêt37. C ’est pourquoi l’emblème des jésuites sur un ouvrage de cette nature n ’a pas lieu d’étonner. Par contre, sa présence sur les Œ uvres diverses de Cyrano est aty pique. La marque d’une page de titre attire toujours le regard: l’em blème, ici, s’exhibe et cette ostentation constitue une deuxième anoma lie. Car il ne s’exhibe pas toujours, à preuve le bandeau de bois grossier qui décore la première page de texte des Pensées de D assoucy dans le Saint-Office de Rome (1676): l’emblème y est au complet, angelots inclus (cf. fig. 3). Ces Pensées, Dassoucy les a composées durant son incarcération à Rome. Il s’est plaint, dans les Rimes redoublées, de «Sa Sainte Persécution», l’évêque d ’Héliapolis. Il ne savait pas, mais nous le savons, que cet évêque « de partibus infedilium », alias Pallu, avait été de la Cie du S.S. et une des premières brebis de l’Aa du père Bagot38. A la poursuite et à la censure de l’auteur de Tartuffe et de Dassoucy par la Cie du S.S. devrions-nous maintenant ajouter celles de Cyrano? Est-ce un hasard si les Œ uvres diverses contrefaites par Sommaville sous la marque des jésuites ne contiennent pas A grippinel
Madeleine
A lc o v e r
Rice University, Houston, Texas 36 II pourrait s’agir d ’une censure en cours d ’impression, ce qui expliquerait la pagi nation norm ale après l’anomalie des doubles pages 185-192. 37 La Spiritualité de Saint-Cyran avec ses écrits de p ié té in édits , Paris, Vrin, 1962, p. 141-142 et 445-448. Sur la question, voir l’admirable étude de Bernard Grœthuysen, L es origines de l ’esprit b ourgeois en France. I. L ’Eglise et la bourgeoisie, Paris, Gallimard, 1977. 18 Dassoucy, L es R im es redoublées, Paris, Nkgo (sic), s.d. (1672 ou 1673) (Ars. 8° BL 9114), p. 12-1 A. Henri Prunières, qui a mis la main sur des lettres de Dassoucy aux archives de Turin et qui a eu recours aussi aux archives des affaires étrangères, affirme catégoriquem ent: «N ous savons que Dassoucy fut arrêté sur la dénoncia tion de l’évêque d ’Héliapolis, François Pallu», («Véridiques aventures de Charles D assoucy», La Revue de P aris, 29e année, T. VI, nov-déc. 1922, p. 126). Dassoucy déclare à sa dédicataire, M arguerite Louise d ’Orléans, duchesse de Toscane: « Grâce à la modestie du temps et à la sainteté du siècle, ce livre est tellement espuré, qu’il ne craint plus la coupelle.»
LE MATÉRIALISME DANS L ’AUTRE MONDE DE CYRANO DE BERGERAC La rhétorique littéraire, pourvu q u ’elle soit rigoureusem ent accom plie, ne se réfère à l ’id éo lo g ie d ’une époque q u ’en l ’opposant à elle-m êm e et en la séparant d ’elle-m êm e, en faisant apparaître ses con flits internes, donc en la critiquant. Pierre M acherey, A quoi pense la littérature, Paris, PUF, 1990.
Depuis la découverte des manuscrits de L’Autre Monde ou les Estats et Empires (ou Empires et Estats) de la L u n e\ le «m atérialisme» de Cyrano de Bergerac est reconnu et largement documenté. Lachèvre2 a été le premier à déplorer l’impiété de cet auteur, et les études impor tantes d’Henri Busson3 et de René Pintard4 ont définitivement placé Cyrano en plein courant libertin et ont bien reconnu l’influence qu’il a exercée sur les philosophes matérialistes du XVIIIe siècle. Les discus sions de L ’Autre Monde sur la religion et sur la cosmologie anticipent 1
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M anuscrit de Munich : L ’autre M onde/ou/L es E m pires et estatz/D e la lune, (420 Gall. 419), Bayerische Staatsbibliothek, Munich. M anuscrit de Paris: L ’autre M onde ou/Les E stats & E m pires/D e La Lune, (B.N. fonds fr., nouv. acq. n° 4558), Bibliothèque nationale, Paris. M anuscrit de Sydney : L ’autre M onde/O u/L es E m pires et E stats de La Lune, (RB Add. Ms. 68.) Fisher Library, University of Sydney, Sydney. F. Lachèvre, Les Œ uvres libertines de C yrano de B ergerac P arisien (1619-1655) précédées d’une notice biographique par Frédéric Lachèvre, tome premier, (1922) Genève, Slatkine Reprints, 1968. H. Busson, La Pensée religieuse fra n ça ise d e Charron à P ascal, Paris, J. Vrin, 1933. Le L ibertinage érudit dans la prem ière m oitié du XVIIe siècle, Paris, Boivin et Cie ; Genève, Slatkine Reprints, 1983, Nouvelle édition augmentée d ’un avant-propos et de notes et réflexions sur les problèmes de l ’histoire du libertinage.
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sur les impiétés de ses illustres successeurs et invitent, après coup, à une lecture téléologique des écrits de Cyrano. Cyrano, toutefois, n’est pas seulement un «philosophe matéria liste». Ses productions les plus importantes sont incontestablement ses voyages fictionnels à la lune et au soleil, qui renferment de nombreuses idées philosophiques. Mais Cyrano, est d’abord romancier. On a sou vent suggéré qu’il a choisi la forme romanesque, plus ambiguë et plus allusive, pour éviter la censure qu’aurait attirée inévitablement une œuvre d ’une forme plus nettement philosophique5. Il n’en est pas moins vrai que Cyrano a choisi d’incarner ses idées philosophiques dans un récit où la trame narrative et le décor symbolique se complètent et s’étayent mutuellement. Le roman diffère du discours philosophique, qu’il soit en forme de dialogue ou de dissertation. C ’est une fiction qui comporte une mise en intrigue, détaillant les actions de personnages fictifs et inscrivant leur évolution dans le temps et dans l’espace. La fiction est en quelque sorte en porte-à-faux par rapport au projet philosophique qui, lui, prétend dire la vérité, décrire la réalité, expliquer le monde. Dans le monde roma nesque, l’imaginaire est une composante active qui a son dynamisme et ses lois propres et qui traverse les idées, les transforme et les déforme. C ’est bien pourquoi, dans la tradition de la philosophie française, l’ima gination, la «folle du logis», a été systématiquement dévalorisée par rapport à la raison, et à la fin du XVIIIe siècle la « littérature » s’est sépa rée de la philosophie comme genre. L’imagination peut également infléchir et éclairer le discours philo sophique6, comme l’attestent les discours imagés des philosophes. En joignant la philosophie à la fiction, les romans de Cyrano invitent à une lecture particulière conciliant ces deux activités qui contribuent à la conceptualisation du monde et en opèrent la synthèse. De même que la philosophie s’élabore à partir des grandes questions ontologiques et téléologiques, on pourrait dire que le roman, à partir d’une histoire pré sentant les faits tels qu’ils pourraient être, élabore au moyen des struc tures narratives un commentaire sur la réalité. Toutefois, le commen taire que croyait faire l’auteur n ’est pas nécessairement le même que celui que perçoit la diversité des lecteurs7. 5
Le fait que les romans de Cyrano n ’ont circulé de son vivant que sous la forme de m anuscrits clandestins dément en quelque sorte le bien-fondé de cette hypothèse com m e explication globale.
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Voir M ichèle Le Dœuff, R echerches su r l'im agin aire philosophique, Paris, Payot, 1980 et P. Macherey, A quoi p en se la littératu re, Paris, PUF, 1990. « [...] l’œuvre telle qu’elle est écrite par son auteur n’est pas exactement l ’œuvre telle q u ’elle est expliquée par la critique. [...] par l’utilisation d ’un langage neuf, le
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Nous voudrions explorer ici l’inscription du «m atérialisme» dans les romans de Cyrano en considérant le rapport entre le côté «rom an» d ’une part et le côté «philosophie», d ’autre part. Nous essayerons de cerner le phénomène matérialiste chez Cyrano en tenant compte du mouvement global de son entreprise romanesque. Il est clair qu’aucun des protagonistes des deux voyages imaginaires n’incarne la philosophie, matérialiste ou autre, de Cyrano. La multipli cité des sources et l’enchevêtrement des discours des nombreux interlo cuteurs de Dyrcona en donnent la preuve. Dans son article magistral, «Cyrano de Bergerac et la philosophie»8, Olivier Bloch parle du pro cessus de «radicalisation matérialiste»9 qui caractérise les romans de Cyrano et conclut qu’ [ ...] on p o u rra it, à q u e lq u e d e g ré, re tro u v e r d a n s ceu x [les d isco u rs p h ilo so p h iq u e s d e s E ta ts e t E m p ir e s d e la L u n e] qui se su c c è d e n t e n su ite le m ê m e ty p e d ’in fle x io n , les m ê m e s in fle x io n s d an s l ’en se m b le c o n v erg en te s, e t y sa isir en fin de c o m p te le u r m o u v e m e n t d ’e n sem b le, so rte de p ro g rè s ou d ’in itia tio n , p a r le q u e l les d o n n é e s lib e rtin e s et/o u m até ria liste s s ’a c c u m u le n t, se re n fo rc e n t et s ’ex a c e rb e n t v ag u e ap rès v ag u e, ju s q u ’au d isc o u rs dern ier, d é m o n ia q u e , d u fils d e l ’h ô te 10.
Tout en étant d ’accord avec Bloch quant à l’inscription des idées matérialistes dans les discours et les dialogues du roman, nous vou drions explorer leur contextualisation dans le roman dans son ensemble. Il faudrait aussi examiner l’«im aginaire» matérialiste de Cyrano, qui informe et dépasse sa pensée, de même que le roman dans son ensemble englobe et développe sa philosophie. La philosophie de Cyrano ne se trouve pas seulement dans les idées philosophiques des personnages, mais également dans la description de leurs actions, des lieux et des paysages. De même, les voyages de Dyr cona à la recherche des secrets de l’univers, donnent lieu à des médita tions sur la nature de la matière même et du cosmos. Dans ce dernier cas, la fiction de ce voyage imaginaire se double d’une véritable vision de la matière que nous essayerons d’articuler avec la pensée proprement philosophique. C’est donc le contexte littéraire des idées matérialistes
critique fait éclater en l’œuvre une différence, fait apparaître qu’elle est autre q u 'elle n ’est» Pierre Macherey, P our une théorie de la produ ction littéraire, Paris, Maspéro, 1974, p. 15. " XVII’ siècle, n° 149, p. 337-347. v Ibid., p. 346. 10 Ibid., p. 347.
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de Cyrano qui nous intéressera ici, ainsi que l’importance qu’il attribue à l’imagination et le rôle qu’elle joue dans la représentation. Prenons d’abord la notion du matérialisme afin de bien cerner le phé nomène cyranien. En effet, le terme «m atérialiste» n’a été utilisé pour la première fois qu’aux alentours de 1660 dans son acception moderne : «il n’y a rien dans le monde qui ne soit corps ou matière.»11 L’opposi tion entre la tradition matérialiste et la tradition idéaliste, utilisée d ’abord par Platon, qui distingue «les Fils de la Terre» des «amis des Formes», ne s’affirme en France que vers la fin du XVIIe siècle. Bloch souligne le côté péjoratif de l’appellation «m atérialiste», la clandesti nité qu’elle impose et la marginalité qu’elle implique. Parler d ’un Cyrano matérialiste, c’est donc imposer rétrospectivement une catégo risation qui exige des qualifications et des nuances. Il est légitime et utile, néanmoins, de parler de son matérialisme précisément à cause des liens que Cyrano établit dans sa fiction entre les questions matérielles et les questions religieuses. Une telle discussion permettra de cerner la dynamique et la complexité de la pensée cyranienne. La multiplicité des sources souligne la polyvalence de l’œuvre de Cyrano. Lecteur des matérialistes de l’Antiquité, il est également le dis ciple de Campanella, de Gassendi et de Descartes, et développe sa pen sée par rapport à la leur. Toutefois, Cyrano matérialiste ne l’est pas à la manière des sources antiques pré-scientifiques, comme Lucrèce et Epicure, ni comme le sera un d’Holbach, ou un La Mettrie. Le monde roma nesque de Cyrano s’inspire dans sa forme et dans son contenu d’une grande diversité de penseurs et d’écrivains, puisant dans l’antiquité et passant par Aristote, les matérialistes padouans, Copernic, Giordano Bruno, Galilée. Au début de l’époque moderne, Cyrano met en scène un narrateur autodiégétique12, qui raconte sa propre aventure. Ce person nage n’est pourtant qu’un élément parmi d ’autres dans la trame du roman et se démarque de l’auteur Cyrano. Le voyage du narrateur-héros est un voyage fictif aux origines du monde et aux sources de la vie. Jalonné par des rencontres et des réflexions philosophiques, le voyage est symbolique de l’initiation progressive du héros aux secrets de l’uni vers.13Mais la matière même, dans son évolution et ses transformations, joue un rôle également important. 11 O. Bloch, Le M atérialism e, Paris, PUF, 1985, p. 6. Il s’agit de l’Anglais, Henry More dans ses D ivin e D ialogues, publié en 1666. 12 Ce narrateur n ’a pas de nom dans L ’A utre M onde, mais ce même personnage s’ap pelle Dyrcona dans L ’H istoire com ique d e s E stats & E m pires du Soleil. Puisqu’il s’agit du même personnage, nous avons choisi pour simplifier d ’utiliser ce nom éga lem ent dans notre discussion de L ’Autre M onde. 13 R. Chambers, «L'Autre m onde, ou le mythe du libertin», E ssays in French L iterature, 8, 1971.
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Notre analyse du matérialisme romanesque doit donc tenir compte de cette représentation de la matière. Le roman dans son ensemble est le chantier où s’élaborent une mise en scène et une pratique de la matière, et où cette matière joue le rôle d ’un véritable personnage. L’espacetemps du roman, dans le dynamisme de sa narrativité, est la condition de possibilité d’une certaine présentation de la matérialité et constitue lit téralement un monde au sens cosmologique. Nous trouvons dans ces voyages imaginaires une longue élaboration et une méditation sur la nature de la matière et du cosmos, et la dialectique de l’infiniment grand et de l’infiniment petit rythme l’œuvre. C ’est dans cette opposition dia lectique que réside la clé du matérialisme de Cyrano. Dans la première moitié du XVII' siècle les découvertes de Copernic et le procès de Galilée focalisent les débats sur la matière et sur sa dis position dans l’espace, les côtés philosophique et théologique étant inextricablement liés au côté «scientifique» des questions posées. L’existence du vide est l’une des grandes questions qui jouent un rôle crucial dans les romans de Cyrano. Descartes et Gassendi sont les repré sentants les plus illustres de deux traditions différentes, et ce sont eux qui inspirent Cyrano. Les plénistes, tels les théologiens de la lignée aristotélicienne et Des cartes, croyaient que le vide n’existait pas, que «la nature avait horreur du vide» et que l’univers était littéralement plein. Pour Descartes, le monde est matériel et l’essence de cette matière est l’étendue. De là il s’ensuit que «nous concevons qu’il n’est pas possible que ce qui n’est rien ait de l’extension»14. Il ne peut donc y avoir de ce «rien» dans le monde. Dans le dualisme de Descartes, seule l’âme n’a pas d ’extension. Admettre un vide dans le monde, ce serait ouvrir une brèche qui en détruirait le mécanisme. D ’autre part, l’âme, cette partie immortelle de l’homme, ne se distinguerait plus du non-être. Pour Descartes, il n ’y a que Dieu qui soit infini et l’étendue de l’univers est indéfinie puisque Dieu est toujours plus grand que sa création. Les jeux de mots du ratio nalisme cartésien s’inscrivent dans la lignée du projet aristotélicien. Pour les «plénistes» comme Descartes, la matière est divisible à l’infini, c ’est-à-dire qu’il n’y a pas de limites quant à l’infiniment petit. Ce qui caractérise la cosmologie de Descartes et des autres plénistes, c’est sa densité et son impénétrabilité. Le philosophe se trouve au sein d’une matière dont l’organisation est le reflet de son propre être. C ’est «[un] monde plein où l’imagination étouffe; monde encombré, où tout mouvement est entravé»15. La matérialité de l’univers de Descartes est 14 Œ uvres et L ettres, Paris, Gallimard, 1958, p. 620. 15 H. Tuzet, Le cosm os e t l ’im agination, Paris, Librairie José Corti, 1965, p. 65.
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comme refermée sur elle-même, excluant tout ce qui n’est pas elle, y compris l’esprit. Dans ses romans, Cyrano relève certaines contradic tions chez Descartes et le critique tout en s’inspirant de sa pensée. Gassendi et ses disciples et, plus tard, Pascal insistent sur l’existence du vide. En soulignant l’importance de l’expérience et de l’expérimen tation, ils combattent Aristote et lui opposent les idées de Lucrèce et de Démocrite. Pour Lucrèce et les autres atomistes, il faut un vide où les atomes, les plus petites parties de la matière, puissent se mouvoir et l’univers s’étend à l’infini. Les atomes sont indivisibles, c’est-à-dire irréductibles à autre chose qu’eux-mêmes. Ce vide est comme la consé quence naturelle des prémisses de l’atomisme. Puisque chaque atome est un tout insécable, il faut que les atomes se distinguent là où un atome en touche un autre16. Les atomes constituent un centre, un noyau et sont la seule constante dans l’univers atomiste17. Ces courants d’idées opposés sont l’un et l’autre matérialistes à leur façon, et dans leur conception de la matière, et dans leurs implications par rapport aux dogmes du christianisme. Au fond la pensée atomiste n ’est pas plus «m atérialiste» à cette époque que la pensée «pléniste» d ’un Descartes, et les deux hérissent également les chrétiens ortho doxes. A première vue on serait tenté de rapprocher Cyrano des « matéria listes » de la lignée lucrétienne. Ses personnages affirment presque sys tématiquement leur croyance à l’existence du vide, et affichent des idées impies et à l’encontre de l’orthodoxie chrétienne18. Toutefois une 16 Citons Giordano Bruno : « Et comme les extrémités de deux corps en contact ne for ment pas un continu, il s’ensuit que deux surfaces sont séparées par un espace indi visible, interstice entre les corps que Démocrite a nommé le vide», D e M inim o, II, X (O péra, I. III, p. 223) cité par P.-H. Michel, La C osm ologie de G iordano Bruno, Paris, Hermann, 1962, p. 146, et P.-H. Michel ajoute le comm entaire suivant (p. 147) : « S ’ils occupaient tout l’espace, les atomes ne se distingueraient plus entre eux, ils ne pourraient plus évoluer, se mouvoir, constituer des corps. En sorte que le monde matériel est formé de deux éléments aussi nécessaires l’un que l’autre, qui possèdent l ’un et l ’autre et qui seuls possèdent le privilège de la continuité: ‘Il n ’est rien en dehors des atomes, de simplement plein (entendons: il n ’est pas de continu plein) et il n ’est rien, en dehors de l’espace de simplement vide’.» D e M inim o, II, IV O péra, I, III, p. 200. 17 «L ’atome est bien rêvé d ’abord comme inexpugnable et insécable intimité, bien avant que d ’être l’élém ent que l’atomiste fait jouer dans son puzzle», Gilbert Durand, L es Structures anthropologiques de l ’im aginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 301. 18 A. M cKenna va ju sq u ’à suggérer que les romans de Cyrano «peuvent être lus com m e une série de pam phlets», évoquant particulièrement « le concentré de l’ex posé matérialiste de l ’Espagnol». «D es pamphlets philosophiques clandestins», XVIIe siècle, n° 195, p. 245.
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autre vision se dessine en filigrane et en parallèle dans le déroulement textuel: un univers plein en forme de grand animal, des corps qui se débarrassent de la matière pesante qui les leste, des âmes qui cherchent un autre corps et ainsi de suite. Dès le début de L ’Autre Monde, le narrateur-héros témoigne de son double intérêt pour la matière et pour la cosmologie quand il s’interroge sur la nature de la lune. Pour lui, la lune bénéficie d ’un statut tout privilégié: «[... ] ie croy [... ] que la Lune est vn monde comme celuy-cy, a qui le nostre sert de Lune.»19 Sa décision d’aller vérifier et toutes ses interrogations subséquentes découlent de cette préoccupation initiale et de l’importance indubitable qu’il attribue à l’expérience. La première grande discussion sur la cosmologie a lieu quand Dyrcona atterrit dans Nouvelle France, de l’autre côté de la terre. C ’est la première fois que Dyrcona élabore ses propres idées et dans ses propos nous trouvons l’ensemble des thèmes et des images qui reviendront ensuite: l’image d’un univers pomme/animal, la notion d’un univers infini, la dialectique entre le feu et la matière. Etonné qu’il fasse encore jour en dépit de la durée du voyage20, Dyrcona conclut que la terre a tourné, ce dont il fait part au Gouverneur. Celui-ci allègue les raisons traditionnelles, aristotéliciennes, contre le mouvement de la terre que le narrateur croit avoir prouvé par le fait même de son voyage. Réfutant les arguments périmés du Gouverneur, Dyrcona prend la pomme comme exemple pour à la fois illustrer et prouver que le soleil constitue un centre autour duquel tourne la terre: P re m iè re m e n t il e st d u sen s co m m u n d e c ro ire q u e le S o leil a p ris p la c e au c e n tre d e l ’v n iu ers, p u isq u e to u s les c o rp s qu i so n t d an s la n atu re o n t b e so in g d e ce feu rad ic a l, q u il h ab ite au c œ u r du ro y a u m e p o u r e stre en e stâ t de satisfaire p ro m te m e n t a le u rs n é c e ssite z , e t q u e la c a u se d es g é n é ra tio n s so it p la c é e e sg a lle m e n t e n tre les co rp s o u e lle agit, d e m e sm e q u e la sag e n atu re a p la c é les p artie s au m ilie u d e l ’h o m m e , les p ép in s d an s le c e n tre d es p o m e s ; [ . . . ] C a r c e tte p o m m e e st vn p e tit v n iu e rs à soy m e sm e d o n t le p ép in p lu s c h a u d q u e les au tres p artie s e st le S o leil, q u i re p e n d a u to u r d e soy la c h a le u r c o n se ru a tric e d e son g lo b e ...21
|g Cyrano de Bergerac, L'Autre M onde Ou Les E m pires e t E stats d e la Lune, édition diplomatique du manuscrit de Sydney, éd. Margaret Sankey, Paris, Minard, 1995, p. 2 [2]. Nous signalons entre crochets carrés la pagination du manuscrit. « ... i’eus linsolence de m ’imaginer qu’en faueur de ma hardiesse, Dieu aurait encore vne fois recloué le Soleil aus cieus, afin desclairer vne si genereuse entre prise», ibid., p. 4 [8]. al Ibid., p. 6 [13-14].
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La pomme est le symbole d’un univers héliocentrique en miniature et représente l’image réconfortante de l’unité. C ’est un tout organique dont les parties sont reliées par des liens nécessaires à la structure de l’ensemble. La valorisation du centre de la pomme22, le pépin, démontre l’importance attachée à la chaleur en tant que puissance de vie, de géné ration. Mais cette représentation cosmologique, quoique héliocentrique, donne l’image d ’un univers fermé, clos, bouclé, entier en soi, plutôt que de celle des espaces infinis de Lucrèce. Outre cette représentation de l’héliocentrisme, Dyrcona en donne une autre, d ’un univers infini cette fois-ci, mais plein et «tissé»: M ais l ’infiny si vous ne le com prenez en général, vou s le co n ceu ez au m oin s par parties, car il n ’est pas d ifficile de se figurer d e la terre, dufeu, de l ’eau, de lair, des astres, des cieus. Or l ’infiny n ’est rien q u ’vne tis sure sans bornes de tout cela 23.
S’ensuit alors l’image du feu qui dévore et purifie à la fois la matière, qui tient son existence de la matière, mais recrache ce qu’il ne peut pas assimiler, créant de nouveaux pays comme la Nouvelle France. Ici le feu est toujours symbole vital, opposé à la matière: le soleil se purge de la matière, se purifie, se nettoie. Dyrcona développe toute une théorie cosmogonique paradoxale où le feu du soleil a besoin de la matière pour se maintenir en vie, de sorte qu’il y a une espèce de retour cyclique où la matière est nécessaire au feu bien qu’elle lui soit inférieure: «Car com ment ces grands feus pourroient-ils subsister s’ils nestoient attachez à quelque matière qui les nourist.»24 Le feu purifie et repurifie cette même matière dans le cycle d’alternances. Cet animal-soleil n’est dirigé, semble-t-il, que par la faim, son but unique étant de se maintenir en vie. L’image de l’univers infini est finalement celle d’un grand animal solaire. Ainsi, la discussion sur l’infinie «tissure sans bornes» se développe insensiblement pour devenir cette représentation d’une bête dévorante qu’est le soleil et cette imagination délaisse progressivement ces espaces infinis vides, pour remplir l’espace d ’une vie grouillante, foi sonnante. Le voyage dans la lune continue l’image de cet univers ani mal où Dyrcona, plutôt que d ’emprunter ses fusées, est aspiré par la lune qui suce la moelle dont il est enduit. 22 La pomme est un symbole privilégié chez Cyrano, et nous aurons l ’occasion de revenir sur cette image-clé, surtout en ce qui concerne son atomisme. La forme de la pomme, qui explique son mouvement, ainsi que cette chaleur/feu vital qui se trouve à son centre, forment un ensemble où se cristallisent une certaine réflexion... 23 Ibid., p. 9 [22]. 24 Ibid., p. 10 [23],
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Arrivé dans la lune, Dyrcona rencontre le Démon de Socrate, qui lui servira de guide et qui lui présente d ’abord des idées matérialistes : Je luy d e m a n d a y s ’ils e sto ie n t d e s co rp s co m m e nous. Il m e re sp o n d it q u ’ouy ils e sto ie n t d es co rp s, m a is n o n p as co m m e n o u s, n ’y co m m e a u c u n e c h o se q u e n o u s e stim io n s tel, p a rc e q u e n o u s n ’ap ello n s vulg u a ire m e n t co rp s q u e ce q u i p e u t e stre to u ch é. Q u ’au re ste il ny a u o it rie n d an s la n atu re q u i ne fu st m atériel ; E t q u e q u o y q u ’ils le fu sse n t eus m e s m e s ; ils esto ie n t c o n tra in ts q u a n d ils v o u lo ien t se faire v o ir à n ous de p ren d re d es co rp s p ro p o rtio n e z à ce q u e nos S e n s so n t c a p a b le s d e c o n n o is tre 25.
Ce thème de la pauvreté des sens humains souligne une certaine vue du matérialisme et reviendra à plusieurs reprises dans les romans. Il suf fit de retenir ici que la matérialité décrite par le Démon transcende l’état humain imparfait, établissant ainsi un dualisme effectif entre l’humain et le non-humain au sein du discours «matérialiste». Mais un autre dua lisme, moins ambigu, se dessine quand le Démon s’empare du cadavre d’un jeune homme pour se donner un nouveau corps, son esprit/âme restant inchangé. Du point de vue de Dyrcona, le Démon semble vivre un certain dualisme tout en proférant des discours matérialistes. Gonzalès, l’Espagnol que Dyrcona rencontre à la cour du roi lunaire, continue la présentation des idées matérialistes. Condamné par l’inqui sition de son pays parce qu’il avait soutenu l’existence du vide, il donne une exposition assez confuse de la nature de la matière. Selon lui, il n’y aurait qu’une matière unique «qui comme vne excellente comediene ioue icy bas toute sorte de personages sous toute sorte d ’habits»26. Pour Gonzalès, le vide est nécessaire en tant que lieu du mouvement, pour expliquer les différences entre les éléments et surtout en tant que producteur de liberté. Le vide a une fonction symbolique autant que scientifique. C ’est le symbole global de la liberté, non seulement de la liberté du mouvement, mais aussi celle de penser et d ’imaginer libre ment. Le discours de Gonzalès fait ressortir d ’autres thèmes qui vont reve nir dans les romans: le feu, quoique matériel, est supérieur aux autres cléments («le feu le plus subtil, le plus desgagé de la matiere, et le plusJ' Ibid., p. 33 [79]. w Op. cit., p. 43 [102-3]. Le monde de Gonzalès ressemble au monde d’Héraclite dont Cyrano avait sans doute lu la vie dans Diogène Laërce, Vie, D octrines e t Sentences des P hilosophes illustres. Citons Diogène Laërce: «Voici en gros ses théories. C ’est le feu qui a tout créé et c ’est en lui que tout se résout. Tout est soumis au destin. C ’est le mouvement qui crée toute l’harmonie du monde. Tout est plein d de dém ons», Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 165.
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tost prest par conséquent a retourner chez soy»)27, mais se joint intime ment à la matière. Il y a comme une circulation constante de la matière de l’inanimé à l’animé, et inversement. La «sympathie» détermine la forme de cette matière en la poussant vers telle ou telle configuration : « Leau [...] ne nous brusle pas, acause qu’estant serrée elle demande par simpathie a resserrer les corps qu’elle rencontre»28. Les transformations de la matière première29 s’effectuent au moyen de contractions et de dilatations produites par cette «sympathie». En somme, toutes ces transformations font penser à la respiration animale et les éléments qui « serrent », qui « contraignent », prolongent cette métaphore en nous fai sant voir à quel point cette matière est vivante, animée d’une vie interne. Par l’importance qu’il attribue au feu dans les transformations et la cir culation de la matière, Gonzalès souligne les thèmes matérialistes en même temps qu’il annonce ce que Dyrcona apprendra au soleil. Les propos matérialistes prolifèrent dans les entretiens entre Dyr cona, le Démon de Socrate, les philosophes lunaires et le fils de l’hôte qui terminent L’Autre Monde. Ces discussions sur la matière et le cos mos sont étroitement liées aux discussions sur la religion. D ’abord le Démon de Socrate, chez qui nous avons déjà constaté un certain dua lisme, évoque, dans le contexte du respect que les vieux doivent à l’égard de leurs enfants, l’idée d’une âme distincte du corps. Pour lui, la naissance est due au hasard, mais : ... D ieu ne vous eust point rayé du calcul qu’il auoit fait des h om m es, quand vostre Pere fust mort petit garçon30.
Ensuite le jeune philosophe de la lune, fils de l’hôte, donne dans le même contexte une description matérialiste de la reproduction : C on clu on s de la que vostre pere estoit ob ligé en c o n scien ce d e vous lascher à la L um iere ; Et quand il penserait vous auoir beaucoup ob lig é
27 Op. cir., p. 48 [115]. 28 Ibid., p. 43 [104], 29 Bruno, D e la causa, p rin cip io e uno: « oltre ce le forme non hanno l’essere senza la materia, in quello se generano e corrompono, dal seno di quella esceno ed inquello si acognliono : perô la materia la quai sempre rimane medesima e féconda, deve aver la principal prerogativa d ’essere conosciuta sol principio substanziale, e quello che è, a che sempre rim ane; e le forme tutte insieme non in intenderle se non com e che sono dispozioni varie délia materia, che sen vanno e vengono, altre cessano e se rinuovano, onde non hanno riputazione tutte di principio», p. 68-69, éd. P. de Lagarde, Le O pere italiane di G iordano Bruno, Goettingue, Horstmann, 1888. Le rêve d ’une matière unique est au centre de la quête de Dyrcona. 30 Op. cit., p. 64 [150-51].
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d e vo u s faire en se c h a to u illa n t, il ne v o u s a d o n n é au fo n s q u e c e q u ’ vn to re a u b an al d o n n e aus v eau x to u s les io u rs dix fois p o u r se re s io u ir31.
Et le Démon poursuit son discours en évoquant les choux «intellec tuels » afin d ’insister à la fois sur la sensibilité universelle de toute vie et sur les sens imparfaits de l’homme: «il nous manque des sens capables de receuoir ces hautes especes»32. Les discours du Démon, en souli gnant l’imperfection des êtres humains, opposent toujours un certain dualisme au matérialisme lunaire. Quand Dyrcona insiste pour que les docteurs lui parlent de leur science un des docteurs évoque l’univers infini en forme de grand ani mal: Il m e re ste à p ro u u e r q u ’il y a des m o n d e s in fin is, d an s vn m o n d e infini. R e p ré se n te z u o u s d o n c lv n iu e rs c o m m e vn g ran d an im a l, les e sto ile s q u i so n t d e s m o n d e s c o m m e d ’a u tres a n im a u s d an s luy, q u i se ru e n t ré c i p ro q u e m e n t d e m o n d es a d ’au tres p eu p les, tels q u e n o u s, n o s C h e u a u s, les E le p h a n s.. E t n ous à n o stre to u r so m m e s au ssy les m o n d e s d e c e r ta in e s g en s e n c o re p lu s p etits, c o m m e d e s ch a n c re s, d es p o u x , d e s v ers, d e s ciro n s. C e u sc y so n t la terre d ’a u tre s im p erce p tib le s. A u ssy d e m e s m e q u e n o u s p a ra isso n s vn g ra n d m o n d e à ce p etit p e u p le, p eu testre q u e n o stre chair, n o stre san g , et nos e sp rits ne so n t a u tre c h o z e q u ’vne tissu re d e p e tits an im a u x q u i se n tre tie n n e n t, n o u s p re s te n t; m o u u e m e n t p a r le leur, e t se la isse n t au e u g le m e n t c o n d u ire à n o stre v o lo n té q u i le u r se rt de coch er, n o u s c o n d u is e n t n o u s m esm e, e t p ro d u ise n t to u t e n se m b le c e tte a c tio n q u e n o u s a p e llo n s la v ie 33.
Cet univers vitaliste et grouillant de vie présente l’image même de la plénitude dans sa «tissure de petits animaux», son emboîtement de mondes et sa cironalité universelle. C ’est un univers qui se referme sur lui-même et qui exclut toute idée de transcendance. Mais cette image contraste étrangement avec les discours matéria listes du docteur lunaire qui tient à établir l’éternité de la matière et l’origine étemelle du monde: ... l ’E te rn ité d u m o n d e ; e t l ’E sp rit d es h o m m e s n ’e sta n t p as a ss e z fo rt p o u r la co n ceu o ir, et ne p o u u a n t n o n p lu s s ’im a g in e r q u e c e g ra n d v n iu e rs si b ea u , si b ien ré g lé p e u st s ’estre fa it d e soy m e sm e , ils o n t eu re c o u rs à la c réa tio n . M a is se m b la b le s à celu y qui s ’e n fo n c e ra it d a n s la riu ie re d e p e u r d e stre m o u illé d e la p lu y e, ils se sa u u e n t d es b ra s d ’vn
" Ibid., p. 68 [157-8], M Ibid., p. 71 [165], ” Ibid., p. 73 [169-70],
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MARGARET SANKEY n ain , à la m ise ric o rd e d ’vn g éan t. E n c o re ne s ’e n sa u u e n t ils p as, c a r c e tte e te rn ité q u ’ils o sten t au m o n d e p o u r ne l ’a u o ir p eu c o m p re n d re ils la d o n n e n t à D ieu , co m m e s ’il le u r e sto it p lu s a isé d e l ’im a g in e r d e d an s l ’vn q u e d a n s l ’autre. C e tte a b su rd ité d o n c ou ce g éa n t d u q u e lie p a rle est la c ré a tio n . C a r d ites m o y ie v o u s p rie à to n iam ais c o n c e u c o m m e n t de rie n il se p eu t faire q u e lq u e c h o se 34.
Cette réfutation implicite de la position cartésienne affirme le rôle du hasard et se fonde sur l’atomisme. Le fils de l’hôte continue ses expli cations de la création qu’il attribue au mouvement des atomes joint à l’action du feu, «le constructeur et le destructeur des parties, et du tout de l’vniuers»35. L’importance attribuée au feu est primordial. L’origine du feu est postulée comme la rencontre entre un atome rond et un atome pyramidal : « Et la ronde dont l’estre est de se remuer venant àse ioindre a la piramidale, fait peutestre ce que nous apellons feu.»36 Le feu est ici immanent à la matière et ne suggère aucunement la transcendance que nous avons observée précédemment. L’activité du feu souligne le caractère cyclique des mouvements de la matière. La différence entre la matière animée et la matière inanimée, entre un arbre et une pierre d’une part, et entre l’homme et les animaux d ’autre part, se réduit dans ces explications matérialistes à une question de configuration d ’atomes. Là aussi nous voyons une extension logique des théories sur la nature qu’a annoncées Gonzalès. Un autre philosophe lunaire décrit les deux pratiques d’enterrement chez les lunaires qui supposent deux vues opposées de la matière. D ’abord l’incinération est considérée comme bien supérieure à la sépul ture parce qu’elle permet à l’âme de se séparer du corps et de s’envoler: C a r n o u s c ro y o n s q u e le feu a y a n t sé p a ré le p u r d e lim pur, e t d e c h a le u r ra sse m b le p a r sim p a th ie ce tte c h a le u r n atu re lle q u i fe so it l ’am e, il luy d o n n e la fo rce d e se le u e r to u s io u rs en m o n ta n t iu sq u e s à q u e lq u e astre, la te rre de c erta in s p eu p le s p lu s im m a té rie ls q u e n o u s, p lu s in te lle c tu e ls, p a rc e q u e le u r te m p e ra m e n t d o it re s p o n d re e t p a rtic ip e r à la p u re té du g lo b e q u ’ils h a b ite n t; E t q u e c e tte fla m e ra d ic a le s ’e sta n t e n c o re re c ti fiée p a r la su b tilité d es e le m e n ts d e c e m o n d e la, e lle v ie n t à c o m p o se r d es b o u rg e o is d e ce p ais e n fla m b é .37
Mais cette explication dualiste est à mettre en parallèle avec la forme d ’enterrement préférée des philosophes qui, elle, est nettement matéria 34 Ibid., p. 78 [180-81]. 35 Ibid., p. 79 [183], 36 Ibid. 37 Ibid., p. 88 [203],
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liste. Le philosophe est poignardé et son sang est bu par ses amis qui essaient de procréer immédiatement après. C ’est à la fois l’image de l’éternité par le recyclage et le retour étemel de la matière, et une repré sentation de la matérialité de tout. L’essentiel de l’être se trouve dans le sang, et rien que dans le sang qui circule à travers les générations. Ces scénarios, en hiérarchisant les pratiques, favorisent les vues matéria listes mais les complètent par cet autre thème purificatoire. Le point culminant du matérialisme dans L’Autre Monde se trouve dans les dernières discussions, où Dyrcona est confronté au philosophe lunaire qui réfute sa croyance en l’immortalité de l’âme. Reconnue comme la partie la plus osée du texte, la conclusion des manuscrits est entièrement changée dans la première édition de 1657. Le Démon de Socrate essaie d’aider Dyrcona en lui donnant des arguments pour qu’il puisse combattre les idées irreligieuses du philosophe lunaire et lui parle d ’une autre forme d’immortalité qui est de nouveau ce recyclage des éléments : A in sy ce g ra n d p o n tife q u e v o u s v o y e z la m ith re su r la teste, e sto it il y à p lu s de so ix a n te a n s vne to u ffe D ’h e rb e d a n s m o n iard in . D ieu e sta n t d o n c le p ere c o m m u n d e to u tes ses c re a tu res, q u an d il les a im e ro it to u tes esg a lle m e n t, n ’est il p as b ien p ro b a b le , q u ’ap rès q u e p a r cette M e te m p sic o z e p lu s ra iso n é e q u e la P y th a g o riq u e ; to u t ce q u i sent, to u t ce qui v eg ete ; E n fin ap rès q u e to u te la m a tie re a u ra p assé p a r l ’h o m m e ; alors ce g ran d io u r d u iu g e m e n t a rriu e ra , o u fo n t a b o u tir les p ro p h e te s les secrets de le u r p h ilo so p h ie 38.
Mais ce jeune philosophe va cette fois-ci au fond de la logique maté rialiste. Non seulement il réfute les miracles, alléguant la puissance de l’imagination, mais l’âme tout court est démolie par des arguments matérialistes : le ridicule de la résurrection de la chair est démontré dans l’exemple du chrétien qui mange le mahométan, ainsi que le ridicule d ’un Dieu qui joue à cache-cache avec les êtres humains plutôt que de se révéler. L’irruption d’un être diabolique met fin à cette discussion et Dyrcona est transporté à la Terre, retournant à son point d’origine et complétant son trajet circulaire. Cette conversation interrompue n’aurait pas pu aller plus loin dans la voie matérialiste, et la transformation du fils de l’hôte et de l’arrivée du Diabolus ex machina confirme l’hétérodoxie des vues exprimées. Mais l’ironie joue à plein - la logique interne du récit voudrait que Dyrcona, qui a suivi le matérialisme jusqu’au bout, puisse prendre une autre direction pour sortir de cette impasse. Ce Ibid., p. 94 [216],
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départ intempestif prête une certaine ambiguité à Dyrcona et on entend l’écho de ce «rire matérialiste » sceptique. Considérons donc le mouvement global de L ’Autre Monde pour résumer la représentation du matérialisme. Nous avons vu que, dans le dynamisme du roman, les discours sur la nature de la matière sont par fois matérialistes stricto sensu, et parfois proposent un certain dualisme. De plus, la cosmologie qui se dessine au cours des voyages de Dyrcona et par les spéculations des divers interlocuteurs oppose l’univers infini du matérialisme à l’image vitaliste d’un univers en forme de pomme ou de grand animal39. Ces modèles plutôt incompatibles sont traversés par les images récurrentes de la dialectique feu/matière, de la purification par le feu, et des schémas cycliques de la circulation de la matière. Ces oppositions et ces dualismes sont pourtant toujours présentés comme étant des vérités partielles. Assistant comme une ombre à toutes les découvertes de Dyrcona, le Démon de Socrate constitue un « pli » et un dédoublement du texte. Il guide Dyrcona, lui explique le sens de ce q u’il voit et lui indique l’importance primordiale du soleil transcendant dans l’économie universelle. Par ce moyen, les discours matérialistes, ainsi que tous les autres aspects du roman, sont relativisés dans l’antici pation d’un ailleurs où seront peut-être résolues les contradictions inhé rentes au monde et à son autre, la Lune. Une esthétique se dessine qui privilégie la rondeur des formes et la plénitude40. L ’H istoire com iqve des Estats & Empires du Soleil 41 est la suite du voyage lunaire. Dyrcona fait son voyage solaire par accident et pour s’échapper de la prison où il a été enfermé pour ses idées hétérodoxes exprimées dans L ’Autre Monde. Anticipé dans un rêve par son ami Colignac, ce voyage vers le feu solaire continue très explicitement le voyage précédent et permet à Dyrcona de poursuivre sa méditation sur la matière. Dyrcona se livre d’abord à une rêverie cosmologique, basée sur ses expériences vécues, et qui confirme la thèse copemicienne. Pour 39 Citons Bruno: «L ’infïnito non hà figura.» 40 Citons Gaston Bachelard: «D ans une telle imagination, [comme celle de Cyrano], il y a, vis-à-vis de l’esprit d ’observation, une inversion totale. L’esprit qui imagine suit ici la voie inverse de l’esprit qui observe. L’imagination ne veut pas aboutir à un diagramm e qui résumerait des connaissances. Elle cherche un prétexte pour multi plier les images et dès que l’imagination s’intéresse à une image, elle en majore la valeur. Dès l’instant où Cyrano imaginait le Pépin-Soleil, il avait la conviction que le pépin était un centre de vie et de feu, bref, une valeur» La poétiqu e de l ’espace, Paris, PUF, 1972, p. 143. 41 L es N ovvelles Œ vvres d e M on sievr de C yrano Bergerac, Contenant l'H istoire Com iqve d e s E stats & E m pires du Soleil, P lvsievrs Lettres, et A vtres P ièces Diuertissantes, Paris, Charles de Sercy, 1662.
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Dyrcona, le feu joue un rôle central dans la cosmologie: les planètes seraient des soleils éteints qui font mouvoir leurs lunes par la chaleur qui leur reste, évoquant ainsi l’image vitaliste d’un monde en dépérisse ment, et introduisant par là un certain dualisme. A la différence de la lune, l’opposée de la terre mais qui lui est supé rieure, le soleil par des signes annonciateurs révèle son caractère transcendantal : d’abord les origines de la vie dans la macule qui consiste en «vne crasse noire & gluante dont le Soleil s’estoit purgé»42 et d’où l’action/coction du Soleil produit la vie, et la langue originaire. Ensuite, Dyrcona subit des transformations en s’approchant du soleil: il se sent de plus en plus robuste et n’a besoin ni de manger ni de dormir: ... ie n ’au o is g a rd e d e d o rm ir, v eu q u e ie ne m a n g eo is pas, & q u e le S o leil m e re s titu o it b e a u c o u p p lu s d e c h a le u r ra d ic a le q u e ie n ’en d issi• 43 p o is .
Il découvre ensuite que, «par vne secrete nécessité de la lumiere dans sa source»44, il est devenu transparent. Il est toute vision, comme si son corps « n ’eut plus esté qu’vn organe de voir»45. Il explique ce phénomène en attribuant au soleil des qualités purificatrices : ... ie m e fig u re q u e le S o le il, d a n s v n e ré g io n si p ro c h e de luy, p u rg e b ien p lu s p a rfa ite m e n t les c o rp s d e le u r o p acité, en a rra n g e a n t p lu s d ro its les p e rtu is im p e rc e p tib le s d e la m a tiè re 46.
Ce don de conférer la transparence à la matière opaque est encore une qualité attribuée à ce feu solaire. Sur le plan matériel, le feu solaire s’est montré capable de suppléer à la nourriture et au sommeil: sur le plan spirituel, il révèle l’intériorité des choses. Du point de vue de l’observateur humain qu’est Dyrcona, le feu solaire est une forme privilégiée de la matière qui, par sa situation par ticulière dans l’espace et le rôle cosmologique qu’il joue par rapport à la Terre, se donne comme une essence et comme une transcendance. Tout ce qu’il verra dans le soleil jouera effectivement ce rôle transcendantal, parfois sur le mode burlesque, tel le royaume des amants, ou sur le mode allégorique, tel le paysage des sens.
43 41 44 45 4,1
Ibid., p. 171. Ibid., p. 191. Ibid., p. 195-6. Ibid., p. 195. Ibid., p. 196.
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En arrivant au soleil, Dyrcona constate qu’il n’est plus soumis aux lois de la pesanteur: «le Soleil est vn Monde qui n’a point de centre.»47 Puisque la matière solaire n’a pas de poids, il ne peut pas avoir de centre et par conséquent ne peut pas exercer d ’attraction. Attraction pourtant il y a, sur le plan psychique, spirituel: son instinct l’entraîne «au plus creux d ’vne lumiere sans fonds»48. Ce côté éclairé du soleil représente pour le narrateur le point où les contradictions se résolvent, où l’on ren contre la matière première, débarrassée de tout son poids. Ce monde est centre, sans pourtant avoir de centre, c ’est la rencontre de la lumière et de la chaleur pures avec la matière pure: paradoxe qui fournit comme une apothéose de la vision de Cyrano et qu’en tant qu’être humain il trouve difficile à vivre. Toutefois, chez Dyrcona, cette constatation entraîne un dilemme : le soleil se présente comme une essence d ’une nature quasi-platonicienne, mais ces «grandes Plaines du jour»49 sont impénétrables à l’esprit de Dyrcona et il est finalement content de quitter ce pays qui reste étranger à sa compréhension : le m e se n tis to u t ém e u de jo y e , & ie m ’im a g in a y q u ’in d u b ita b le m e n t c e tte jo y e p ro c e d o it d ’v n e sec rette sim p a th ie q u e m o n e stre g a rd o it e n c o r p o u r son o p a c ité 50.
Ce qui est souligné, c ’est le dualisme entre ces deux aspects de son être : la réalité solaire est inaccessible à Dyrcona. Sa sortie de ce pays est représentée comme une défaite. Son « opacité » est ressentie comme une «infirm ité de la m atière»51 bien qu’elle le réconforte. Ce dualisme pri vilégie la matière pure, mais Dyrcona n’est à l’aise qu’avec l’ombre opaque de son corps. Dyrcona s’endort après cette expérience révélatrice et quand il se réveille, il se trouve devant un arbre dans la campagne auparavant déserte, arbre qui, par sa perfection immuable, est comme une essence d’arbre: S o n tro n c e sto it d ’o r m a ssif, ses ra m e a u x d ’arg en t, & ses fe u illes d ’é m e ra u d e s, q u i d e ssu s l ’é c la ta n te v e rd e u r d e le u r p ré c ie u se su p e rfi c ie, se re p re se n to ie n t c o m m e d an s vn m iro ir les im a g e s d u fru it q u i p en d o it à l ’e n to u r52.
47 Ibid., p. 211. 48 Ibid., p. 213. 49 Ibid., p. 209. 50 Ibid., p. 214. 51 Ibid., p. 215. 52 Ibid., p. 218.
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C ’est un arbre dur, un arbre-bijou, fait de lumière pétrifiée. Bien que la matière de ce côté du soleil soit moins plastique que celle de l’autre côté, elle participe des mêmes qualités. La matière dont il est composé bénéficie d ’un statut spécial: cette matière solaire est plus apte à se métamorphoser. Sa pureté est mise en relief par sa capacité de contenir et de refléter la lumière. La pomme de grenade qui se fait homme et qui est roi de ce peuple dont l’arbre est composé, explique et démontre la nature de ces êtres: ... ie vis entrer par la bouche le Roy de tous les Peuples dont il estoit vn cahos, encor il me semble qu’il fut attiré dans ce corps par la respiration du corps mesme. Tout cet amas de petits Hommes n’auoit point encor auparauant donné aucune marque de vie ; mais si-tost qu’il eut aualé son petit Roy, il ne se sentit plus estre qu’vn53. Ce petit roi et son entourage sont, dans leur ensemble, un micro cosme parfaitement coordonné, parce que le mouvement de chaque par ticule ou atome y est inhérent. Mais l’harmonie entre la matière et les formes qu’elle peut revêtir, vient du fait que le roi préside à ses trans formations et à ses métamorphoses54. Puisque celui-ci constitue comme le principe d ’organisation de ce «cahos», un dualisme règne évidem ment au sein de ce modèle par ailleurs atomiste, qui s’oppose à la notion matérialiste du hasard et à l’indépendance des atomes. Quand Dyrcona entre dans le royaume des oiseaux, il se trouve devant une vision purement matérialiste. Le procès que lui intentent les oiseaux apporte d ’autres représentations de la consubstantialité de la matière et de la pensée. Dyrcona est condamné à être mangé par les mouches. Pour le consoler, un des oiseaux de paradis qui le garde lui dit : ... tu passeras en leur substance : Oüy, tu auras l’honneur de contribuer, quoy qu’aueuglement, aux opérations intellectuelles de nos Mouches, & de participer à la gloire, si tu ne raisonnes toy-mesme, de les faire au moins raisonner55. " Ibid., p. 236-7. 1,1 Spink, French Free Thought from G assendi to Voltaire, London, Athlone Press, 1959, p. 60-61. «They [les animaux natifs du soleil dans les régions éclairées] are, like everything else in the universe composed o f atoms, each one of which is spontaneously active; that is why the tree dis-integrates before assuming a différent form; it is a colony o f minute autonomous beings. But though the tree is made of minute créatures, it is not moulded into shape or constructed by any outside agent; it is selfconstructing. Its métamorphosés are pure acts.» Spink a vu dans cet homme une image de l’atomisme au travail, une représentation de « l’acte pur». Pour nous, cette interprétation ne tient pas suffisamment compte du rôle crucial joué par le roi. M Op. cit., p. 348.
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Nous verrons un autre aspect de cette même explication matérialiste quand Dyrcona en viendra ensuite à parler à Campanella. Celui-ci sait d ’avance toutes les pensées de Dyrcona. La matière reflète fidèlement la pensée pour qui sait la lire : Campanella lui explique : . .. i ’a rra n g e a y to u tes les p arties d e m o n co rp s d a n s vn o rd re sem b lab le au v o stre ; c a r e sta n t d e to u te s p a rts situ é co m m e v o u s, i ’e x c ite en m o y p a r c e tte d isp o sitio n d e m atiere , la m e sm e p e n sée q u e p ro d u it en v o u s c ette m e sm e d isp o sitio n d e m a tie re 56.
Mais la vue cosmologique que Campanella lui expose est bien plus dualiste ; elle est basée sur le recyclage et la purification de la matière, qui doit nécessairement passer par le soleil : ... ce M o n d e cy n ’est fo rm é d ’a u tre c h o se q u e des e sp rits d e to u t ce qui m e u rt d a n s les o rb e s d ’autour, c o m m e so n t M e rcu re , V én u s, la T erre, M ars, Iu p iter, & S a tu rn e 57.
Il y a comme une circulation continuelle de « petits corps ignées »58 atomistes entre tous les globes de cet univers héliocentrique : «... l’eternelle circulation de ces petits corps de vie pénétré successiuement tous les globes de ce grand Vniuers.»59 Ce passage évoque pleinement l’image d’un univers vitaliste fermé sur lui-même. C’est un système cir culaire où début et fin coïncident. Cette circulation, qui incorpore en quelque sorte l’atomisme, consiste en une vaste entreprise dualiste d ’engloutissement et d ’expulsion: O r les so u p ira u x d u C iel so n t les P ô le s p a r o ù il se re p a ist d es a m es de to u t ce q u i m e u rt d a n s les M o n d e s d e c h e z luy, & to u s les A stre s so n t ses b o u c h es, & le s p o re s p a r o ù s ’ex h a le |> 'c] d e re c h e f ses e sp rits60.
Le soleil est cet objet paradoxal - ce centre, cette «sphere»61, «ce grand & parfait anim al»62 qui n’a pas de centre, qui est composé de feu mais qui ne brûle pas, ce lieu qui est contradiction par sa nature même, mais qui, de par son « existence », résume et dépasse ces contradictions et ces dualismes. Il est à la fois immanence et transcendance, où le dua 56 Ibid., p. 438-9. 57 Ibid., p. 464. 58 Ibid., p. 424. 59 Ibid., p. 425. 60 Ibid. 61 Ibid., p. 464. 62 Ibid., p. 465.
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lisme de l’entreprise purificatoire qui sépare et rejette est en quelque sorte neutralisé par le cycle des répétitions qui l’incorpore dans une syn thèse. Cette dialectique entre le feu et la matière réapparaît pourtant dans le curieux combat entre la remore et la salamandre auquel assiste Dyrcona et dont Campanella lui fournit des explications. Les salamandres possè dent toutes les qualités du feu : le mouvement, la chaleur, la lumière et leur forme triangulaire est celle de la spiritualité. La remore, en revanche, participe de toutes les qualités de l’humidité et de la matière : elle est grosse, pesante et carrée63. Le feu est, pour la première fois dans les romans, nettement dévalorisé par rapport à la matière. L’explication, très claire au niveau symbolique, se trouvera dans l’action qu’accomplit la salamandre: elle tue les arbres. Cet épisode est une allégorie qui vou drait représenter et réconcilier les aspects destructeur et constructeur du feu et leur rapport avec la matière. La bête à feu est symbole première ment de la destruction : On verrait en ce globe où nous sommes les Bois fort clair semez, à cause du grand nombre de Bestes à feu qui les desolent, sans les animaux Gla çons qui tous les jours à la priere des Forests leurs amies, viennent gué rir les arbres malades64. Dans la symbolique de Cyrano, les arbres occupent une place très importante. Dans la lune, les arbres du paradis terrestre et, au soleil, les chênes de la forêt de Dordogne et les « arbres amants » sont symboles de la croissance végétative, de la continuité et de la progression vitale65. Le feu destructeur de la salamandre qui annihile les arbres symboliserait ce retour à l’unité, à la matière première qui ne peut s’accomplir qu’au sacrifice de toute la richesse et variété qui caractérise la vie «m até rielle». Dans cette lutte à mort entre la remore et la salamandre, c ’est la matière brute qui triomphe finalement, qui se révèle supérieure, et c ’est le feu qui est détruit. Il est significatif, pourtant, que les yeux de la sala mandre ne sont pas détruits. C ’est donc seulement le côté néfaste du feu qui se perd. Le feu qui éclaire continue à être aussi fortement valorisé 63 Le carré et le symbole de la matière est le triangle, de l’esprit, J.E. Cirlot, A D ictionary o f Sym bols, London, Routledge and Kegan Paul, 1962; J. Chevalier et A. Gheerbrandt, D ictionnaire des sym boles, Paris, Seghers et Jupiter, 1973. 64 Op. cit., p. 442-3. “ Gilbert Durand (op. cit., p. 391) démontre que l’arbre symbolise le microcosm e; « Insensiblement l’image de l’arbre nous fait passer de la rêverie cyclique à la rêve rie progressiste».
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qu’auparavant: «Quant aux yeux, ie les garde soigneusement; s’ils estoient nettoyez des ombres de la mort, vous les prendriez pour deux petits Soleils.»66 Cette allégorie constitue donc une résolution imaginaire de ce para doxe central dont nous avons déjà parlé. La pureté de la matière solaire avait déjà été vue comme un empêchement au libre exercice des facul tés de l’être humain qu’est Dyrcona. Dans cette mise en scène du dilemme cyranien, la matière est ainsi le terme intermédiaire, néces saire, entre les deux aspects de ce feu ambigu : le côté destructeur et le côté vital. Ce n ’est pas par hasard que Campanella explique à Dyrcona immé diatement après cet épisode que le soleil dévore et renouvelle en même temps la matière vitale qui en dépend : [il] n ’e st fo rm é d ’a u tre c h o se q u e d es esp rits de to u t ce q u i m e u rt d an s les o rb e s d ’a u to u r ... O r to u te s ce s am es vn ies q u ’elles so n t à la so u rce d u jo u r, & p u rg é e s d e la g ro sse m a tie re q u i les em p esch o it, e lle s e x e r c e n t d e s fo n c tio n s b ie n p lu s n o b les q u e c e lle s d e cro istre, d e sentir, & de ra is o n n e r; c a r e lle s so n t e m p lo y é e s à fo rm e r le san g & les e sp rits v itau x d u S o le il, ce g ra n d & p a rfa it a n im a l.. .67
Pourtant les philosophes, ces êtres rares, à cause de la pureté de leur matière, assimilée évidemment à l’esprit, restent entiers dans le Soleil après leur mort. Campanella explique à Dyrcona qu’il est en train de voyager à la rencontre de Descartes, récemment arrivé au Soleil, et que Dyrcona aura de la difficulté à comprendre la pensée rationaliste de ce philo sophe parce qu’il «[il n’a] iamais pris peine à bien épurer [s]on esprit d ’auec la masse de [s]on corps, & parce qu[‘il] 1’[a] rendu si paresseux, qu’il ne veut plus faire aucunes fonctions sans le secours des sens»68. Est-ce là l’image d ’une matière entièrement spirituelle où les sens et l’esprit sont coextensifs, où le rationalisme de Descartes rejoint le sen sualisme de Gassendi, ou est-ce par contre un commentaire ironique sur le rationalisme de Descartes ? La visite aux pays allégoriques des sens renforce l’importance du rôle joué par les sens. Campanella apprend à Dyrcona que le soleil puri fie et revitalise les sens par la circulation cosmologique de la matière : [...ré p a n d a n t] v n e in fin ité d e b ie n s p a r to u t l ’V n iu ers, san s lesq u els vo u s ne p o u rrie z v iu re , & n e p o u rrie z p as seu le m en t v o ir le jo u r : Il m e 66 Op. cit., p. 454-5. 67 Ibid., p. 464-5. 68 Ibid., p. 479.
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semble que c’est assez d’auoir veu cette Contrée, pour vous faire auoü.er que le Soleil est vostre Pere, & qu’il est l’autheur de toutes choses69. La purification continue à être un thème dominant et Campanella explique à Dyrcona que le Lac du Sommeil «éuapore vn air qui a la propriété d ’épurer entièrement l’esprit de l’embarras des sens»70. Les fleuves de l’imagination, de la Mémoire et du Jugement complètent ce tableau et on voit ici, comme ailleurs dans les romans, l’importance attribuée à l’imagination : ... sa liqueur legere & brillante étincelle de tous costez: Il semble à regarder cette eau d’vn torrent de bluettes humides, qu’elles n’obseruent en voltigeant aucun ordre certain71. La mort d’un philosophe, la tête bourrée d ’images matérielles72, est encore une représentation de la matérialité foncière de tout, mais, étant dans le soleil, il s’agit d’une matérialité transcendante, solaire. Un cer tain dualisme est même apparent ici. Les philosophes de la Province des Philosophes, quand ils veulent se parler, « se purgent [...] d ’vne sombre vapeur»73 et les autres philosophes peuvent voir immédiatement leurs pensées sans qu’il soient obligés de passer par l’intermédiaire de la parole ni des sens. C ’est le moyen par lequel Campanella communique avec Descartes «où l’esprit n’est point engagé dans vn corps formé de matiere grossière comme dans ton M onde»74. C’est effectivement sur cette communication immatérielle/matérielle, inaccessible à Dyrcona, que se termine le roman. Q u’en est-il donc du matérialisme dans la vision globale qui anime les romans de Cyrano? Nous avons essayé de démontrer que l’appella tion « matérialiste », en ce qu’elle s’applique à Cyrano, est à qualifier en fonction de la façon dont le matérialisme et une méditation sur la matière s’incarnent dans sa fiction. L’écriture romanesque permet à Cyrano de présenter, de disséquer et de commenter le matérialisme, théorie de la nature de la réalité en même temps que critique de la reli gion. Dans L ’Autre Monde, à côté des discours matérialistes de certains protagonistes, nous avons vu que, grâce aux suggestions du Démon de w
Ibid., p. 482-3.
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Ibid., p. 489. Ibid., p. 498-9. Ibid., p. 512-13. Ibid., p. 516. Ibid., p. 556.
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Socrate, un dualisme anti-matérialiste s’instaure où la matière est forte ment dévalorisée par rapport au feu, et la terre et la lune par rapport au soleil. Dans Les Estats & Empires du Soleil, en revanche, Cyrano, sen tant peut-être le paradoxe de son entreprise littéraire et de son humanité, commence peu à peu à revaloriser la matière « imparfaite » par rapport au feu vital, dont lui-même est composé et au moyen de laquelle il s’ex prime, revalorisation qui atteint son point culminant dans le combat entre la remore et la salamandre et qui affirme, comme nous l’avons démontré, la valeur et de la matière et, par conséquent, d ’un certain dua lisme. Une ambivalence fondamentale se dessine dans le monde roma nesque de Cyrano : d ’une part le besoin de tout expliquer par la matière, de nier tout dualisme et toute transcendance, mais d’autre part la contra diction de ce matérialisme dans le déroulement de la narration. Les structures narratives inscrivent effectivement la transcendance au sein même de la matière et le soleil, décrit comme «la grande âme du m onde»75, joue le rôle d’absolu, tout en fournissant le lien entre le cos mos et le microcosme. Il s’agit effectivement d’un mouvement contrematérialiste qui élabore, au moyen de la fiction, des schémas transcen dants où se dépeint un dualisme réfractaire au matérialisme classique. Ce dualisme se reflète tout au long des romans, dans le vocabulaire et dans les images utilisées. Des oppositions constantes s’établissent entre l’opacité et la lumière, le haut et le bas, la matière et l’esprit, l’âme et le corps: il s’agit d’une hiérarchisation des valeurs où le premier terme est privilégié par rapport au second. Les dualismes et les matéria lismes de L’Autre Monde se résument en dernière analyse à travers le voyage de Dyrcona à la recherche de la purification de la matière. Dans ce schéma, le feu est un élément ambigu qui tantôt participe à cette puri fication, tantôt en est le point final. Mais cette recherche de la transcendance purificatoire est doublée du souci de réconcilier les oppositions et les contraires. Dans les romans s’élabore à plusieurs niveaux toute une série d’images cycliques qui reflètent le retour spatial et temporel, et c’est la rêverie autour du centre qui est déterminante. Les voyages de Dyrcona décrivent des cercles dans l’espace et le voyageur revient à son point d’origine, sauf dans le cas de son trajet solaire qui n’est point terminé... Au niveau cosmolo gique, les indices d’un univers copemicien, doublé d’un cosmos en forme de grand animal ou de pomme, soulignent la circularité de ce monde, qui est renforcée par cette circulation constante des éléments entre la terre et le soleil vivifiant. Les transformations et les échanges de 75 Idée em pruntée aux naturalistes italiens : Cardan, Pomponazzi, Campanella.
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la matière entre le soleil et ses planètes sont évoqués à plusieurs reprises et toujours pour insister sur la hiérarchisation des valeurs de lumière, de chaleur. La transcendance est donc incorporée dans un schéma qui lui fait perdre sa supériorité et en ôte en quelque sorte l’impérialisme. Cyrano est le disciple de Gassendi et lui emprunte sa foi dans l’im portance de l’expérience et les grandes lignes du matérialisme. Il est également disciple de Descartes, bien que ses réticences et son ambiva lence envers celui-ci se profilent assez clairement au cours des deux romans. Pourtant, au niveau cosmologique, tout en refusant l’univers indéfini de Descartes, qu’il rejette comme un jeu sur les mots, il érige un univers plein où, sur le mode vitaliste plutôt que mécaniste, tout est organisé et interdépendant, à la façon de l’univers cartésien. Cet univers centré est un contrepoint au matérialisme de l’univers infini et sans bornes qui revient souvent dans les discours de tous les personnages. Dans ses romans, Cyrano oppose donc à l’univers infini matérialiste dont il diffuse le message un autre projet, d’ordre imaginaire, qui cherche par le biais de la fiction à répondre aux questions que le maté rialisme iconoclaste laisse en suspens. Le message philosophe clandes tin a toujours été clair pour les lecteurs des romans de Cyrano, mais cet autre message se dégage clairement aussi quand on contextualise les occurrences du matérialisme. Il consiste en une réponse affirmant la pri mauté de l’imagination sur l’expérience et la pensée, et traçant par le dynamisme de la fiction l’autre face et l’archéologie d’une époque en pleine fermentation paradigmatique.
Margaret
S ankey
Université de Sydney
GASSENDI, HOBBES, LOCKE
HOBBES, GASSENDI ET LE DE CIVE 1. - «HOMO HOMINI LUPUS»: LE DE CIVE ET LE COMMENTAIRE DE GASSENDI AUX RATAE SENTENTIAE D ’ÉPICURE Dans un article qui est devenu une référence obligée pour les études hobbesiennes, François Tricaud1 a reconstitué le contexte des sources qui ont très probablement influencé le philosophe anglais dans le choix des formules, presque proverbiales, auxquelles il fit recours pour carac tériser «les rapports entre concitoyens», d’un côté, et, de l’autre, «les rapports entre Cités». Il s’agit des expressions célèbres:«Homo homini Deus» et «Homo homini lupus», la deuxième desquelles est restée accrochée à bon droit au nom de Hobbes, bien qu’elle ait eu, derrière soi, une histoire très longue, de YAsinaria de Plaute à YInstauratio magna de Bacon, en passant par les A dagia d ’Érasme, où les deux dic tons sont traités l’un à la suite de l’autre, et les Essais de Montaigne, qui les applique plaisamment à la condition du mariage. Point n’est besoin ici de résumer les résultats, par ailleurs très convaincants, auxquels Tri caud est parvenu : il suffira de rappeler qu’il a saisi, dans l’influence très probable du chancelier Bacon, l’une des raisons qui expliquent le chan gement imprimé par Hobbes au sens du vers de YAsinaria : en effet, tan dis que Plaute et Érasme après lui remarquent que l’hostilité et la méfiance se justifient par le fait que l’homme est un inconnu pour autrui (Plaute: «Lupus est homo homini, non homo, quom qualis sit non novit»; Érasme: «Quo monemur, ne quid fidamus homini ignoto, sed perinde atque a lupo caveamus »), Bacon en revanche avait mis l’accent sur le problème de l’anarchie («une sorte de brigandage public») à laquelle donnent occasion la corruption et l’injustice des tribunaux, d’où la validité du proverbe. Ce changement de sens se trouve confirmé et renforcé chez Hobbes, d ’après qui, en dehors de l’État et de la tutelle 1
François Tricaud, « ‘Homo homini Deus’, ‘Homo homini Lupus’: Recherche des Sources des deux formules de Hobbes», dans: Hobbes-Forschungen, hrsg. v. R. Koselleck u. R. Schnur, Duncker & Humblot, Berlin 1969, p. 61-70. Pour le bilan des études gassendiennes v. : Tullio Gregory, “Pourquoi Gassendi”, communication qui ouvre les Actes du Colloque de Digne-les-Bains, Pierre Gassendi 1592-1992, Digne-les-Bains 1 9 9 4 ,1.1, p. 21-39.
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de l’autorité souveraine, même les bons gens sont forcés de faire recours, « si se tueri volunt, ad virtutes Bellicas, vim et dolum, id est, ad ferinam rapacitatem »2, d’où la pertinence de la comparaison un peu choquante avec les loups. Le commentaire de Tricaud est très clair et mérite d’être cité: «tout se passe chez Hobbes comme si l’application de la formule au problème de l’anarchie (transfert dont Bacon avait donné l’exemple) éclipsait complètement le sens originaire de Plaute (sur lequel Érasme fondait tout son commentaire): l’idée que l’homme est féroce à l’égard de l’inconnu et de l’inconnu seulement». Ce sens reste étranger à la structure profonde de la pensée de Hobbes, qui met en tout premier plan non pas le problème de la connaissance mais en revanche celui de la «‘reconnaissance’ fondée sur un idéal assez bour geois de sécurité et de réciprocité» et donc «le rôle de l’organisation politique »3 à laquelle est confiée la tâche de garantir la paix et la conser vation de la vie, en exorcisant ainsi le danger de la férocité. Il est bien connu aussi que, prise dans cette acception nouvelle, la doctrine anthropologique de Hobbes fit scandale, dans la mesure où elle projetait une ombre troublante sur la nature humaine, l’imputant d ’être méchante en son essence même. Au cours des polémiques, on finit par oublier le premier dicton du couple, pour se concentrer sur le deuxième volet du dyptique, comme il arriva par exemple dans les discussions théologiques retracées par Mintz? C ’est pourquoi Isaac Barrow condamna «the monstruous paradox [...] that ail men naturally are enemies one to another» (le bellum omnium contra omnes étant la consé quence logique de la condition naturelle où chaque homme est un loup pour l’autre), alors que John Norris réagissait contre le tableau horrible de l’état de nature: «So far then is the State of Nature from being (according to the Eléments or the Leviathan ) a State of Hostility and War, that there is no one thing that makes more apparently for the Inter est of Mankind, than Universal Charity and Benevolence.»4 Par ailleurs, ce genre de reproches fut adressé assez tôt contre Hobbes, car celui-ci s’empressa, dans la Préface aux lecteurs ajoutée à la deuxième édition du D e cive, de parer l’objection («Objectum porro a nonnullis est...») 2
3 4
Je cite d’après l’édition critique récente: Thomas Hobbes, De Cive. The Latin Ver sion. A critical édition by Howard Warrender, Clarendon Press, Oxford 1983, p. 73 (Epistola dedicatoria). E Tricaud, art. cit., p. 67-68. Isaac Barrow, Theological Works, vol. IV, Sermon XXVIII, Oxford 1830, p. 79; John Norris, «The Christian Law Asserted and Vindicated», dans: A Collection o f M iscellanies, 4th édition, London 1706, p. 190. Les deux textes sont cités par Samuel I. Mintz, The Hunting o f Leviathan, Cambridge University Press, Cam bridge 1962, p. 144-45.
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selon laquelle il aurait fait les hommes « omnes non modo malos [...] sed etiam [...] naturâ m alos»5. L’argument choisi par Hobbes pour désa morcer l’«im pietas» contenue dans cette deuxième assertion (la pre mière lui semblant par contre en parfait accord avec le pessimisme affi ché par tous les textes de l’Écriture sacrée) est assez adroit et vise en substance à assimiler «m alitia» et «defectus rationis», en faisant de l’homme méchant quelqu’un qui ressemble à un «puer robustus» ou à un « vir animo puerili », sans qu’il faille évoquer une sorte de méchan ceté innée qui ferait, elle, problème du point de vue théologique (l’autre exemple évoqué par Hobbes, dans le même esprit, est celui des com portements instinctifs des animaux ou encore des passions qui provien nent de la nature animale de l’homme : « affectus animi qui a naturâ animali proficiscuntur mali non sunt ipsi.»)6 Si ce type de scrupules s’explique bien, de la part de Hobbes, à cause de l’audace dont il avait donné l’épreuve en infléchissant l’expression plautine dans le sens d ’une agressivité foncièrement connaturée à l’homme, il est moins connu par ailleurs que cette formule eut un accueil plus favorable dans d ’autres milieux que celui des Anglais si bien exploré par Mintz. Je me réfère au témoignage de Pierre Gassendi qui constitue, très probablement, un écho direct de la phrase relancée par Hobbes, dans le milieu de ‘novateurs’, parfois de libertins, que Hobbes fréquenta pendant son long séjour à Paris dans l’entourage de Mersenne de 1641 à 1651. Cet écho n’avait pas été remarqué tant par les nombreux scholars hobbesiens que par les spécialistes, d’autant plus rares, des textes gassendiens, jusqu’à ce que, à l’occasion du quatrième centenaire de la naissance de Hobbes, Olivier Bloch et moi-même, presque simul tanément et l’un à l’insu de l’autre, nous avons signalé cette occurrence gassendienne du dicton emprunté par Hobbes de l’«homo homini lupus»7. Auparavant, Karl Schuhmann avait remarqué que l’on trouve, en appendice à l ’Epistolica exercitatio contre Fludd, le texte de la lettre de François de La Noue, où celui-ci s’était servi de la même formule (cette fois sans aucune référence à Hobbes, évidemment), pour condam ner l’interprétation mystique des principes rosi-cruciens proposée par le 5 6
D e cive, p. 80. Ibid., p. 81.
7
Gianni Paganini, «Hobbes, Gassendi e la psicologia del meccanicismo», dans: Hobbes oggi, Actes du Colloque de Milan (18-21 mai 1988) dirigé par Arrigo Pacchi, Franco Angeli Editore, Milano 1990, p. 351-445 (v. p. 438) ; Olivier Bloch, «Gassendi et la théorie politique de Hobbes», dans Thomas Hobbes. Philosophie première, théorie de la science et politique, sous la dir. de Yves Charles Zarka et Jean Bernhardt, Actes du Colloque de Paris (30-31 mai et 1erjuin 1988), Vrin, Paris 1990, p. 339-346 (v. p. 345).
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médecin et alchimiste anglais8. Cet article de Karl Schuhmann a aussi de beaucoup enrichi le dossier des réminiscences classiques et humanistes qui nourrirent la référence à l’«homo homini lupus», en puisant à des auteurs aussi illustres que Cicéron, Sénèque, Bruno, Ficin, Campanella9: liste à laquelle on pourrait ajouter un passage de Plutarque, se référant cependant à l’épicurien Colotès, passage qui me semble d’autant plus important qu’il comporte un double rapport, à la tradition du Kèpos d’abord, mais aussi à Gassendi qui le cite pour expliquer que, si l’on sup primait les lois, « vitam viveremus ferarum, et qui alium haberet obvium, ipsum tantum non devoraret»10. Mais à ce chapitre qui illustre le reten tissement de l’élément ‘louvet’ («illud ipsum lupinum»)11 mis en évi dence par Hobbes, on ajoutera aussi un autre passage parallèle de Gas sendi, que jusqu’à présent on n’avait pas remarqué. Il est bien connu que dans 1 Epistola dedicatoria au comte de Devonshire, avant d ’introduire le dicton en question, Hobbes rappelle, pour la déplorer, la phrase célèbre de Marc Caton le Censeur, d’après qui: «Reges omnes de genere esse bestiarum rapacium » et tout de suite après il mentionne encore la méta phore utilisée par Pontius Telesinus. Celui-ci, avant d’attaquer l’armée 8 Karl Schuhmann, «Francis Bacon und Hobbes» Widmungsbrief zu D e cive», Zeitschrift fiir philosophische Forschung, 38 (1984), p. 165-190 (v. p. 64). II s ’agit d’une lettre à Mersenne, datée 20 novembre 1628 (Correspondance du P. M. Mersenne, éd. P. Tannéry, vol. II, P.U.F., Paris 1945, lettre n° 118, p. 132-39, p. 137). Le document est imprimé dans 1’ Opéra Omnia de Gassendi, Lugduni, sumptibus Laurentii Anisson et Ioann. Bapt. Devenet, 1658, t. III, p. 267-68 (v. p. 268a). 9 K. Schuhmann, art. cit., p. 172-82. 10 Colotès, ap. Plutarque, Adv. Colot., 3 0,1 1 2 4 D. Gassendi, qui cite ce passage (Synlagmaphilosophicum, Ethica, II, cap. II - O.O. II, p. 755b) défend l ’épicurien Colo tès de l’attaque de Plutarque, qui opposait au réalisme de l’épicurien une attitude carrément idéaliste et platonique. Il est remarquable que J. Kaerst, Geschichte des Hellenismus, Berlin 1917, 2e éd., p. 98, n. 4 s’est référé à ce passage de Colotès comme à l’attestation d’une théorie épicurienne du «bellum omnium contra omnes» avant l’institution d’une société organisée. Il n’est pas intérêt de noter que Jean Barbeyrac, commentant Pufendorf {Le Droit de la nature et des gens, II, ii, § 2. Note 18: « S 'il n’y avait point de Justice, on se mangerait les uns les autres»), croit cependant y reconnaître «un proverbe des Docteurs Juifs». Grotius aussi cite la maxime (Le Droit de la guerre et de la paix, I, iv, § 4, n° 2) : « S’il n’y avait point de magistrats, on se mangerait les uns les autres», mais il l’attribue à un proverbe des Hébreux. Cf. V. Goldschmidt, La Doctrine d'Epicure et le droit, Vrin, Paris 1977, p. 17-18. Mais à propos de la nature «de loup» de l’homme au dehors de l’état poli tique on pourra rappeler la phrase très efficace de Métrodore (ap. Plutarque, Adversus Coloten, 1125 B): «Le lois ôtées, il y a des ongles de lion, des dents de loups, des ventres de bœuf, des cols de chameaux : assurément, sans les contrats et sans les lois, nous nous mangerions les uns les autres.» Cf. Jean Salem, Tel un dieu parm i les hommes. L’éthique d ’Epicure, Vrin, Paris 1989, p. 162-163. 11 De cive, Epistola dedicatoria, p. 74.
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de S ilia dans la bataille de Porta Collina, comparait les Romains à «Raptores Italicae libertatis Lupos», en exhortant ses soldats à abattre la forêt (savoir la ville de Rome) où ils avaient trouvé leur abri. Le commentaire de Hobbes, à propos de ces comparaisons, est désolé, remarquant que même un personnage aussi estimé par sa sagesse, comme Caton, s’était fait aveugler par la haine et la passion, du fait qu’il avait condamné dans les rois ce qu’il estimait pourtant juste dans son peuple12; c ’est pourquoi Hobbes juge d ’autant plus nécessaire de fournir, par son livre, des points fixes aptes à établir, même en politique, des critères d’évaluations qui correspondent en effet à la « vraie sagesse » et à la « science de la vérité ». Envisagé par un biais différent, qui est celui plus traditionnel de la dis tinction entre les formes de gouvernement et leurs dégénérescences, on retrouve pourtant chez Gassendi la même association entre l’œuvre de (certains) rois et cette nature «de loup» de l’homme: l’auteur du Syntagma, au moment de discuter le sujet de la prudence dans le contexte du livre de son «Ethica» consacré aux vertus, met en regard la figure du bon roi et celle du tyran, pour constater que si l’on appelle le premier à bon droit «Pastor populorum», le deuxième, à cause de sa férocité, sera considéré en revanche comme «Publicus hostis: Populi non pastor, sed lupus»13. S’agit-il d ’une réminiscence (et donc d’une réponse implicite) qui tiendrait compte de la remarque, bien plus réaliste et désenchantée, du philosophe anglais? Puisque la composition de cette partie éthique du ‘système’ gassendien remonte aux années qui suivent de quelque peu la publication du De cive (très probablement entre 1645 et 1646)14, il me semble vraisemblable que le prêtre de Digne se soit souvenu de la page hobbesienne, très efficace à la vérité du point de vue rhétorique, voulant lui aussi démanteler le préjugé ‘populaire’ contre les rois et l’autorité en général : ce qu’il pensa d’obtenir plus modestement en rétablissant la dis tinction classique entre le bon roi et le mauvais tyran, celui-ci à juste titre comparé au «loup». Mais, pour revenir au passage de Gassendi où l’expression utilisée par Hobbes est citée au pied de la lettre, le fait qu’il soit passé presque inaperçu s’explique sans doute à cause de la nature de l’ouvrage où la référence (implicite, bien sûr, car le nom de Hobbes est passé sous silence) se trouve. Il s’agit en effet du commentaire, très riche, que Gas sendi consacra au texte des Ratae Sententiae d ’Épicure et qu’il publia à 11 Ibid., p, 73. 15 Je cite d’après le texte du Syntagma philosophicum, O .O., t. II, p. 758a. 14 Olivier Bloch, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et méta physique, Nijhoff, The Hague 1971, p. XXII-XXIII; Id., «Gassendi et la politique», Cahiers de Littérature du XVII' siècle, n° 9, 1987, p. 51-71, v. p. 68.
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la fin de ses Anim adversiones in Decimum Librum Diogenis Laertiï, ce commentaire n’a pas été repris dans le corps du Syntagma philosophicum, l’ouvrage posthume que Gassendi laissa incomplet et pour l’achè vement duquel les éditeurs utilisèrent la plupart des sections philoso phiques contenues dans les Animadversiones, tout en ne reprenant pas les commentaires philologiques qui faisaient le propre du livre publié en 1649. Or, soit que les historiens de la philosophie aient considéré ce commentaire comme purement philologique (alors qu’il révèle un effort d ’élaboration de pensée assez considérable, même sous l’échafaudage érudit coutumier de Gassendi), soit qu’ils aient contracté l’habitude de se reporter directement au texte du Syntagma, l’ouvrage systématique par excellence, la conséquence est-elle que le commentaire gassendien aux Sentences d’Épicure est tombé presque dans l’oubli15, malgré l’in térêt objectif que certains de ces textes révèlent (il est bien connu, en effet, que la doctrine d’Épicure concernant le droit et la politique est transmise par ces Kuriai Doxai, alors qu’il n’y en a presque aucune trace dans les épîtres plus connues). Or, que l’on consulte le commen taire dédié à la R.S. XXXIII. Celle-ci récite (dans la traduction de Vic tor Goldschmidt)16: «L a justice n’est pas quelque chose en soi, mais seulement, dans les groupements mutuels, quelles qu’en soient l’éten due du territoire et, à chaque fois, les conditions temporelles, une espèce de contrat en vue de ne pas se nuire mutuellement». On reconnaît ici la marque de ce qu’on appelle le positivisme juridique épicurien, axé sur la notion du pacte sociale et ennemi de toute conception métaphysique et préconstitué du droit naturel au sens fort du mot. Gassendi, qui traduit et commente ce texte à l’époque de Grotius et donc de la renaissance du droit naturel, ne cache pas dans sa version latine la force de l’empirisme juridique du Kèpos\ tout au contraire il la souligne efficacement, car il écrit : «Iustitia p e r se (et quatenus quidem id quod heic est iustum, illeic est iniustum) nihil est-, ac in homine solitariè spectato reperitur nulla, sed dumtaxat in mutais hominum societatibus, pro ea cuiusque regionis am plitudinem in qua possunt pacta de non inferendo, accipiendove nocumento iniri.»11 15 Même dans l’ouvrage plus récent consacré à ces thèmes, ce commentaire est à peine effleuré: cf. Lisa T. Sarasohn, G assendi’s Ethics. Freedom in a Mechanistic Universe, Cornell University Press, Ithaca and London 1996, p. 164. Pour une analyse plus poussée de ce commentaire, qu’il me soit permis de renvoyer à mon article : G. Paganini, «Epicurisme et philosophie au XVIIe siècle. Convention, utilité et droit selon Gassendi », Siudi Filosofici XII-XIII (1989-90), p. 5-45. 16 Cf. V. Goldschmidt, op. cit., p. 280-282. 17 Ce Commentaire aux textes des Ratae Sententiae occupe une large partie de la «Philosophiae Epicuri Pars Tertia, quae est Ethica, sed de moribus», partie qui
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Il ne manque pas même de mettre en évidence le fait que ce «positi visme» juridique, affiché par les épicuriens, représente une attitude assez répandue dans l’antiquité, et les arguments mis en place par Gas sendi ne vont pas sans rappeler le genre des objections contre la thèse du droit naturel que Grotius avait évoquées, pour les repousser, dans ses prolégomènes au De ju re belli et pacis. Il n’ignore pas non plus que, même au dedans de la tradition épicurienne, on avait essayé de recons tituer un noyau minime d’obligation naturelle, s’il est vrai que dans un passage d’Hermarque, attesté par Porphyre (qu’il cite)18, le précepte fondamental de s’abstenir du meurtre trouverait sa base dans la recon naissance d’une sorte de liaison naturelle entre les hommes (« Esse forte quamdam inter homines naturalem conciliationem, quae, ne sint pro clives ad caedem, impediat»). D ’où, commente Gassendi, la possibilité d’affirmer que cette abstention «rem esse per se, seu suapte naturâ, iustam, et legem, quae eam prohibet, constituere id, quod, ipsâ etiam lege seclusâ, sit iustum». Mais, en dépit de ces ouvertures, qui lui semblent d’ailleurs démenties par la suite du texte, où l’on insiste sur les change ments de l’utilité des lois selon les temps, les circonstances, les lieux, il n’en reste pas moins vrai, pour Gassendi, qu’il y eut dans l’antiquité une sorte de convergence sur le caractère conventionnel du droit : les « Scep tiques», mais aussi des «Dogm atiques» comme Aristippe, ont affirmé conclut les Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii, qui est de vita, moribus, placitisque Epicuri, publiées en 1649 (dans l’édition que j ’ai utilisée, en deux tomes, Lugduni, sumptibus Francisci Barbier, 1675, le commentaire se trouve dans le tome II, p. 271-308). Je le citerai dorénavant comme An.: ici, t. II, p. 302a. Dans ce commentaire, Gassendi met toujours en italique la phrase qui correspond à la lettre du texte grec ; le reste consiste en ses ajouts qui devraient servir à expliquer mieux le sens de la maxime. 18 II s’agit de Porphyre, D e Abstinentia, I, 7-12 (fr. 24 de l’éd. K. Krohn, D er Epikureer Hermarchos, Berlin 1921); cf. Ermarco, Frammenti, edizione, traduzione e commento a cura di Francesca Longo Auricchio, Bibliopolis, Napoli 1988, p. 69 et suiv. Le long passage d’Hernarque se trouve traduit en latin, avec le grec en regard, dans le Syntagma, Ethica, II, v (O.O. t. II, p. 791a-794b). Il est intéressant de rappe ler ici le début: «Epicurei vero, ut si genealogiam longe petitam retexerunt, aiunt veteres legum conditores, cum ad vitae societatem, et ad ea, quae homines invicem agunt, attenderent, déclarasse nefandum esse hominem interficere, et ignominiam non vulgarem (utpote quae esset coniuncta cum minutione capitis) interfectori decrevisse. Ac forte quidem fecit naturalis quaedam hominum inter se conciliatio (quippe ob formae, animaeque, seu morum convenientiam) ne perinde essent pro clives ad consimile animal, ac ad aliud quodpian ex iis, quorum caedes est concessa, perdendum» (O.O., t. II, p. 791b). Il faudrait faire aussi un discours pour ce qui concerne l ’apport lucrécien à la théorie épicurienne de la politique et du droit: cf. Gennaro Sasso, Il progresso e la morte. Saggi su Lucrezio, Il Mulino, Bologna 1979, chap. I, p. 7-90.
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que le droit est «lege et consuetudine», non pas par nature. Aristote aussi, lui qui est réputé comme le représentant qualifié du droit naturel, a manifesté une attitude chancelante et, tout bien considéré, décevante : bien qu’il eût partagé le droit «in naturale et legitimum», en attribuant au premier tous les caractères de l’universalité et de l’immutabilité, il n ’a pas été capable, en revanche, d’en définir les contenus, quitte à faire des références assez vagues à la récommandation de Sophocle («sepelire mortuos ») ou d’Empédocle (« non occidere »), bien que ce dernier remarque malicieusement Gassendi - ne définît le juste que par la loi. Comme d ’habitude au XVIIe siècle (le souvenir va encore aux prolégo mènes de Grotius), la liste des adversaires du droit naturel se conclut par le nom de Caméade, avec sa thèse scandaleuse mentionnée par Lanctance: «Nullum esse ius naturale.» De son côté, Gassendi ajoute quelques mots pour éclaircir le sens de l’interpolation qu’il avait faite en traduisant le texte de la Maxime: le fait qu’il n’y ait aucun rapport de justice «in homine solitarie spectato» s’accorderait bien, dit-il, avec l’enseignement d ’Épicure, d ’après qui la justice et le droit ne provien nent que des pactes et des contrats stipulées entre les hommes19. C ’est toutefois à la fin de ce long développement érudit, où le positi visme juridique des épicuriens vient couronner une tradition assez répandue et illustre dans l’antiquité, que Gassendi introduit un change ment soudain dans le fil de son raisonnement, dans le but de corriger une tendance qui risquait de l’amener trop loin. Il veut prendre ses distances, en effet, par rapport à une interprétation extrême de la doctrine juridique du Kèpos, interprétation qui porterait à exclure l’existence d’une «Naturalis Iustitia» avant ou indépendamment des pactes et donc à envisager le juste comme « res mere factitia et ab hominum arbitrio dependens»20. Tel était, en effet, l’enseignement qui se dégageait d ’un groupe assez cohérent de Maximes, que Gassendi venait de commenter : la R.S. XXXI, où le droit de la nature (Tô xfjc (Jruaeœç ô ira ïo v ) se pré
19 An. t. II, p. 302a-b: «Illud deinde, in homine solitarie spectato iustitiam reperiri nullam, congruens est cum eo, quod Epicurus nullam agnoscit Iustitiam, nisi èv ta ïç auaxpoijiaïç, in congressibus, coetibusque; quasi homo per se, priuatimque spectatus nullam neque iustitiam, neque iniustitiam exerceat» (An. t. II, p. 302b). 20 « Enimvero, quod heic inculcatur, Nullam esse Iustitiam, nisi inter eos homines, qui in eadem, fmitimisve habitantes regionibus, pacta inire de non inferendo, accipiendove damno possunt ; succinente etiam Lucretio, de primis illis temporibus : Tune et amicitiam coeperunt iungere habentes / Finitima, inter se nec laedere, nec violare: Hoc sanè, quatenus excludit Naturalem Iustitiam, quasi ipsa quoque citra pactionem nulla sit, ac idcirco sit res merè factitia, et ab hominum arbitrio dependens ; id profecto iam est minus ferendum» (An. t. II, p. 302b).
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sente plutôt comme «le droit selon la nature»21, car il en arrive jusqu’à s’identifier avec le «pactum conventum de utilitate», en accord avec l’utilitarisme foncier qui est comme le revers de la médaille par rapport à la thèse conventionnaliste de l’épicurisme. C ’est pourquoi, en faisant écho au texte de cette Maxime capitale, Gassendi remarque l’unité essentielle entre ces deux volets de la doctrine du Kèpos et, malgré l’ap parence de paralogisme, souligne: «bene repeti naturale lus ex pactionibus, ob utilitatem communem inter homines initis ; nempe cum pactiones sint ipsaemet Leges, seu Iura, quibus naturae scopus, seu bonum, utilitasve attingitur»22. Mais on pourrait rappeler aussi la R.S. XXXII, qui exclut l’existence de rapports juridiques des hommes à l’égard des animaux, du simple fait qu’ils n ’ont pas stipulé de pactes en vue de ne pas se nuire mutuellement ; et tel est aussi le cas, ajoutait le texte épicu rien, des peuples qui n ’ont pas pu ou n’ont pas voulu conclure des pactes dans le même but23. Mais, pour revenir au commentaire gassendien de la R.S. XXXIII, où l’équation droit = convention =utilité stipulée arrivait à son acmé, c’est après avoir énoncé le danger théorique connaturé à cette dérive épicurienne que Gassendi se lance dans un long développement où il donne bonne preuve de son réalisme politique, constatant la force et la pervasivité du conflit interhumain. Ce passage mérite d’être cité en son entier, car il contient la référence au «proverbe» qu’on retrouve dans le De cive : «Nam verum est quidem barbaras esse genteis, et detectas potissimum nuperis hisce temporibus, quae in peregrinas, ac finitimas, quibuscum pacti nihil sit, non secus ac ferae immanes desaeviant, vix quoque esse ullas excultas, quae non perstrepant intestinis discordiis, rixis, litibus, insidiis, furtis, rapinis, caedibus, etc. ac non se cum finitimis invicen divexent, conficiantque bellis ; et nihil requirentes, dolusne, an virtus, strageis excitent, camificinamque exercentes crudelissimam, nihil minus, quam quod dicuntur, hoc est, homines, humanive sint; sed immites potius, efferataeque beluae, ut proinde merito iure abierit in proverbium, Hominem esse homini lupum.» La vérité de ce
21 Telle est aussi la lecture du droit épicurien que donnent Reimar Müller («Sur le concept de Physis dans la philosophie épicurienne du droit», in Actes du VIIIe Congrès de l'Association G. Budé, Les Belles Lettres, 1969, p. 305-318; Id., Die epikureische Gesellschaftstheorie, Akademie-Verlag, Berlin 1972, chap. IV, p. 89111) et V. Goldschmidt, op. cit., p. 26-28, contre R. Philippson, qui rend ce concept comme «droit naturel» tout court (v. «D ie Rechtsphilosophie der Epikureer», Archiv fü r Geschichte der Philosophie, 23, 1910, p. 289-337, 433-446, v. p. 291. 22 An. t. II, p. 300a. 15 An. t. II, p. 300b.
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dicton était par ailleurs confirmée, aux yeux de Gassendi, par la célèbre affirmation de Lucrèce, selon laquelle le danger des bêtes féroces, aux débuts de l’histoire humaine, n’était pas aussi grave que celui des hommes aujourd’hui («non tantam fuisse initio pemiciem à feris, quam nunc sit ab hominibus »24. Il est important de retenir notre attention sur certains aspects de ce passage, bien que le philosophe anglais ne soit pas cité: la phrase est qualifiée en effet comme un «proverbe» et en plus elle n ’est pas mon tée en dyptique avec l’autre dicton (« Homo homini deus »), qui en serait comme le revers. Mais, s’il est vrai que la phrase était passée désormais en proverbe, comme le dit justement Gassendi, il n ’en reste pas moins vrai, d ’autre part, que l’auteur des Animadversiones l’infléchit dans le même sens que Hobbes: il n ’est pas question ici du sens original de la phrase, ni de la corruption des tribunaux évoquée par Bacon, mais tout au contraire de la situation de belligérance à laquelle s’était référé l’au teur de l’épître dédicatoire du D e cive : ou bien, pour être plus précis, si les «m assacres» et les «carnages» que les «nations civilisées» se réservent l’une à l’autre correspondent bien à la «ferina rapacitas» connotant d’après Hobbes les rapports des «civitates» entre elles, l’exemple des «peuplades barbares», «qui viennent d ’être décou vertes » trouve en revanche son pendant exact dans le paragraphe du De cive où Hobbes, pour éclaircir la formule presque jumelle du « homo homini lupus», savoir le «bellum omnium contra omnes», recourt à l’exemple des «Am éricains», eux qui peuvent donner une idée de la vie comme la vivaient jadis les anciens («paucos, feros, brevis aevi, pauperes, foedos, omni eo vitae solatio atque omatu carentes)»25. Il est difficile de ne pas songer que l’usage auquel se prête la formule chez Gassendi ne ressente pas d’une influence ou d’un écho de l’utilisa tion parallèle que l’on retrouve chez Hobbes: d’autant plus que les deux à Paris se fréquentaient tant directement que par l’intermédiaire de Mersenne et qu’ils avaient même accès l’un aux manuscrits de l’autre, étant tous les deux engagés dans la rédaction des grands ouvrages de leur vie, le D e corpore et celui qui devint, après décès de Gassendi, le Syntagma. Les liens d’amitié et d ’estime réciproque sont bien attestés, ne serait-ce que par la lettre adressée par Gassendi à Sorbière, justement à propos du D e cive, et placée par celui-ci en tête de l’édition de 1647. La lettre, très élogieuse, sauf sur le chapitre de la religion, est datée en 1646 et on se 24 Ibid., p. 302b. 25 D e cive, Libertas, I, xiii, p. 97, 96. Sur la «présence, pas seulement indiscutable, mais ‘centrale’ des ‘sauvages’» dans la pensée de Hobbes, v. Sergio Landucci, / filosofi e i selvaggi. 1580-1780, Laterza, Bari 1972, p. 114-142.
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souviendra que c’est justement entre les ans 1646 et 1649 que Gassendi travailla à la rédaction de ses Animadversiones: il est donc très probable qu’en écrivant le passage cité de son commentaire il songeât au dicton en question, et précisément dans le sens que son ami anglais lui attri buait, et même qu’il réagît, en répondant du moins implicitement à la doctrine que celui-ci venait de proposer dans le De cive (que Gassendi, à ce qui semble, connaissait dès la première édition).
2. - DROIT ÉPICURIEN ET DROIT HOBBESIEN Tout d’abord il faut dire que ce signe fait dans la direction de Hobbes serait à lui seul suffisant pour nous faire comprendre que, bien loin d’être une doctrine conciliatoire, une sorte de synthèse moyenne entre tradition et modernité, l’épicurisme de Gassendi s’inscrit dans le contexte d’une franche reconnaissance de l’agressivité interhumaine, pas moins franche que celle de son ami anglais. Il faudrait donc du moins nuancer des jugements, comme celui de Rochot, pour qui le contrat social chez Gassendi serait simplement « l’aboutissement des tendances de l’homme, qui n’est pas un loup pour son semblable»26. Tout au contraire, s’il est vrai que dans le poème de Lucrèce le danger de la mort violente est représenté surtout par la menace des bêtes féroces, alors que l’hostilité d’autrui n ’occupe pas le devant de la scène de la vie primitive, il n’en reste pas mons vrai que Gassendi connaissait d’autres sources (les fragments d ’Hermarque, notamment, avec leur généalogie détaillée des lois et des législateurs, mais aussi les Ratae Sententiae, avec leur insistance sur l’exigence de sécurité et le péril de l’agression)27, où ce problème était au premier plan, de telle façon qu’il pouvait y intégrer aisément même l’«homo homini lupus» de Hobbes, comme il arrive justement dans un commentaire, qui se veut avant tout épicurien, celui des Animadversiones. Mais l’impression d’une sorte di dialogue à distance entre les deux, aussi caché qu’il puisse sembler, est confirmé encore davantage si l’on parcourt la suite du commentaire: car, après avoir déclaré vrai l’état d ’agression continuelle («Id, inquam verum»), qui semble caractériser la condition naturelle, Gassendi met en place des correctifs visant à S6 A rencontre de « ce que prétend Hobbes», ajoute Bernard Rochot, dans: Centre International de Synthèse, P. Gassendi 1592-1655. Sa vie et son œuvre, A. Michel, Paris 1955, p. 100. 27 Voir par ex. la R.S. XXXI, dans la trad. de Gassendi: «ut homines ad invicem neque laedant, neque laedantur») An. t. II, p. 299b.
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désamorcer une partie au moins des conséquences que Hobbes en tirait (et que l’auteur des Animadversiones semble avoir bien à l’esprit). Au premier chef, il s’efforce de distinguer la nature en elle-même et sa «dépravation»: c ’est pourquoi il invite à considérer l’homme par le biais non pas de son animalité, mais de sa nature rationnelle, en l’ame nant ainsi à «explorer ce qui lui convient ou non en tant qu’il est un homme». Il faudrait donc tenir compte du fait que l’homme a eu en par tage une «double nature, animale et rationnelle» («cum homo sit duplicem sortitus naturam, animalem puta, atque rationalem»). Ce qui est valable pour la première, ne l’est pas pour la deuxième: l’agressivité dictée par les passions peut être neutralisée par la raison (qui s’identifie ici à une considération calme de son intérêt bien réglé). En ce sens, l’homme est à même de découvrir une «Naturalis Iustitia» (analogue au «droit selon la nature» de la tradition épicurienne), à condition qu’il considère ce qui lui convient, non pas lorsqu’il est poussé par les pas sions, mais quand il écoute et consulte la raison : « Ex hoc enim fit, ut dum quaeritur, Sit-ne quaepiam in homine naturalis Iustitia, an non? spectandum non sit quid illi conveniat, dum passione abripitur; sed quid, dum rationem consulit, auditque ». On découvrira de cette façon la validité rationnelle et naturelle à la fois du «neminem laedere» auquel vise toute la doctrine épicurienne du droit: «Ecquis certe est hominum, qui in se descendens, ac rationis lumine utens, non agnoscat, exempli gratiâ, laedendum esse neminem, aut non cum saltem, a quo lacessitus non fueris ? et a quo mali nihil metuas ?»28 Etant donné ce que nous savons des rapports de fréquentation réci proque entre les deux, on pourrait risquer l’hypothèse que la position de Gassendi constitue l’impulsion qui aurait poussé Hobbes à mettre en place tout un dispositif théorique visant à parer l’objection de «dépra ver» la nature humaine, précisément à cause de son recours à la formule de l’«hom o homini lupus». En effet, dans la Préface ajoutée à l’édition de 1647 du D e cive, le philosophe anglais pouvait se déclarer satisfait d ’argumenter sa thèse sur la seule base des «affectus animi qui a naturâ animali profiscuntur»29, affections qui ne sont pas aussi méchantes en elles-mêmes et qui se révèlent surtout dans les hommes (ou dans les enfants) à qui fait défaut la raison, en laissant donc en suspens la question de la méchanceté naturelle au sens propre. C ’est par contre à la distinc tion d ’autant plus traditionnelle entre la «natura animalis» ou passion nelle et la «natura rationalis» dans l’homme que fait appel Gassendi,
28 An. t. Il, p. 301a. 29 D e cive, Praefatio ad lectores, p. 81.
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pour rétablir ainsi une perspective plus favorable aux droits de la nature30. L’apparence d’une opposition aussi radicale va toutefois s’es tomper, au profit d ’un rapport plus nuancé de concordia discors, si l’on réfléchit au fait que, dans la lettre dédicatoire au comte de Devonshire (présente dès la première édition du D e cive), lorsqu’il donne une esquisse de ses argumentations, Hobbes met en regard, l’un à côté de l’autre, «duo certissima naturae humanae postulata» et que les deux volets s’opposant dans ce dyptique ne sont ni plus ni moins que «cupiditas naturalis» et «ratio naturalis». Il est vrai qu’il n’est pas question ici de deux natures différentes, comme dans la lettre du texte gassendien, mais de deux aspects de la même nature ; encore est-il vrai que la «cupiditas» est définie en vue de ses tendances compétitives («qua quisque rerum communium usum postulat sibi proprium») bien davan tage que par ses impulsions passionnelles : il n’empêche que le sens, la structure, les termes de l’opposition demeurent au fond analogues d ’un auteur à l’autre, et surtout que la même dynamique est mise en place dans le passage du premier au deuxième élément du couple. L’évolution de la «ferina rapacitas» de l’«hom o homini lupus»31, à la sécurité du pacte, qui seul garantit « exercitium iustitiae naturalis »32, se fait, chez Hobbes, dans le même sens qui va de la cupidité à la raison chez Gas sendi, utilisant lui aussi l’expression «naturalis Iustitia»33. Il est vrai que le mot de «ratio» recoupe des contenus différents selon les contextes où il revient : chez Hobbes, notamment, il se réduit à un noyau minime, à une faculté technique visant à répérer les moyens nécessaires pour la conservation de soi, noyau que 1’« epistola dedicatoria » cerne de plus près le réduisant au calcul par lequel « quisque mortem violentam tanquam summum naturae malum studet evitare»34. L’attitude de Gas sendi est, dirait-on, beaucoup plus optimiste à l’égard du pouvoir régu lateur de la raison, qu’il ne rétrécit pas uniquement au cas limite repré senté par le plus grand péril de nature, la mort violente ; c ’est pourquoi, en accord avec l’eudémonisme foncier de la tradition épicurienne et fai sant d’autant plus confiance à l’habileté de la raison dans le calcul des utilités, tant individuelles que collectives, Gassendi donne dans le com mentaire de cette maxime une liste de préceptes dictés par la simple rai son, liste qui va beaucoup au-delà du «laedendi esse neminem», pour comprendre aussi des formes de charité (lorsqu’on peut l’exercer sans 10 An. t. II, p. 302b-303a. 51 De cive, p. De cive, p. " y4n. t. II, p. M De cive, p.
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dommage ni péril) ou de reconnaissance envers les bienfaiteurs, les parents, les princes (reconnaissance qu’il interprète à l’instar d ’un devoir d’équité, comme une sorte de compensation). Il n’est pas jusqu’à la notion de « consensus gentium » autour d ’un petit nombre de lois uni verselles que Gassendi ne récupère, ce qui lui semble justifier l’hypo thèse que «ipsum Rationis dictamen» puisse autoriser une sorte de pacte implicite, élargissant le conventionnalisme strict des épicuriens jusqu’à comprendre «ce consentement tacite de tous les hommes qui écoutent leur raison»35. La différence, à vrai dire, consiste moins dans les contenus que dans la source et dans la force de l’obligation propre à la loi naturelle : on pourrait en effet suivre le détail hobbesien des lois naturelles, à partir de la deuxième jusqu’à la vingtième, pour retrouver des prescriptions comparables (comme celles concernant « aequitas » ou «m isericordia», ou «ut quisque se praestet commodum» ou «de ingratitudine»). Gassendi ne fait ici que présenter quelques exemples à par tir d ’une matière assez traditionnelle, telle qu’il pouvait la trouver sous une forme assez détaillée chez Hobbes, entre autres (mais on n’oubliera pas la référence majeure de tous ces auteurs, Grotius). Réciproquement, on trouvera en bonne place dans le commentaire de Gassendi la formule célèbre «Quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris», qui résumait selon Hobbes le sens général de la loi de la nature36. Jusqu’ici, il me semble que le sens des rapports intellectuels entre les deux auteurs est assez défini: si Gassendi joue «un certain naturalisme épicurien contre l’artificialisme hobbesien»37, il n ’est pas moins vrai, d’autre part, que le premier incorpore des aspects éminents de la réflexion de l’autre (la réalité du conflit, l’agressivité interhumaine, la description de l’état de simple nature), les assimilant à autant d’élé ments qui dans la tradition épicurienne étaient beaucoup moins évidents (mais non pas de tout absents). Les données chronologiques concernant le développement de l’œuvre gassendienne ne permettent pas de mettre en doute la priorité hobbesienne, au moins pour ce qui se réfère à la pre mière édition du D e cive\ mais on a déjà remarqué qu’une partie au moins de la «Praefatio» ajoutée à la deuxième édition (1647, et donc
35 An. t. II, p. 301b. Cf. p. 301a: «Quod vero praeterea lex quaedam, qua prascribatur, exigitur; ecce praestantior alia non est, quam ipsum Rationis dictamen, quod familiare, receptumque est, ut etiam iam ante observavimus vocari Legem naturalem ; uti neque aliud est praestantius pactum, quam tacitus ille consensus omnium hominum rationem audientium» (p. 301a). 56 An.t. II, p. 301a. Cf. De cive, p. 117, où il s’agit de «Régula per quam statim cognosci potest an quod facturi simus, sit contra legem naturae necne». 37 O. Bloch, art. cit., p. 345.
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après la date probable de la rédaction de cette partie éthique des Ani madversiones, qui remonterait aux années 1645-46 au plus tard) semble représenter une ‘réaction’ aux «objections» qui justement sur le thème de la «pravité» de l’homme (et donc de l’«homo homini lupus») se dégageaient du commentaire gassendien. En effet, les ajouts importants faits par Hobbes à cette deuxième édition n’ont pas fait l’objet d’une étude détaillée jusqu’à présent, bien qu’ils puissent réserver quelques surprises, en ce qui concerne les rapports avec Gassendi notamment38. Remarquons tout d’abord qu’à la fin d ’un paragraphe vraiment capi tal du De cive, celui qui illustre le droit naturel de tout le monde à tout («Natura dédit unicuique ius in omnia»), après avoir montré que ce droit autorise à faire tout ce qui est nécessaire, ou qui est jugé tel, en vue de la conservation de soi, Hobbes conclut, à propos de la maxime «natura dédit omnia omnibus»: «Ex quo etiam intelligitur in statu natu rae Mensuram iuris esse Utilitatem.»39 Il est frappant de constater que cette clause reprend, presque à la lettre, la formule qui se trouve dans le texte d’une maxime capitale (R.S. XXXI) à laquelle Gassendi avait consacré un commentaire très long et remarquable du point de vue de la théorie du droit naturel (ou « selon la nature», d’après le sens de la doc trine épicurienne). Ce texte récite: Tô xrjc ((ruaecoc ôIkcxiôv è a ti G'up.poÂ.ov to u cup.cj)épovxoc eic to pfi ptaxTtxeiv àM/nA.o'uc pr|8è Ptax7Tcea0ai. Dans la traduction de Gassendi, qui comporte des véri tables suppléments par rapport à l’original: «lus, siue Iustum naturale est tessera utilitatis, seu ea, conspirantibus votis, proposita utilitas, ut homines a d invicem neque laedant, neque laedantur, atque adeô securè degant ; quod naturâ duce quisque expetit.»40 Le contexte de la maxime épicurienne ne va pas sans rappeler plusieurs aspects du droit naturel selon Hobbes, qui avait insisté sur la finalité de l’exercice de ce droit naturel: «ad tuitionem propriae vitae et membrorum.» Il y a cependant une différence philologique de marque : tandis que le maître du Képos utilise le mot ambigu cr6pPoA.ov (mot à double entente, selon Goldsch midt, qui pourrait indiquer aussi bien signe, tessère que contrat - mais Goldschmidt dans sa traduction préfère « règle »)41, Hobbes s’en tient en M Cette perspective avait été suggérée à la fin de l’art, cit. de Bloch, p. 346. w De cive, p. 95. 40 An. t. II, p. 299b. Comme d’habitude, l’italique correspond à la lettre du texte grec. 41 V. Goldscmidt, op. cit., p. 27-28. V. la trad. de la maxime XXXI : «Le droit est selon sa nature la règle de l’intérêt qu’il y a à ne pas se nuire mutuellement» (ibid., p. 280). Plus en général, sur l’importance du «ne pas se nuire nutuellement» dans la conception épicurienne du droit, v. ibid., p. 32-41. Sur les raisons par lesquelles crûn(k>À.ov doit être entendu comme «sym bole» ou «expression» et non pas dans le sens de «pacte» ou «accord» (auquel correspond le mot owGiîkti de
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revanche à la parole plus neutre «m ensura». Dans son commentaire, Gassendi semble jouer d ’astuce sur cette ambiguïté, aussi bien que sur celle du mot 8i.Koa.ov, mais cela dans un sens qui va contre 1’interprétion hobbesienne du droit naturel: d’un côté, il rend 81k o o .o v plutôt par iustum que par ius et cela précisément dans le sens qu’il veut s’occuper du droit en tant qu’il est sanctionné ou promulgué («sancitum, et praescriptum quid, quod tueri sit aequum»), et non pas dans l’acception de «dom inium » ou «facultas», comme il arrive lorsque par «lus natu rale» on entend «generale illud, quo, primaevo statu naturae spectato, homines omnes aequè habent ad omnia (quippè, cum ea omneis pareis fecerit, neque meum, ac tuum definierit»42. L’allusion à Hobbes et à son «Iure naturali omnia esse omnium»43 est assez transparente. D ’autre part, il souligne l’aspect conventionnel du droit épicurien et avertit que, si la phrase le permettait, il traduirait «ai3|apoA.ov t o ù ia ). C ’est pourquoi il lit ô p o v o i j v t c o v (ceux qui ont le même avis; dans sa traduction: «hominum pari sententiâ affectûque viuentium»), lecture qui donne un sens tout à fait différent à la maxime, la transférant du domaine des rapports juridiques à celui des liens d’amitié57. à
4. - LES RAPPORTS ENTRE HOBBES ET GASSENDI : DES INFLUENCES CROISÉES? Quoi qu’il en soit de ces discussions philologiques, il est temps d’établir, s’il est possible, des points fixes sur les rapports entre nos deux auteurs, au niveau de ces textes, le D e cive et le commentaire des Ratae Sententiae (le Leviathan demanderait, lui aussi, des analyses détaillées). Tout d’abord, pour autant qu’on souligne les différences, voire les conflits théoriques entre Hobbes et Gassendi (en gros et sous réserve d’une évaluation plus subtile: artificialisme hobbesien versus natura 57 An. t. II, p. 307a. Mais il est intéressant de remarquer que dans le commentaire de cette maxime, Gassendi cite un passage assez long de Jean Chrysostome qui, déve loppant le thème de l’amitié et de ses avantages, met en évidence le prix de l’ôp.ov ô ia pour ce qu’elle apporte de pouvoir par le moyen de l’association. C’est grâce à la «concordia» que les forces sont multiplipiées («neque enim suis solum membris, sed aliorum etiam, perinde ad omnia utitur, ac suis»), bien au delà des limites imposées par la nature («quod non est in naturae, in amicitiae est facultate»). L’amitié n’apporte donc pas que « voluptatem», mais aussi «utilitatem» et «securitatem» (ibi, p. 307b). La saveur hobbesienne de ces phrases devient évidente, si on les rapporte aux passages du De cive où est décrit le phénomène de la «concordia» (par ex. V, iii, p. 131 : «Securitatem viuendi secundum leges naturae, consistere in concordia multorum»), bien que Hobbes insiste sur le fait qu’il faut aller au-delà de la «concordia», en elle-même trop précaire, pour rejoindre une véritable «union» politique (v. par ex. ibi, vi, p. 133 : «Requiri adPacem hominum, non modo consensionem, sed etiam unionem»).
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lisme néo-épicurien, approche déontologique du problème de la loi et de l’autorité versus motivation psychologique et prudentielle des normes ; emphase décernée au rôle contraignant de l’autorité pour assûrer le res pect des pactes versus utilitarisme eudémonique qui identifie l’intérêt bien compris avec le bien commun), il n ’en reste pas moins vrai que les rapprochements, même textuels, ont permis de mettre en évidence tout un domaine de discussion sans doute commun aux deux auteurs, et dont les vecteurs d’influence peuvent être décrits ainsi, avec toute l’approximation que le manque de datations certaines pour les textes gassendiens de l’éthique laisse pourtant subsister: tout d ’abord, Gassendi aurait pu attirer l’attention de Hobbes sur les passages épicu riens des Ratae sententiae qu’il était en train de commenter et dont le sens lui semblait aller dans la même direction énoncée par les Eléments (dont le texte circulait manuscrit parmi les amis de Hobbes) et confir mée par la première édition du D e cive (nous avons indiqué ici quelques points principaux : conventionnalisme marqué du droit épicurien, insis tance sur le thème du danger de la mort violente et sur l’exigence de la sécurité assurée par l’état58, importance de 1’utilitas, fonction capitale du pacte) ; ensuite, au moment de rédiger son commentaire, Gassendi tint com pte des aboutissements auxquels arrivait la doctrine hobbesienne et essaya de corriger, ou bien de nuancer, ou encore d’infléchir ceux, des aspects du message épicurien, qui, à la lumière des dévelop pements hobbesiens, s’étaient révélés porteurs de conséquences trop radicales (tel était le cas du «homo homini lupus», mais aussi des thèmes conventionnalistes qui s’approchaient davantage de l’arbitrarisme). Finalement (troisième temps de notre histoire), au cours de la préparation de la deuxième édition de son ouvrage, Hobbes dut revenir sur certains passages qui avaient provoqué des réactions, au moins implicites, de la part de Gassendi et il profita par conséquent des « annotationes » et de la « Praefatio ad lectores », ajoutées à cette édition, pour renforcer ou développer mieux tel ou tel point de sa doctrine et pour répondre ainsi aux objections. Mais en quelques cas (on l’a vu à propos du dispositif raison/passions de la Préface, ou encore du péché contre la loi naturelle) les mises au point du philosophe anglais peuvent être envi sagées aussi comme la ‘traduction’, dans son langage et dans sa pensée,
58 On remarquera que Goldschmidt aussi rapproche Hobbes d’Epicure du fait d’assi gner à l ’état la fonction principale de délivrer l’homme de la crainte de la mort vio lente: cf. op. cit., p. 123-245-46. Dans ce même sens v. aussi la partie finale de l’ar ticle de Arrigo Pacchi, «Hobbes e l’epicureismo», Rivista critica di storia délia filosofia, 33 (1978), p. 54-71, v. p. 68-71.
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de certaines suggestions ébauchées par le texte gassendien. Aussi com pliqué et conjectural que ce parcours puisse paraître, la comparaison des textes, jointe au fait que les rapports entre les deux furent assez étroits et marqués par un esprit de coopération réciproque, nous autorise à conce voir que l’élaboration, pendant quelque temps parallèle, du De cive et des Animadversiones, donna l’occasion d’un échange d ’idées, d’in fluences, de références aussi aux sources classiques (épicuriennes à l’occurrence): échange dont on aperçoit une trace beaucoup plus évi dente dans le texte de Gassendi, tandis qu’on n’en devine qu’un reste plus discret, modelé par les exigences du système, mais de toute façon non négligeable, dans l’œuvre de Hobbes59. Par delà les divergences et les convergences entre les deux, il me semble toutefois que le contraste majeur concerne bien davantage le rôle et l’importance du concept d 'utilitas que les notions de droit ou de pacte: en effet, pour autant qu’il soit prêt à reconnaître un certain poids à la poursuite de l’utile dans l’institution du lien social, le philosophe anglais est bien loin de lui accorder toute l’importance que lui donnait Gassendi, dans le sillage de l’utilitarisme épicurien. Il constate en revanche que «si les choses utiles peuvent être accrues par l’aide réci proque», il n’empêche que les vanaglorieux ou les arrogants pourraient concevoir (à bon droit dans l’état de nature) de prendre le dessus, bien davantage par la domination que par la coopération60, alors que pour Gassendi c ’est justement dans la collaboration que les individus peu vent retrouver et accroître leurs utilités respectives. C ’est pourquoi la «m esure», la «règle» de l’utilité prend, dans la condition naturelle, des acceptions différentes selon les deux auteurs : une connotation coopéra tive et socialisante chez Gassendi, compétitive et conflictuelle chez 59 En ce sens, il me semble qu’il faut nuancer et intégrer l’évaluation de Karl Schuhmann, «Hobbes und Gassendi» (in Veritas filia tem porisl Philosophiehistorie zwischen Wahrheit und Geschichte. Festschrift für Rainer Specht zum 65. Geburtstag, hrsg. v. Rolf W. Puster, de Gruyer, Berlin-New York 1995, p. 162169), qui à l’exception du domaine de l’optique (déjà indiqué dans mon étude: G. Paganini, « Hobbes, Gassendi e la psicologia del meccanicismo » cit., p. 360-62) vise à exclure toute influence de la pensée de Gassendi sur celle de Hobbes : « Daher war ein Einfluss Gassendis auf Hobbes ebenso ausgeschlossen, wie umgekehrt ein solcher von Hobbes auf Gassendi durchaus moglich war» (art. cit., p. 168), à cause du fait que la philosophie de Hobbes était déjà élaborée à l’époque du long séjour parisien (sauf sur le point du vide, qui marqua en effet un véritable change ment de positions). “ De cive, p. 92 : « Quamquam autem commoda huius vitae augeri mutuâ ope possunt, cum autem id fieri multo magis Dominio possit, quam societate aliorum, nemini dubium esse debet quin auidius ferrentur homines natura sua, si metus ab esset, ad dominationem quam ad societatem.»
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Hobbes ; et c ’est encore pour cela que l’auteur du D e cive ne considère pas suffisante la «consensio» pour l’institution de la communauté poli tique, qui requiert en plus l’union et simultanément la soumission des sujets à l’autorité61. Gianni
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Université del Piemonte Orientale
61 De cive, p. 133. Cette divergence renvoie à une différence foncière dans les anthro pologies respectives, que j ’ai examinées dans mon article: «Hobbes, Gassendi e la psicologia del meccanicismo» cit. Sur la fonction limitée que joue l’utile chez Hobbes, v. à présent : Mario Reale, La difficile eguaglianza. Hobbes e gli animali polilici: passioni morale socialità, Editori Riuniti, Roma 1991, p. 150 et suiv.
PROLÉGOMÈNES À UNE ÉTUDE DE LA PUBLICATION ET DE LA DIFFUSION DES OPERA OMNIA DE GASSENDI C ’est à juste titre que dans son introduction à Gassendi et l ’Europe Sylvia Murr souligne tout ce qui reste à faire dans l’«immense chantier» des études consacrées au philosophe dignois. En particulier, elle fait remarquer qu’il y a des lacunes notables en ce qui concerne le relevé des documents d’archives relatifs à Gassendi et à son cercle, sans parler de sa correspondance et de l’«histoire matérielle» des livres qu’il a publiés. Dès avant la parution des actes du colloque parisien d’octobre 1992 nous avons eu l’idée d’esquisser les possibilités d’une méthode d’investigation bibliographique appliquée aux Opéra omnia imprimés à Lyon en 1658. Mais, avant de passer aux résultats d’une enquête forcément rapide, il convient de rappeler l’existence d’un certain nombre de pièces qui éclairent la façon dont l’édition lyonnaise a été organisée et annoncée au monde savant. Même s’il n’y a pas de grandes surprises dans le récit de l’élaboration du monument textuel érigé à la gloire de Gassendi par ses amis, ce qu’on peut apprendre de la diffusion et de la réception de ses œuvres complètes à travers trois siècles est loin d’être négligeable. A l’heure actuelle, pour étudier les étapes de la préparation des Opéra omnia, on dispose grosso modo de trois séries de documents. A certains égards l’essentiel se trouve déjà dans les différentes préfaces de l’édition lyonnaise: celles de Habert de Montmor, de Sorbière et des libraires Laurent Anisson et Jean-Baptiste Devenet2. Les rôles des cercles parisien et lyonnais et du secrétaire Antoine de La Poterie y sont clairement exposés. Aux Archives nationales, grâce à des actes repérés dans le Minutier central, on peut compléter cette documentation. Quelques pièces - surtout le testament et l’inventaire après décès de 1655 - avaient été reproduites à l’époque du tricentenaire de la mort de (1592-1792 /
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Paris, Vrin, 1997, p. 5-7. Pétri Gassendi [...] opéra omnia [...], Lugduni, sumptibus Laurentii Anisson & Ioan. Bapt. Devenet, 1658, 6 volumes in-folio, I, ff. t3r-t4v, âlr-ï5v, 51r-ô3v.
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Gassendi3. L’ensemble, y compris le traité entre Habert de M ontmor et François Henry, procureur d ’Anisson, pour la publication des œuvres, a été analysé il y a bientôt quatre décennies4. En revanche on ne connaît la cession que Gassendi a faite du privilège à La Poterie le 20 octobre 1655 que par la mention qui en est incluse dans les Opéra omnia5. En province la moisson est moins abondante. Les Archives départemen tales du Rhône possèdent la procuration par Laurent Anisson à François Henry dont une copie est annexée au traité concernant l’édition lyon naise6. A Digne même il y a une copie du testament et surtout un « pros pectus » imprimé en 1656 pour le compte d’Anisson et Devenet7. A vrai dire il ne s’agit pas d’une annonce commerciale de l’espèce qu’on confectionnait en France à partir de 1716 pour les souscriptions de librairie, mais bien plutôt d ’un préavis du contenu d’une future publica tion destinée à un public d ’érudits. De telles feuilles publicitaires ou quasi-confidentielles - «projets», «avis», «conspectus» ou «prospec tus » - ne sont pas inconnues dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, et elles servent à la fois à mettre les lecteurs en appétit et à les encoura ger à communiquer ou à collaborer avec les auteurs ou éditeurs8. Un heureux hasard a conservé les trois pages où Anisson et Devenet pré
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Marie-Antoinette Fleury et Georges Bailhache, «Le testament, l’inventaire après décès, la sépulture et le monument funéraire de Gassendi» dans Tricentenaire de Pierre Gasssendi 1655-1955. Actes du Congrès, Paris, Presses universitaires de France, 1957, p. 19-68. Madeleine Jurgens et Marie-Antoinette Fleury, Documents du Minutier central concernant l ’histoire littéraire (1650-1700), Paris, Presses universitaires de France, 1960, p. 188-189. Tome 1, f. ü4v. Nos propres recherches dans les minutes de Bruneau (étude XC) confirment le constat d’absence établi par Jurgens et Fleury (note 1, p. 189). Document du 2 juin 1656. Voir Arch. nat., Minutier central, XC, 98 et A.D.R., 3 E 4861. Nous devons la deuxième référence à la thèse de Simone Legay, «Un milieu socio-professionnel: les libraires lyonnais au XVII' siècle» (doctorat d’Université, Université Lumière Lyon 2, 1995), p. 184-185, que M. Dominique Varry a eu l’obli geance de nous montrer en mai 1997. Voir Anthony Turner, avec Nadine Gomez, Pierre Gassendi explorateur des sciences. Catalogue de l'exposition (tenue au Musée de Digne du 19 mai au 18 octobre 1992), Digne-les-Bains, Musée de Digne, 1992, n° 112, p. 97-98, et p. 99. Voir Wallace Kirsop, «Pour une histoire bibliographique de la souscription en France au XVIIIe siècle» dans Giovanni Crapulli, éd., Trasmissione dei testi a stampa nelperiodo moderno, vol. II : IlSeminario intemazionale Roma-Viterbo 2729 giugno 1985, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1987, p. 255-282, surtout p. 268-269, et Patricia Ann Gray, «From prospectus to belle édition: Investigations in the Luxury Booktrade in Eighteenth- and Early Nineteenth-Century France», thèse de Ph.D., Université Monash, 1991, 2 volumes, surtout II, p. 1-6.
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sentent une liste des textes à paraître dans les O péra omnia9. Comme les divers contrats notariés relatifs à l’édition elles méritent d’être repro duites in extenso. Tandis que les documents d’archives sont déjà familiers à un petit cercle de spécialistes ou d’initiés, on n ’a pas pensé jusqu’ici à entre prendre des recensements des éditions anciennes des œuvres de Gassendi. Même sans vouloir procéder à une enquête exhaustive comme celle qu’Owen Gingerich a consacrée au De revolutionibus de Copernic10, on peut suggérer - en partant d’un modeste échantillon quelques pistes à suivre. Des voyages bibliographiques dictés en 1996, 1997 et 1998 par d’autres recherches nous ont permis d’examiner - sou vent à la hâte - 39 collections des Opéra omnia de 1658". Comme le fait observer Fr. Ign. Fournier dans son Nouveau dictionnaire portatif de bibliographie, «Cette Collection n’est pas rare»12. A lui seul ce fait explique l’indifférence affichée par les bibliographes de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe devant les Opéra om nian . On verra aussi que c ’est là une étape importante de la fortune du livre. Les vieux bibliographes, qu’il ne faut jamais négliger, savaient fort bien que l’édition lyonnaise avait été imprimée sur petit et grand papier. Bien que le grand papier soit de qualité nettement supérieure, ce n ’est pas la distinction banale entre papiers ordinaire et fin qu’on retrouve si
9 Voir Bibliothèque municipale de Digne-les-Bains, Réserve 0045: recueil factice comprenant trois ouvrages in-quarto de ou sur Gassendi: Inslitulio astronomica [...], Paris, L. de Heuqueville, 1647 ; Soteria pro Petro Gassendo huius œtalis philosophorum principe, rec'ens è peripneumoniâ recreato, Lyon, G. Barbier, 1654; Typographus lugdunensis lectori S., Lyon, L. Anisson & J.-B. Devenet, 1656. Nous sommes reconnaissant à Mme Danielle Blanc, Conservateur de la Bibliothèque municipale, d’avoir facilité nos recherches à Digne-les-Bains et de nous avoir fourni une photographie du «prospectus». 10 The G real Copernicus Chase and otlier Advenlures in Astronomical History, Cam bridge, Mass., Sky Publishing, 1992. 11 Vu les restrictions qu’on impose dans certaines bibliothèques quant à la communi cation simultanée de plusieurs volumes in-folio, nous avons dû nous contenter dans beaucoup de cas de l’inspection du tome I seul. Le 39e exemplaire, celui de l’Université Princeton, a été examiné pour nous par M. William Joyce, qui s’est prêté aimablement à une démarche rendue nécessaire par le fait que les volumes en ques tion se trouvent dans un magasin loin du campus. 12 Seconde édition, Paris, Fournier frères, 1809, p. 225. 13 Voir, par exemple, Duclos & Cailleau, Dictionnaire bibliographique, historique et critique des livres rares, précieux, singuliers, curieux, estimés et recherchés, Paris, Cailleau et fils, 1790, 3 volumes, I, p. 490, et Etienne Psaume, Dictionnaire biblio graphique, ou nouveau manuel du libraire et de l ’amateur de livres, Paris, Ponthieu, 1824, 2 volumes, I, p. 236.
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souvent au XVIIIe siècle14. A l’intérieur d’un même format les feuillets ont des dimensions sensiblement différentes. D ’un côté on mesure jus qu’à 423 x 275 mm, de l’autre en moyenne 350 x 220 mm. Sur 39 exem plaires on en trouve 11 qui appartiennent à la catégorie grand papier. De là à supposer qu’un quart d’une édition d’une taille indéterminée ait été imprimé pour un marché bibliophilique est un pas qu’il serait difficile de franchir. Le hasard ayant présidé au choix d ’un échantillon tiré de cinq pays - la France, la Belgique, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l’Australie - , il serait imprudent d’en généraliser les données. Ce qui est certain, c ’est que les exemplaires de luxe avaient une destination surtout ecclésiastique. Le relevé qu’on peut faire est assez éloquent à ce sujet: 1° Bibliothèque Beinecke, Université Yale: inscription manuscrite à la page de titre «Domus probationis Lugd. Soc. Iesu Catal. Inscrip. an. 1704»; 2° Bibliothèque nationale de France (R.381-386): «Ex Catalogo ffr. Disc. S“ Aug.lini Conu. parisiensis»; 3° Bibliothèque de l’Université de Mons-Hainaut: «Bibliothecæ ecclesiæ Cathedralis Tomacensis 1765 »15; 4° Bibliothèque Leeper, Trinity College, Université de Melbourne: de la collection de George William Rusden (1819-1903), qui avait acquis cet exemplaire à la vente de John Macgregor à Melbourne en août 188416; 5° Bibliothèque de l’Arsenal: «p.j. Alary 1716»; 6° Bibliothèque municipale de Niort: «ex lib. Monast S Jouini de Marnis cong. S Mauri catal. inscriptus 1702»; 7° Bibliothèque de la Sorbonne: «PRYTANÉE BIBLIOTHÈQUE»; 8° Bibliothèque Mazarine (3539) ;
14 L’histoire d’une mode qui est au cœur de la fabrication du livre de luxe reste à écrire. Voir Wallace Kirsop, « Paper-Quality Marks in Eighteenth-Century France» dans R. Harvey, W. Kirsop et B. J. McMullin, éd., An Index o f Civilisation. Studies o f Printing and Publishing History in honour o f Keith Maslen, Clayton, Centre for Bibliographical and Textual Studies, Monash University, 1993, p. 55-66. 15 Sur la provenance des collections de la Bibliothèque de l’Université de MonsHainaut voir Marie-Thérèse Isaac et Claude Sorgeloos, «Les origines de la Bibliothèque: 1797-1802» dans La Bibliothèque de l'Université de Mons-Hainaut 1797-1997, Mons, Université de Mons-Hainaut, 1997, p. 17-25. 16 Voir Wallace Kirsop, « Australian Lawyers and Their Libraries in the Nineteenth Century», Bibliographical Society o f Australia and New Zealand Bulletin, 18, 1994, p. 44-52, surtout p. 50-51.
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9° Médiathèque Gutenberg, Montpellier: ex-libris armorié non-identifié; 10° Bibliothèque de la Ville de Lyon (31138) : «BIBLIOTHÈQUE DU PALAIS DES ARTS»; 11° Bibliothèque de la Ville de Lyon (22575): «Ex libris Bibliothecæ quam Illustrissimus Archiepiscopus & Prorex Lugdunensis Camillus de Neufville Collegio SS. Trinitatis Patrum Societatis J e s u Testamenti tabulis attribuit anno 1693 ». A l’exception de la Bibliothèque Mazarine, les diverses institutions en question n ’ont pas acheté les Opéra omnia directement chez l’éditeur ou chez d ’autres libraires de l’époque. Quant aux reliures, toutes appar tiennent au règne de Louis XIV sauf celle - refaite en 1988 - qui recouvre l’exemplaire de la Bibliothèque nationale de France. Dans un cas, celui des volumes donnés par Neufville au Collège des Jésuites de Lyon, il s’agit de maroquin rouge. Ailleurs même ceux qui affection nent les armoiries se contentent de veau. Mais on a l’impression qu’à l’origine cette marchandise de luxe n’est guère sortie de France et du pays wallon. Le tirage - postérieur ou antérieur à celui des exemplaires sur petit papier? - se distingue par au moins une particularité17. On constate une plus grande diversité dans les collections courantes. Le portrait qu’on trouve au verso du faux-titre du tome I 18 est absent dans certaines, y compris celle qui a servi de base à l’édition fac-similé de 196419. Dans l’ensemble les reliures sont anciennes et souvent très proches de la date de publication20. En revanche elles présentent des 17 En effet les chiffres signalant la page 133 du tome I ont été partiellement déplacés. 18 II s’agit du feuillet 1 1. Le travail réalisé par Robert Nanteuil en vue du portrait gravé est prévu dans les contrats relatifs à l’édition. Voir Arch. nat., Minutier central, XC, 98 et Pierre Gassendi explorateur des sciences, p. 180, n° 245. 19 Petrus Gassendi, Opéra omnia. Faksimile-Neudruck der Ausgabe von Lyon 1658 in 6 Banden mit einer Einleitung von Tullio Gregory, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frie drich Fromann Verlag, 1964. D ’autres exemplaires ayant perdu le portrait sont: Université de Sydney (RB 3658.1); St John’s College, Cambridge (Ce.2.6-11); Bibliothèque des Fontaines, Chantilly (P 257/8.13). D ’après David J. Shaw, éd., The Cathedral Libraries Catalogue, volume II: Books printed on the Continent o f Europe before 1701 in the libraries o f the Anglican Cathedrals o f England and Wales, Londres, The British Library & The Bibliographical Society, 1998, 2 parties, p. 612, n° G 161, sur six exemplaires signalés celui d’Exeter n’a pas le portrait. 20 II y a quatre exceptions sur 28 exemplaires: Bibliothèque des Fontaines, Chantilly (XVIIIe siècle); Bibliothèque de l’institut (Fol.M.33 -X V IIIe siècle); Bibliothèque municipale de Digne-les-Bains (Rés. 0039 - début du XIXe siècle?); British Library (535.1.1-6 - fin du XIXe ou début du XXe siècle). Dans quelques autres cas des reliures du XVIIe siècle ont été réparées.
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styles nationaux très caractéristiques, spécialement allemand,21 italien22 et anglais23. Bien que l’indication ne soit pas donnée dans les catalogues d ’Anisson que nous avons consultés24, on peut penser que les collec tions se vendaient habituellement en feuilles. Ce qui est clair aussi, c ’est que la diffusion a été assez rapide tant en France qu’à l’étranger. Aux alentours de 1700 les Opéra omnia ne figurent plus dans les listes des Anisson,25 et ceci à un moment où les stocks s’écoulaient avec une cer taine lenteur26. Encore une fois ce sont des institutions religieuses - cou vents et monastères en France et aux Pays-Bas27, collèges d’Oxford et de Cambridge28 - qui se situent en bonne place parmi les premiers ache teurs d’un ouvrage fondamental. 21 Université de Sydney («Ex bibliotheca 0 Wilmans»), 22 Bibliothèque Alderman de l’Université de Virginie (*B 1882. A2/1658). 23 Folger Shakespeare Library, Washington; William Andrews Clark Library, Los Angeles ; Bibliothèque Milton Eisenhower, Université Johns Hopkins; Trinity Col lège, Cambridge; Magdalen College, Oxford; Christ’s College, Cambridge; St John’s College, Cambridge; Bibliothèque de l’Université de Cambridge (Qq. *.1.99-104); Bibliothèque Bodléienne, Oxford; King’s College, Cambridge. 24 Bibliographia Anissoniana [...] ad annum 1669, in-12, p. 293 (Bibliothèque de la Ville de Lyon: 804 176); Bibliographia Anissoniana [...] ad annum 1676 in-12, p. 307 (Bibliothèque de la Ville de Lyon: 804 175). 25 Par exemple Catalogus librorum qui prostant apud Joannem Anisson [...], Paris, [1694?], in-8° (BNF: Q. 8539) et Bibliographia Anissoniana, seu catalogus libro rum qui prostant in œdibus sociorum Anisson, Posuel & Rigaud, tàm Parisiis quàm Lugduni, ad annum 1702, Lyon, 1702, in-12 + Supplementum bibliographia: Anissoniante [...], Paris, 1709, in-12 (BNF: Q. 8542-8543). 26 Citons l ’exemple de l’édition procurée par Jacques Hommey de Sancti Gregorii [...] milleloquium morale (Lyon, Jean-Baptiste Deville, 1683, in-folio) dont une nouvelle émission avec le papillon «Apud DEVILLE FRATRES & L. CHALMETTE. MDCCXXXI1I» se trouve dans une collection particulière à Melbourne. 27 Voir les exemplaires de la Bibliothèque Houghton de l’Université Harvard (« Soctis Jesu Louany 1660»), de la Bibliothèque municipale de Nantes («Oratorij Nannetensis 1683»), de la Bibliothèque municipale de Marseille («AQUENSE SEMINAR1UM »), de la Bibliothèque de la Faculté de Médecine, Montpellier («Oratorij Parisiensis Catalogo Inscriptus 1668»), de la Bibliothèque municipale de Dijon («A d Vsum Capucinorum Conuentus Diuinionensis» / «Ex Dono Reuerendi Patris Nicolai Diuinionensis Huius Prouinciæ Prouincialis») et du Centre d'Etudes supé rieures de la Renaissance à Tours (« Ex libris conu' lugdun Carmelitarum discalceatorum»), 28 Les exemplaires que nous avons vus sont arrivés très vite en Angleterre sans qu’on puisse toujours donner une date exacte. Celui de Trinity College, Cambridge, porte les indications «Ex dono Ornatissimi viri Caroli Wright S.1 Theol." Dm huius Collegij Socij» et «Trin: Coll. Cant. A0 1670». A Magdalen College, Oxford, les reliures des différents volumes sont renforcées par des défets d’une impression gal loise faite à Oxford en 1661. Il s’agit d’une traduction du De aeternitate considéra-
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Quant aux lecteurs des œuvres de Gassendi, les exemplaires recensés apportent quelques témoignages qui ne sont pas sans intérêt. Comme l’on pourrait s’y attendre, l’émission sur petit papier se prête moins à la mode bibliophilique, mais il y a bien une reliure en maroquin rouge et aux armes à la Bibliothèque nationale de France29. En général il n’y a pas d’annotations30, mais ce ne sont pas de ces collections d’apparat qui ornent des rayons qu’elles ne quittent jamais. Au contraire, des plats détachés et des reliures bien usées suggèrent un maniement constant à travers les siècles. A défaut de provenances remarquables telles qu’on peut les découvrir pour des textes séparés31, il suffit de signaler la pré sence parmi d’anciens propriétaires de Pierre-Joseph Alary (16901770)32 et de William Palliser (1646-1726), archevêque de Cashel33.Mais ce sont des anonymes qui laissent les traces les plus curieuses, souvent sous la forme de pièces imprimées ou manuscrites oubliées dans les volumes qu’ils viennent d’étudier. Un article d’Adolphe Joanne, « Excursions dans le Dauphiné », tiré du Tour du Monde , nous éloigne de la Faculté de Médecine de Montpellier34. Un buvard publicitaire des Chocolats de la Grande Trappe trahit peut-être un faible d’un scolastique jésuite35. Des notes en vue de sermons et une feuille d’une édition incon nue de La Croce alleggerita de Giovanni Pietro Pinamonti nous révèlent un prêtre italien aux prises avec Gassendi au XIXe siècle36. Tout cela relève sans doute de l’anecdote, mais il ne faut pas négliger le côté irré ductible et foncièrement individuel de tout acte de lecture. Etudiant la réception de Gassendi aux Etats-Unis, M. Mel Gorman ne s’est pas attardé sur les Opéra omnia31. S’il est vrai que la plupart des
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tiones de Drexel (Wing D 2186A; Madan, III, p. 148, n" 2552; Eiluned Rees, Libri Walliæ, I, p. 212, n° 1712). Rés. R. 200-205. On notera toutefois quelques probes pennae dans un volume (Qq *.1.99) apparte nant à la Bibliothèque de l’Université de Cambridge. Cf. un Syntagma philosophice Epicuri (La Haye, A. Vlacq, 1659, in-4°) de la Biblio thèque de l’Ecole normale supérieure qui a appartenu à Oberlin en 1782 et ensuite à Gérando. Bibliothèque de l’Arsenal: Fol. Se. A. 1621'6. Exemplaire de la William Andrews Clark Library, Los Angeles (*f B 1882 A2 1658): «Ex Libris Guillelmi Palliser» et «Gu: Palliser A.C.». Cote 01252 (1/6). Bibliothèque des Fontaines: P 257/8, entre les pages 368 et 369 du tome I. Selon Mlle Jacqueline Diot, la collection est parvenue à Chantilly de Jersey. Voir Bibliothèque Alderman de l’Université de Virginie: *B 1882. A2 1658 vol. 2 entre les feuillets 315 & 316 et 3 0 2 & 303. La collection a été achetée en 1933. Mel Gorman, «Gassendi in America», Isis, 55, 1964, p. 409-417, surtout p. 412.
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acquisitions sont le fait du XXe siècle, tout n ’a pas été dit sur des achats antérieurs. En particulier, comme le montrent des publications et des événements récents, l’histoire des exemplaires de l’Université Harvard est hautement significative. En effet ce n’est qu’à la fin de 1996 que la collection consignée dans Catalogus librorum Bibliothecœ Collegij H arvardini (Boston, B. Green, 1723) et détruite dans l’incendie de 1764 a été remplacée grâce aux bons offices d’un libraire parisien38. Com ment a-t-on pu vivre deux siècles sans les œuvres complètes du philo sophe de Digne? La chose en dit long peut-être sur le déclin de la répu tation de Gassendi à l’orée du XIXe siècle. De même on peut se poser des questions sur le fait que la Library of Congress semble avoir un exemplaire incomplet de l’édition de 165839. L’existence des Opéra omnia somptueusement produits à Florence en 1727 laisse penser que la chute a été longtemps retardée. Encore fau drait-il être informé de la diffusion et du tirage d’une version qui a l’air d ’être moins bien représentée dans les bibliothèques de l’Europe occi dentale et des Etats-Unis40. Quelle est la cote de Gassendi dans les ventes publiques du XVIIIe siècle ? Comme le fait voir une note m anus crite portée dans l’exemplaire de la Johns Hopkins University - «Cost 40. shil. the 6. Vol. at an auction in Tom’s Coffee House London June 1703» - on continue à offrir l’édition de 1658 sur le marché. Mais, suprême ironie, celli-ci est absente du Catalogue des livres rares et p r é cieux de feu le citoyen Anisson Dupéron [...] sous la Révolution41. 38 Voir W. H. Bond & Hugh Amory, éd., The Printed Catalogues o f the Harvard Col lege Library 1723-1790, Boston, The Colonial Society o f Massachusetts, 1996, p. 21. Il y manquait déjà le tome IV. 39 Durant une brève visite à Washington nous n’avons pas eu le temps de voir une col lection dont les tomes V et VI sont présentés dans le catalogue comme sortant d’une troisième édition faite à Lyon par François Barbier. Il s’agit sans aucun doute des deux volumes des Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii qui est de vita, moribus placitisque Epicuri dont la première édition a été publiée par Guillaume Barbier. Voir Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au XVIIe siècle, tome XVIII: Lyon, par Marie-Anne Merland avec la collaboration de Guy Parguez, deuxième partie : B-Cardon, Baden-Baden & Bouxwiller, Editions Valentin Koerner, 1993, p. 36,49. L’exemplaire de Washington est celui de Thomas Jefferson. Voir E. Millicent Sowerby, comp., Catalogue o f the Library o f Thomas Jejferson, Washington, The Library of Congress, 1952-1959,5 volumes, V, p. 165166, n° 4914. 40 Nous avançons cette impression sous toutes réserves. Certaines institutions, comme la Boston Public Library et la Southern Régional Library Facility à Los Angeles, possèdent la collection de 1727 et non pas celle de 1658. 41 Paris, Guillaume Debure l’aîné, 1795, in-8° (Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence: P. 11611 - exemplaire annoté).
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On pourrait conclure - de la façon la plus plate et la plus banale - que de nouvelles recherches sont nécessaires. Certes, cela s’impose, à com mencer par les autres exemplaires, surtout français, notés par Mme Marie-Anne Merland et M. Guy Parguez42. Pourtant, au-delà d’un recensement exhaustif qui engloberait l’Europe centrale et orientale, les pays du Nord et surtout cette aire méditerranéenne qui appartenait en propre aux libraires lyonnais, et en plus de descriptions bibliogra phiques détaillées, il faut se poser quelques questions que rappelle le nom même d ’Anisson-Duperron. A la tête de l’imprimerie royale celuici était chargé de la production et de la diffusion des grands ouvrages de luxe et d ’apparat de la fin de l’Ancien Régime. A bien des égards la documentation reste sommaire43, mais elle est tout de même plus abon dante que celle que nous avons pour l’entreprise gassendiste de l’an cêtre Laurent Anisson. Les Opéra omnia sont en quelque sorte une pré figuration des travaux d’histoire naturelle et d’érudition des règnes de Louis XV et Louis XVI. Grand et petit papier, diffusion européenne sinon mondiale, thématique insolite (car les Lyonnais ne s’occupaient plus en première ligne de la nouveauté philosophique), voilà autant d’éléments de préoccupations communes à travers les siècles. De vieux contacts de Gassendi lui-même y sont pour quelque chose, mais il convient de se rappeler ce que la réussite doit aux libraires. Plus tard il faudra accepter de se rendre à Paris pour entreprendre des tâches de la même envergure. En attendant, la grande enquête que nous souhaitons permettra aux chercheurs de mieux comprendre les atouts anciens des marchands de Lyon. Wallace K irsop Monash University, Western Australia
42 Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au XVIIe siècle, tome XVI: Lyon, par Marie-Anne Merland avec la collaboration de Guy Parguez, pre mière partie: A, Baden-Baden & Bouxwiller, Editions Valentin Koemer, 1989, p. 83. 43 Voir Arch. nat., 0 '6 1 0 & 611.
GAMBLING AND THE NATURALIZATION OF PROVIDENCE AT THE END OF THE SEVENTEENTH CENTURY It is something of a commonplace that between the seventeenth and nineteenth centuries, the conception of history underwent a secularization. Between, let us say, Bossuet’s Histoire universelle (1681) and Hegel’s Vorlesungen uber die Philosophie der Geschichte (1837), Clio ceased to be eschatological in the strict sense1. «Strict sense», because there continued to be ways in which history could be conceived as having an origin, a goal, a linear progression and even an inherent law without thereby involving the Augustinian concept of sacred history. The aim here is to narrate one episode in this secularization of history. The episode involved a limitation on the concept of divine providence and in fact was a part of the seventeent-century naturalization of this concept on its way to eighteenth-century deism. The concem here, however, is much narrower than this later development. Attention will be focussed only on the relation thought to obtain between Providence and the phenomenon of gambling or games of chance. A good place to begin is with Pierre Bayle, the omniscient observer of the late seventeenth century. In August of 1686, Bayle reviewed Pierre Jurieu’s Jugement sur...Grâce1. In his review, Bayle cites a line from earlier Jansenist disputes to the effect that questions of grâce are like an océan in which there is no bottom and no shore, and he recounts Jurieu’s argument that none of the many systems dealing with grâce is able both to preserve the idea of an infinitely sovereign deity and to answer the difficulties in Augustine’s position, which is to say Calvin’s position, with which Jurieu therefore remains. Bayle takes Jurieu’s argument to be weak, but pragmatically sufficient. To remain with the view that one happens to hold, according to Bayle «is to act according 1 3
For the argument, and sources, see H. Meyerhoff, The Philosophy o f History in Our Time (Garden City, N.Y., Doubleday Anchor, 1959) p. 1-9. Nouvelles de la République des Lettres, August 1686, art. i v ; Œuvres diverses (OD) (Lahaye, 1737) p. 620.
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to common sense and the incontestable principle of the natural light that im mobility is preferable to change. Among bodies it is an inviolable law of nature that they never change states unless the reasons for change are stronger than those for not changing. The same must be true for minds, so that even if it is only chance or caprice that has placed us in a given sect, it is better to live and die in it if the others are no better». For Bayle th t faute-de-m ieux recommendation to adhéré to locallyheld positions has particular significance given his own religious conversions and presumable changes on issues such as grâce. If diffé rence in belief about grâce distinguish Catholics and Protestants, and these beliefs cannot be rationally justified, then it is best, according to Bayle, to rest with the religious lot that one has drawn by chance. In addition, Bayle holds that quite apart from beliefs about grâce, the d is tribution of grâce itself cannot be understood and may, at least as far as we are concemed, be taken as if we had drawn lots. That is, both what we happen to believe about grâce and whether we have grâce, whatever we may believe about it, tum out to be matters of chance. Thus, as both religion and salvation can be understood as matters of chance, the lottery is more than just an image in dealing with Bayle on these topics. The Old Testament evidences many instances of the use of lotteries or games of chance to determine a range of issues such as the choice of kings or the division of land. The basis for this use is reflected in Proverbs 16:33 : The lot is cast into the lap ; but the whole disposing thereof is of the Lord. Now, in the seventeenth century, there were two général considérations that were appealed to in the condemnation of gambling. One was that it is unproductive (and in many cases actually destruc tive) ; the other was that it is an unwarranted invocation of the deity3. To call upon God to décidé the division of stakes is, as it was put, to tempt God and to do so in a trivial matter. In this sense, gambling is a perverse manipulation of Providence, and as such was universally condemned by the Judeo-christian tradition right up to the seventeenth century. An important statement of this condemnation based on the Provi dence argument, as we may call it, cornes from William Perkins (15581602). In Cases o f Conscience, Perkins raises the question of whether récréation is lawful for a Christian man, and answers that it is4, for rest and for delight5. Games are of three sorts. There are games of « wit and 3
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See Brenner, Reuven and Gabrielle, Gambling and Spéculation : A theory, a history and a future o f some human décisions (Cambridge: Cambridge University Press, 1990) ch. 1, sec. 1. V. Works (Cambridge, 1613) vol. Il, p. 140-43. Ecclesiastes 7:18, « Be not too righteous ».
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industry»6, «m ixt» games of wit and luck, where «hazard begins and skill gets the victory», as in some card games (these are not to be condemned, but are nevertheless better avoided), and games of chance, « in which hazard onely bears the sway, and orders the game, and not wit; wherein also there is (as we say) chance, yea, meere chance in regard of us. O f this kind is dicing ». These games of chance are unlawful, for three reasons: They stir up passions and distemper the mind; they are usually motivated by greed; but most importantly because «games of meere hazard are indeede lots; and the use of a lot is an act of religion, in which we refer unto God, the détermination of things of moment, that can in no other way be determined». Despite this sort of condemnation, «gambling was everywhere in France during the seventeenth and eighteenth centuries »7, - and not just in France. A particularly relevant source on the nature and frequency of gambling is the Critique historique, politique, morale, économique et comique sur les lotteries anciennes et modernes, translated from the Italian and published in Amsterdam in 1687. It was written by the blowhard buffoon, Gregorio Leti (1630-1701). However clownish his work generally, Leti’s Critique seems basically accurate; it certainly reso nates with the Zeitgeist. Everyone, everywhere, he says, talks only about the Lottery - priests in their sacristies, lawyers in their offices, students in school, etc.— even the author was enticed by family into buying some tickets («R IP to a hundred ducats»). But the lottery is not some aberration. Nature itself is a lottery, he says, endowing some with good looks and others with the Devil’s own ugliness8. Childbearing is a lottery - a royal couple wanting for nothing, in perfect health, and doing ail that is necessary find themselves sterile, while a mere shepherd, the first time.... And so on, throughout ail of nature. The distribution of grâce, which he understands in terms of goods in this world, is a lottery9, as is the création of the world, at least as far as the Fall is concemed. The Church is a lottery, as are govemment, health and so on, by which he means that they undergo various unpredictable vicissitudes. As to the proper, institutionalized lotteries, Leti reports that in England and Holland, they were established to support the war effort. Since money to supply the ships so effectively pirated by the French is 6 7 8 9
«Shooting in the long Bow...Wrastling...Musicke...and draughts, the Philosophers game». P. 141. Thus does Olivier Grussi begin his Vie quotidienne des jouers sous l ’ancienne régime à Paris et à la cour (Paris, Hachette, 1985). P. 22, 39. P 56-63.
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not found in the woods or the sea and does not fall from the sky, it had to be extracted, he says, from the guts of the people10. The model and inspiration seems to have been the London lottery set up by Parliament in the spring of 1694. The lottery spread to Holland, first to Amersfort, where real estate was offered as prizes, and then, elsewhere, as individuals held their own lotteries to rid themselves of less valuable property - silversmiths and jewellers, for example, and finally, in Amsterdam, hairdressers, who put up outmoded headdresses. In July 1695, the Walloon Church of Amsterdam undertook to establish a lottery to pay for the 2,000 people it fed and otherwise supported daily. At the end of the seventeenth century, gambling was common, important to a variety of interests, and yet vaguely objectionable. A cer tain literature emerged in the effort to come to terms with the phenomenon. The clear tendency, especially among Protestant authors, was to construe gambling, specifically the lottery, in naturalistic terms, to undo the Providence argument by reversing its significance, and to relocate gambling in a larger context of religious and commercial activities. This literature invariably drew attention to the dangers of gambling, but nearly ail of the objections to gambling were of an instrumental nature. Gambling was thought to be wrong, not intrinsically, but because of its ill effects. Although much of the literature was concemed to réfuté the Providence argument, that argument seems actually to have been endorsed by no one aside from Pierre de Joncourt (7-1725), whose Quatre lettres (1714) defended it against the attack of LaPlacette (of whom, more below). An important source for the argument is the Traité des jeu x et des divertissem ents (Paris, 1686) by the Catholic, Jean-Baptiste Thiers. The quality of his présentation of the argument is less than sophisticated for example, he argues that gambling is permissible because there are rules goveming it - but Thiers provides for use by later authors a very long catalogue of condemnation of games of chance by Christian and pagan authors, civil and canon laws, Church councils, etc. His own position, as well as almost ail those he cites, focuses on instrumental considérations. There are two exceptions, who offer objections in principle. One is the Protestant theologian, Lambert Daneau (1530-96), who argued that « Gambling is expressly forbidden by God, who regulated it in this third commandment, thou shalt not take the name of the Lord thy God in vain. Now, whoever draws lots for ridiculous and insignificant things and uses it only for the useless pleasure of man - doesn’t he take G od’s name and Providence in vain ? For drawing lots is one of the main 10 P. 31-32.
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testimonies of God’s power (as is written in Proverbs 16:33 and 18) insofar as He rules and govems immediately by His hand, His power and Providence. But we should not employ lots in this ridiculous way as if to tempt God and to see His concem with the world ; thus, in things of great conséquence where His will must be known, as it were, extraordinarily - as in the division of goods, the choice of a magistrate, and such things in order to avoid disputes and rigged élections - and not in things of no moment, as if we were to make God the valet of our pleasures and tried to learn whether He cared about them »11. The other author cited by Thiers who offers an objection in principle to gambling is Jean Taffin, minister of Amsterdam. His De emendatione vita e 12 asserts that «games of chance are evil for Christians because they are condemned by the third commandment, which prohibits taking the name of the Lord in vain, in that drawing lots is used for a frivolous thing, and cannot be used without offending God’s Providence»13. This is clearly an instance of the Providence argument, indicated as such. The Providence argument was indirectly attacked by Jean Leclerc (1657-1736). His Reflexions sur ce que l ’on appelle bonheur et m alheur en m atière de lotteries et sur le bon usage qu ’on en peut fa ire (Amster dam, 1696) was occasioned, as he says, by the prolifération of lotteries due to the prodigious success of the English lottery two years earlier, and by the hubbub of discussion that the lotteries were generating. He ends the book with an endorsement of the Dutch lotteries then being conducted on behalf of the poor, and with a recommendation for generosity. The theoretical thrust of Leclerc’s book is to naturalize the phenomenon of gambling. For example, he tries to show that the use of the terms good or bad luck in describing an « I-know-not-what belonging to certain people who win or lose at games, war, etc.» is inappropriate. Ail that is true of them is thay they win or lose consistently. Especially given the naturalistic usage of his father-in-law, Gregorio Leti, what Leclerc is denying here is explicitly the doctrine of grâce as something supematural possessed by the elect. If the distribution of grâce is, as Leti thought, a distribution of goods of this world, and if the «luck» of such distribution refers, not to those receiving the goods, but only to the distribution itself, then there is nothing true of the elect other than that they are the elect. Whether this conclusion, apart from its naturalistic interprétation, is precisely the one sought by Calvinists is an interesting 11 P. 24-25. 12 French translation, Traicté de l'amendemente de vie, 2nd éd., 1596. " Bk. 2, ch. 19; cited by Thiers, p. 176.
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question. That is, not just from a human perspective, but intrinsically or from God’s perspective, salvation may be no more than a lottery. At a minimum, what Leclerc says about luck can be translated into an argument against supernatural grâce. More specifically, he wants to argue that there are four possible senses in which the terms « lucky » or «unlucky » might be applied to mean something more than just consis tent success or lack of it. They might mean influenced by : 1) destiny or fate, 2) chance, 3) good or evil angels, or 4) God Himself. He takes the first two to be «pure chimeras», both of them defeated by human freedom. His discussion is none too cogent, however. First, he fails to distinguish fatalism from determinism. That is, he does not distinguish between saying that every event necessarily occurs regardless of the circumstances and saying that every event necessarily occurs because o f the circumstances. He then argues that because we are ignorant of the circumstances, i.e. the universal chain of causes, that chain does not exist. Secondly, chance is made to depend entirely on voluntarism. A chance event occurs when bodies which otherwise always behave mechanically are interfered with by minds, which have freedom, i.e., the ability «to do or not do something..., to determine themselves in [only ?] indiffèrent or absolute things, or things they regard as such, through pure caprice and without any reason, unless it be their willing, and without there intervening anything to engage them necessarily to judge or will »14. This self-sufficiency of the will to make a différence in the environment is a clear indication of the Pelagianism expected of some one with Leclerc’s Socinian-Armininian-deistic inclinations. As to chance, it is a «negative idea» in that when we shake the box of lots and draw a name of which we say that it was drawn by chance, we mean only that the occurrence was not merely mechanical. O f the other two possibilities for aleoric influence, appeal to angels is without foundation and basically a pagan view, according to Leclerc, but the appeal to God cannot be dismissed as easily. The effect of Leclerc’s discussions of divine influence is to eliminate the différence between chance and other events - there is nothing spécial about any event that privilèges it as an entrée for God’s intervention. If drawing lots were the instances of particular Providence that people take them to be, ail kinds of questions could be decided just by writing alternative answers on papers and drawing one of them - for example, to determine whether a lost object was stolen by a domestic15. Such an effective pro cédure would surely be of use in eliminating atheism, he says with 14 Reflexions, p. 52-3. 15 Reflexions, p. 107-08.
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irony. Moreover, if God always intervenes in what we called chance events, then there are «infmitely more» miracles in gaming houses, on behalf of people who are unworthy of them, than in the Old and New Testaments combined. Here, of course, we have an argument, and one that reverses the Providence argument. The same premise that is cited by the Providence argument to show that gambling is evil is here cited to show in effect that gambling is without moral or religious significance. The same tack was taken by Jean Barbeyrac16 in his effort to show that gambling is intrinsically indiffèrent and thus legitimate in principle. To be sure, in his Traité du jeu, ou l ’on examine les principales ques tions de droit naturel et morale qui ont du rapport à cette matière
(Amsterdam, 1709) Barbeyrac draws attention to the instrumental evil resulting from gambling. The larger part of the work détails circum stances in which gambling should therefore be prohibited, and includes horrifie stories of people who gamble away their wives, children, teeth, fingers, hair, freedom and even their lives (the Huns, according to St. Ambrose)17. If anything, Barbeyrac’s pragmatic concems are more obviously urgent than in other works of this sort, which he takes to be too abstract and based on exaggerated principles designed more for angels than for men. Nevertheless, Barbeyrac opposes the Providence argument, citing Leclerc’s Reflexions. The number and circumstances of the miracles that would have to occur in gambling houses show gam bling not be an instance of particular Providence. In addition, the results of cards or dice are determined, according to Barbeyrac, no less closely than the behavior of a rolling bail - even if, as in the case of insurance contracts, we do not know the causes. On the other side, games of skill are affected by what is called chance, as when a small stone affects a tossed bail. The naturalizing, morally neutralizing picture is thus com plété18. 16 Barbeyrac (1674-1744) left France with his parents at the Révocation for Switzerland, where he studied first theology and then law. He taught literature at the French college in Berlin beginning in 1697, history and civil law in Lausanne (1711), and public law in Groningen, where beginning in 1714 he directed the academy. He was also a member of the Prussian Academy of Sciences. Best known perhaps for his work on Puffendorf, Barbeyrac was « a prolific writer, but one with the faults o f this quality » Nouvelle Biographie Universelle (Paris, 1852) vol. 3-4, p. 441-2. Barbey rac has gotten a much better shake recently from Pierre Rétat, who, while recognizing that Barbeyrac never produced a systematic work, sketches for him from minor works and préfacés to his translations a coherent system of some interest: Le D ic tionnaire de Bayle (Paris, 1971), p. 39-43. 17 Traité, p. 294-6. 18 Traité, p. 22-30.
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The unresolved contrast between approbation in principle and condemnation in practice is striking in Barbeyrac, as also in others. His reference to insurance contracts may provide a d u e to understanding this contrast. For Barbeyrac, gambling is a kind of contract. Gambling is an agreement requiring, in addition to the game itself, ail that is required by what Grotius and Puffendorf call a contrat onéreux : 1) freedom of engagement; 2) equality of conditions; 3) fidelity of execution19. According to Barbeyrac, « If I can promise to give my goods to someone as I wish, absolutely and without condition, why will I not be permitted to promise and give some one a certain sum in case he is luckier than I or more adroit with respect to certain movements on which we agree?... Each is free to make the right that he gives another to require this or that thing of his to depend on a given condition or event as seems good to him, even chance events »20. This argument may represent the converse of a monumental explanation of the rise of capitalism in the sixteenth and seventeenth centuries. The Weber-Tawney thesis has it that making money, especially by means of money, which was condemned by the Third Lateran Council (1175), and by the Councils of Lyons (1274) and of Vienne (1312), was legitimized three centuries later by Protestant theories of grâce. The problem is what may be called the paradox of prédestination. If the Pauline doctrine of justification by faith alone is to be interpreted to mean that grâce is necessary and sufficient for salvation, then good works are irrelevant, even to the point that antinomianism reigns. That is, if we are antecedently saved by grâce, then nothing we can do one way or other can alter our predetermined lot. (The paradox is highlighted when I consider how to act. If I realize that my lot is already decided, then I might as well have an immoral good time of it. But if I do so, I thereby demonstrate that my lot is damnation. O f this, more later.)21 The historical solution to this paradox was that one demonstrates one’s salvation after the fact of prédestination by material and financial success of just the sort that had previously been 19 Traité, p. 104-5. Much of the work consists in explaining these conditions as applied to gambling. LaPlacette, who, as we shall see, was also concemed to undo the Providence argument, was also to make the connection to contracts. Agreeing to pay if a certain face o f the die comes up is like an insurer agreeing to pay if a certain cargo is lost. Traité, p. 59. 20 Traité, p. 12-13. Puffendorf is cited for support, and Paschasius Justus and Jean Samuel Stryck are also cited as condemning gambling as a kind o f theft. Barbeyrac agréés that no one gambles to lose, and that the loser is unhappy, but the contract is as valid as any other, and one may ask, as with any other regretted contract, why it was entered into. 21 The more recent version o f this paradox is treated as Newcombe’s paradox.
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condemned22. (Perhaps a way to put the thesis is that interest, i.e., nonproductive eamings, is a model for human effort, which in terms of salva tion is also non-productive). By the end of the seventeenth century, it may well be that business ethics drives theories of grâce, rather than conversely. That is, the need to legitimate the gambling inherent in contracts gave credence to friendly theories of grâce, and indeed, this may have been the dynamic a century earlier as well. Whatever the order of dependence, there is likely a connection, perhaps one of co-dependence. Support for reading these authors’ attention to gambling as involving much broader social, theological and metaphysical concems cornes from still another Protestant critic, Jean de La Placette (16571736). His Traité des jeu x de hazard (1697)23 argued against Joncourt and « several others », probably including Leclerc, that chance is not an empty word devoid of meaning. Its ordinary meaning, which can legitimately be used in explanations, according to La Placette, is the intersec tion (concours ) of two or more contingent events, each of which has its causes but none, at least none that is known, for the interaction. This is Barbeyrac’s notion, just noted, of the small stone unexpectedly altering the path of a tossed bail. Neither author considers, however, that perhaps no event is the product of a single cause or chain of single causes, that every event is the product of an intersection of causes. Thus, while the concept of chance is hereby naturalized, either ail events are chance events (the tendency among these authors is to discount Providence anyway) or, from the perspective of the whole, ail are necessary (not incidentally, La Placette found it important to argue against Spinoza)24. But La Placette’s interest in chance dérivés not from stories, or even from physics or metaphysics. As he explains in the préfacé to his Treatise, he was originally interested in the gambling controversy because of his concem with the général question of restitution, the two most difficult cases of which are interest and gambling25. The relevance of the gambling question as an instance of the Weber-Tawney connection seems obvious26. La Placette’s particular contribution here is twofold. 12 For Tawney, the key notion is less grâce that the vaguer notion of a calling. Tawney, Religion and the Rise o f Capitalism (3"1ed. New York, 1950) p. 176, 199-204. For his différences from Weber, see n.32, p.261-2. ;l In Traités divers, 2nd ed. 1699, 3rd éd., along with a defense against objections, 1714. ,M Eclaircissement, Amsterdam, 1709. ” Traité de la restitution ( 1696), Divers traités sur les matieres de conscience ( 1697). ** La Placette’s treatise on games of chance was published with a treatise on interest. The first chapter acknowledges that usury is universally despised but then goes on to argue that it is «necessary in the present State of the world», Divers traités, p. 74n.
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His discussion of the theoretical objections to gambling includes additional theological doctrine that supports the connection, and his discus sion of the practical objections suggests an explanation of what may often have been at issue in such objections. In practical terms he regards gambling as «one of the most pemicious inventions of an evil mind», and he détails at length its evil conséquences27. Even so, he was interpreted as approving of gambling. In particular, his treatment of chess seems to have raised eyebrows. In his defense of the Traité (1714) he explained that games in themselves that are quite innocent can have pemicous conséquences. In the case of chess, the game is too time-consuming, does not divert and relax, and generates pride and other inappropriate émotions28. One gets the sense that the complaint here, reflective of much in the literature against gam bling, is one of non-productivity. Gambling at dice or cards is non-pro ductive ; whereas gambling in the market, or on insurance contracts is most certainly productive, at least in the aggregate (Lotteries were generally viewed as an instance of gambling on an insurance contract). If this is at ail plausible, then the misinterpretation of La Placette becomes explicable. But he also ends his defense by claiming that he has the advantage over Joncourt that while they agree that gambling should condemned on extrinsic grounds, they disagree on the instrinsic grounds. How is this an advantage? One suspects additional motivation for a preacher to be raising such an abstract fuss. La Placette’s criticisms, in the Treatise, of the theoretical objections to gambling are fairly standard. He attacks the Providence argument as employed by Daneau and others and does so in a way tending toward a naturalistic élimination of Providence. But he also addresses the argu ment from these authors that in gambling one person wins only at the expense of another. One of his considérations here is revealing. The morality of gambling, he argues, depends crucially on intention ; if the intention is diversion, it can be innocent, «for the aim of winning and profiting is not always criminal. If it were, commerce would not be permitted for Christians, which no one has claimed »29. W hat conclusions might we draw at this point? 1. The Providence argument against gambling was undone in no uncertain terms in this period. The engine of dismemberment was not theological in the strict sense of the term. 27
Traité, p. 7, chs. 7-11.
28 Ch. 19. Published with the 1714 édition of the Traité. 29 Défense, p. 251.
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2. A clear distinction was drawn between productive and unproductive gambling that allowed financial activity deemed necessary but discouraged mere gambling. 3. The concept of Providence was naturalized in two ways. First, ail events were taken to be explained by the natural laws of physics, and second, the events themselves have only natural significance. 4. The situation was nonetheless not as straightforward as I have made it out to be. Like the secularization of history itself, there remained theological concepts at work, which in this case are to be seen in the author with which we began, Pierre Bayle. To be sure, Bayle may have found the lottery an apppropriate model in a number of related domains (grâce, religion, toleration), and he may have, thereby and in other ways, contributed to the général legitimization of gambling in his period (even if he seems not to have addressed the Providence argument as such, his insistence on the inscrutability of God’s ways was at odds with any such appeal to Providence). But Bayle’s dialectic of legitimization, as we might call it, was of a radically dif férent sort from that of Leclerc, Barbeyrac, La Placette and, in fact, ail others. They were concemed to broaden the concept of gambling by naturalizing it (and thus legitimizing gambling itself). Bayle was concemed to broaden the concept by supematuralizing it, far beyond anything premised even by the Providence argument. In this, as in so much, Bayle’s view is unique30. Thomas M.
L ennon
University o f Western Ontario, Canada
30 For more on these issues and on Bayle in particular, see my Reading Bayle (Toronto, University of Toronto Press, 1999) ch. VI.
VOLUPTÉ ET DOULEUR CHEZ GASSENDI ET DANS L’«ESSAY»DE LOCKE Richard Aaron a écrit il y a soixante ans : « Locke’s hedonism (and indeed his whole ethical theory) has much in common with that of Gas sendi.»1Je pense que cette appréciation est très juste. Dire que les deux éthiques ont beaucoup en commun, c ’est une affirmation réservée qui épargne l’obligation d’apporter des preuves qui sont difficiles à fournir, et qui laisse ouverte la nature des relations entre Locke et le gassendisme. Il va sans dire qu’il serait peu utile d ’affirmer lapidairement que l’éthique de Locke est «gassendiste». Car elle est, par exemple, fondée sur les écrits de plusieurs auteurs qui ne sont point gassendistes. En outre, Locke et Gassendi sont d’origine, de nature, de formation, de vocation et d’intérêts différents, et leurs œuvres présentent des caracté ristiques très personnelles. Locke est un auteur original qui ne se contente presque jamais de recevoir simplement les pensées d’autrui, mais qui les modifie, les développe et les réemploie dans des contextes inattendus. Dans YEssay concerning Human Understanding, on trouve rarement un argument qui ait retenu la même forme et le même contexte que lui avait donnés Gassendi. C ’est pourquoi on se méprendrait sur l’intention des comparaisons suivantes2 si on ne les interprétait pas en ce sens. Elles ne présentent presqu’aucun passage parallèle à stricte ment parler. Leur but est d’attirer l’attention du lecteur sur des motifs caractéristiques sur lesquels l’un et l’autre auteur joue à sa propre façon. 1 2
Richard I. Aaron, John Locke, Oxford (‘1937) *1955, p. 257. Les textes de Gassendi sont cités selon : Petrus Gassendi, Opéra Omnia, Lyon 1658, tomes 2 et 3, répr. Stuttgart-Bad Cannstatt 1964. Les chiffres après les points-vir gule désignent respectivement la page, la colonne et la ligne. Dans l’édition lyon naise, une colonne comporte environ 70 lignes. En ce qui concerne la présentation des textes latins, j'abandonne, dans l’intérêt de la lisibilité électronique, les écritures Æ/æ et Œ/œ, la distinction entre J- et s, l’accentuation des voyelles latines et les abréviations. - Je cite les passages de l'Essay selon : John Locke, An Essay concer ning Human Understanding, éd. Peter H. Nidditch, Oxford 1975. Les chiffres dans les citations désignent respectivement le livre, le chapitre, le paragraphe; la page et la (les) ligne(s).
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Il y a beaucoup de passages de ce genre. Mais il est significatif qu’ils ne couvrent pas l’étendue des philosophies pratiques ni de Gassendi ni de Locke. On ne peut pas traiter la question des médiateurs littéraires éventuels en peu de pages. Pour cette raison, je me contente de citer des passages de Gassendi qui montrent qu’il est facile de se souvenir de lui en lisant des textes lockiens à propos de questions d’éthique. Je ne poserai pas la question de savoir s’il est justifiable de fonder sur ces passages des conjectures qu’on qualifierait, dans mon pays, de wirkungsgeschichtlich, c ’est-à-dire se rapportant à une influence; et je répondrai encore moins à cette question. Ici, il s’agit d’honorer Olivier Bloch. Ce grand explorateur de Gassendi saura bien s’en faire une opinion lui-même. Gassendi et Locke distinguent les voluptés et les douleurs du corps de celles de l’esprit. Dans le Syntagma philosophicum celles qui concer nent plutôt l’esprit sont localisées dans la poitrine, et celles qui concer nent plutôt le corps, dans d’autres parties du corps. Mais toutes les voluptés et douleurs passent également pour des affections de l’esprit, parce que même celles qui sont plus proches du corps affectent l’esprit. - Dans YEssay de Locke, il n’y a pas de passage correspondant aux spé culations de Gassendi sur Yanimus. Mais Locke considère, lui aussi, les voluptés et les douleurs qu’on attribue à l’esprit et celles qu’on attribue au corps, également comme états de l’esprit. La différence consiste en ce que les unes naissent à l’occasion de changements de l’esprit, les autres à l’occasion de changements du corps. P h ys. III.2, lib. X , ca p . 2 ; II 477a 26-37: «[...] hac ratione discerni initio possunt duo affectuum généra, quae quod indiscrète tractentur, parere pierumque confusionem soleant. N em p e om nes quidem A ffectu s esse A nim i affectus dicuntur; at cum passim quoque dicantur aliae esse voluptates, et m olestiae corporis, aliae A n im i; con fu sio erit haud dubie, nisi discernamus affectus, qui sint m agis A nim i, eosqu e statuamus in pectore ; et affectus, qui sint m agis corporis, eosq u e constituam us in partibus affectis.»
E ssa y 2.20.2; 229, 22-26: « B y Pleasure and Pain, I must be understo o d to m e a n o fB o d y orM in d , as they are com m on ly distinguished ; though in truth, they be only différent C onstitutions o f the M ind, som etim es occasioned by disorder in the B ody, som etim es by Thoughts o f the M ind.» Ib id . 2.21.41; 258, 21-25: «[...] there being pleasure and pain o f the M ind, as w ell as the B od y [...] they are ail o f the M ind ; though som e have their rise in the M ind from T hought, others in the B od y from cer tain m od ification s o f M otion.»
Tout ce que nous faisons ou désirons, nous le faisons et désirons à cause de quelque volupté (ou douleur).
VOLUPTÉ ET DOULEUR E th ., lib I, c a p . 3 ; II 702b 32-38: « Q u ip p e nem o est, qui si m odo praeoccupationem deponere studeat, et am ore so lo veritatis ductus attendere, ac bona fide descendere in seipsum velit, non facile animaduertat, agnoscatque, quidquid hom ines agunt, propter aliquam fieri voluptatem .»
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E ssay 2.20.14; 232,3-4: « F o r w e love, d esire, rejo ice, and h ope, only in respect o f Pleasure ; w e hate, fe a r , and g rie v e only in respect o f Pain ultim ately : In fine ail these P assions are m oved by things, only as they appear to be the C auses o f Pleasure and Pain, or to have Pleasure or Pain som e w ay or other annexed to them .»
La volupté et la douleur sont élémentaires, de telle manière que même les bêtes et les enfants nouveau-nés aspirent à la volupté et évi tent la douleur. Par égard pour son thème qui n’est que le Human Understanding, Locke se contente d’une allusion aux nouveau-nés, aux idiots et aux sauvages. E p ic u r i S y n ta g m a III, c a p . 3 ; III 66a 12-17: « E t quod Voluptas quidem sit prim um , congenitum que bonum [...] ex eo demonstratur, quod, om ne A nim al, sim ul atque natum sit, voluptatem appetat [...]» P h y s. III.2, lib . X , ca p . 2; II 479b 2-12: «[...] dici saltem potest treis e sse praecipuos, quibus partes subiiciuntur affectus, D olorem videlicet, C upiditatem , ac Voluptatem, qui etiam citra opinionem , elicitu m ve iudicium exprimantur, persentianturque, etiam ab ipsis brutis, etiam ab ipsis infantibus, ex quo in lu cem editi sunt; prim um enim dolent ob frigus circum stans, vnde et calescere appetunt, ac dum fouentur, delectantur; ac subinde esuriunt, alim entum percupiunt, et sugen tes lac voluptate m ulcentur.»
E ssa y 1.2.27; 64, 10-15: «[A l ’é g a rd d e ]» «C hildren, Ideots, S avages » [nous ne do u ton s p a s] « o f their lo v e o f Pleasure, and abhorrence o f Pain.» Ibid. 1.4.2; 85, 13-16: «[...] bating, perhaps, som e faint Id ea s, o f Hunger, and Thirst, and Warmth, and so m e Pains, w hich they [new born C hildren] m ay h ave felt in the W om b, there is n o t the least appearance o f any setled Id ea s at ail in them [...]» Ib id . 2.9.7; 145,8-12: « A n d how co v eto u s the M ind is, to be furnished with ail such Ideas, as have no pain accom panying them , m ay be a little g u e ss’d, by what is observable in Children new -born, w ho alw ays tum their E yes to that part, from w h en ce the L ight cornes, lay them h o w you please.»
La cessation d’une douleur nous remplit de volupté. Gassendi montre que cela correspond aux fins de la nature. E p ic u ri S y n ta g m a III, c a p . 4 ; III 67b 31-32: «[...] in om ni re doloris am otio su ccessio n em efficit voluptatis.»
E ssa y 2.20.16; 232, 19-21: « T is farther to be considered, That in reference to the P assions, the rem oval or lessen in g o f a P ain is considered, and
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Phys. III.2, lib. X, cap. 2 ; II 479a 32-38: « A c volu it quidem Natura cupiditatem ita explere, vt voluptate ipsam doloris exem p tion em condierit ; at cum doloris exem p tio foret quasi fin is praecipuus, adiuncta solum voluptas fuit, vt A n im al sese alacrius ad exem p tion em compararet
and operates as a P le a su re : A nd the lo ss or dim inishing o f a Pleasure, as a Pain.»
Les deux auteurs présentent des considérations téléologiques à propos de la volupté et de la douleur, Elles montrent que l’assistance du créateur s’étend non seulement au genre ou à tout le corps, mais aussi aux différents organes. Phys. III.2, lib. X, cap. 2 ; II 479a 18-32: « C u m vero talis cupiditas vnicuique parti insideat, quatenus dolore affecta, ex im i dolore appétit, apparet ea tam en praecipue ad eas parteis, quae ob defectu m alim enti lacessuntur, aut ob sem in is copiam pruriunt; ex eoq u e proinde intelligitur volu isse praesertim Naturam huiuscem odi gem inam cupiditatem indere, quate nus vtraque non ad vnius solum partis incolum itatem tendit, sed altéra qui dem ad totius sp eciei, siue indiuidui, altéra ad totius generis conseruationem dirigitur; cum et nihil sit interea m irum , si posterior vehem entior sit, quatenus naturae m agis interest vniuersum gen u s, quam speciem seruare.»
Essay 2.7.4-, 129, 34 - 130, 10: « T h is [...] g iv es us new occa sio n o f adm iring the W isdom and G ood n ess o f our Maker, w h o d esign in g the pré servation o f our B ein g, has annexed Pain to the application o f m any things to our B o d ies, to warn us o f the harm that they w ill d o; and as ad v ices to withdraw from them. But he, not d esign in g our préservation barely, but the préservation o f every part and organ in its perfection, hath, in m any cases, annexed pain to those very Id ea s, w hich delight us. Thus H eat, that is very agreeable to us in one degree, by a little greater increase o f it, proves no ordinary torm ent: and the m ost pleasant o f ail sen sib le O bjects, Light it self, if there be too m uch o f it, i f increased beyond a due proportion to our E yes, cau ses a very painful sensation.»
Nous appelons bon ce qui nous incite à le poursuivre, et mal ce qui nous incite à le fuir. Pour Gassendi, la volupté est le bon au sens étroit, la douleur le mal au sens étroit. Le bon au sens large est ce qui fait naître la volupté, le mal au sens large ce qui fait naître la douleur. - L’explica tion lockienne de « G o o d » et « E v il» dans le chapitre sur les passions ne mentionne pas ce qui chez Gassendi était le sens étroit des mots. Elle se
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contente, au contraire, du sens large. Malgré cela, l’explication de 2.21.61, qui est plus détaillée, correspond, en substance, à celle de Gassendi. E p ic u ri S y n ta g m a III, c a p . 2 ; III 6 5 a 17-21: «Q uare et priusquam disquiram us reuerane F élicitas in Voluptate consistât, declarandum est V oluptatem esse ex natura sua quid bonum ; vti et D olor op p ositu s quidpiam est suapte natura m alum .» E th ., lib I, ca p . 4 ; II 7 1 4 b 50-58: « N em p e, cum vt B onum est id, quod om nia appetunt; ita m alum sit id, quod om nia refugiunt; oportet, vt quem adm odum , id, quod om nem rem appetibilem , atque id circo bonam facit, est ipsa voluptas, iucunditas, delectatio, etc. quae ex ilia percipitur; ita id, quod rem facit fugiendam , atque id eo m alam , sit ip se dolor, m olestia, asperitas, etc. quae ex ea sentitur.»
E ssa y 2 .2 0 .2 ; 229, 17-22: «T h in gs then are G ood or E vil, only in référencé to Pleasure or Pain. That w e call G o o d , w hich is a p t to ca u se o r in crea se P leasu re, o r dim inish P ain in us ; o r else to p ro cu re, o r p r é serv e us the p o sse ssio n o f an y o th e r G ood, o r a b sen ce o f a n y E vil. A nd on the contrary w e nam e that E vil, w hich is a p t to p ro d u c e o r in crea se an y Pain, o r dim inish an y P le a su re in u s; o r else to p ro cu re us a n y E vil, o r d ep riv e us o fa n y G o o d .» Ibid. 2 .2 1 .6 1 ; 2 7 4 , 20-26: «F irst, That w hich is p ro p e r ly g o o d o r bad, is nothing bu t b a re ly P le a su re o r Pain. -S e c o n d ly , [...] things also th a t d ra w a fte r them P lea su re a n d Pain, a re c o n sid e re d a s G o o d a n d E vil.»
Si les hommes se décident pour un mal, ce n’est pas à dessein, mais parce qu’ils le prennent erronément pour un bien. P h y s . III.2 , lib . X , c a p . 4 ; II 4 8 7 a 62-67: «[...] quocirca [qui in corde creantur affectus] et ipsam opinionem non m inus dum erronea, illeg itim aque est, quam dum vera est, ac légitim a, consequuntur: ac mirum proinde non est, si vt germ anum bonum vera, ita fucatum d elu sa opinione ad sui am orem pelliciat.» E th ., lib. III, c a p . 1 ; II 8 2 5 a 511: « Quare et quoties intellectu s vero adhaerens iu dicio, illud deserit, vt sequatur falsum , n ecesse est quidpiam interuenerit, quod ipsi vero germ anam sp eciem (quasi ex Lance pon dus) detraxerit; falso autem fucatam (quasi lanci pondus) adhibuerit, vnde et facta fuerit m utatio a ssen su s.»
E ssa y 2 .2 1 .6 2 ; 2 7 4 , 31 - 2 7 5 , 9: «F or sin ce I lay it for a certain ground, that every in telligen t B ein g really seek s H appiness, w hich con sists in the enjoym ent o f Pleasure, w ithout any considérable m ixture o f u neasiness; ‘tis im p ossib le any on e should w illin g ly put into his ow n draught any bitter ingrédient, or leave out any thing in his power, that w ould tend to his satisfaction, and the com pleating o f his H appiness, but on ly by a w ro n g Judgm ent. I shall not speak here o f that m istake, w hich is the conséq u en ce o f in vin cib le Error, w hich scarce d eserves the N am e o f w ron g Ju dgm en t; but o f that w ron g Judgm ent, w hich every M an h im self m ust co n fess to be so.»
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RAINER SPECHT
Car pour nous, il n’y a ni bien ni mal que ce que nous tenons pour bien ou mal. A vrai dire, ces opinions ou jugements peuvent être faux. P h y s. III.2, lib . X, c a p . 5; II 491b 50-56: «Dico autem hic pariter
rem visam bonam, et rem visam malam, quod vt res amatur, sic desideretur, seu reipsa, ac in se bona, seu opinione solum bona sit; ac similiter vt odio habetur, ita refugiatur, seu reipsa sit mala, seu mala solum esse appareat.»
E ssa y 2.21.57; 272, 14-16: «[...]
desires always bear proportion to, and depend on the judgment we make, and the relish we have of any absent good ; in both which we are apt to be variously misled, and that by our own fault.»
Mais par cela seul que nous considérons quelque chose comme bien, nous n’y aspirons pas. Elle ne provoque notre désir que lorsque nous jugeons qu’elle est bonne pour nous, c ’est-à-dire, qu’elle est importante pour notre félicité. P h y s. III.2, lib . X, c a p . 1 ; II 469a 43-b5: «[...] quandiu aliquid sine qua-
piam nota aut boni, aut mali, qua ad nos referatar, cognoscimus, ac veluti nude apprehendimus, partem cognoscentem solam agere, neque Appetitum, quasi consectaneum habere: at statim, ac rem apprehendimus cum nota aliqua seu boni, seu mali, qua ad nos attineat, attinereve valeat; tum Appetitus consequitur, et se affectum erga rem commotione quapiam testatur.» P h y s . III.2, lib . X, c a p . 2 ; II 480a 20-29: «Diximus rursus, vt commotio in Appetitu, cordeve excitetur, non sufficere, vt praeeat opinio, quod res aliqua bona sit, aut mala; sed exigi praeterea vt cum aliquo ad nos respectu bona, aut mala sit; quatenus id, quod nihil nos attinet, nihil afficere nos potest. Scilicet tametsi omne bo num suapte natura amabile sit ; vnumquodque tamen speciatim illi amabile solum est, cui bonum, siue congruum est [...].»
E ssa y 2.21.43; 260, 12-21: «[...]
how much sœver Men are in eamest, and constant in pursuit of happiness ; yet they may have a clear view of good, great and confessed good, without being concern’d for it, or moved by it, if they think they can make up their happiness without it. [...] as soon as any good appears to make a part of their portion of happi ness, they begin to d e sire it.» Ibid. 2.21.46; 262, 25-28: «[...]
good, though appearing, and allowed never so great, yet till it has raised desires in our Minds, and thereby made us uneasie in its want, it reaches not our w ills\ we are not within the Sphere of its activity [...].» Ib id . 2.21.68; 279, 24-26: «For since we find, that we cannot enjoy ail sorts of good, but one excludes another; we do not fix our desires on every apparent greater good, unless it be judged to be necessary to our hap piness. If we think we can be happy without it, then it moves us not.»
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Comme la qualification de bien ou de mal dépend de nos opinions et jugements, la notion de félicité change de personne à personne. De plus, elle change, dans la même personne, de situation à situation. P h y s. III.2, lib . X , ca p . 4 ; II 488a 43-45: « N e q u e obstat vero, quod res, quae vni placet alij displiceat, sicque illi am abilis, isti ex o sa sit [...].» P h y s. III.2, lib . X , ca p . 2 ; II 480a 31-37: «[...] vnum quodque illi solum fugiendum est, cui malum est, siue incongruum . R es constare vel ex eo potest, quod cum vnus, idem que cibus (idem que dicendum de caeteris rebus) deprehendatur saepenum ero vni bonus, et salutaris, alteri m alus, et noxius, is vt illi am abilis, ita isti fugiendus sit.» P h y s. III.2, lib. X , ca p . 4 ; II 488a 63 - b 3: « Id m irabilius videri possit, quod vni, eidem que hom ini aliquid arrideat vno tem pore, quod alio patienter non ferat; sed quia notum est aliam e ss e constitutionem iuuenis, aliam sen is; aliam sani, aliam aegroti: id eo clarum est: euenire p osse, vt quae amam us iuuenes, auersem ur sen es; quae sectam ur sani, refugiam us aegroti.»
E ssa y 2.21.54; 268, 26-32: «[...] the various and contrary ch o ices, that M en m ake in the World, do not argue, that they do not ail pursue G ood ; but that the sam e thing is not go o d to every M an alike. This variety o f pursuits sh ew s, that every one d oes not place his happiness in the sam e thing, or ch u se the sam e w ay to it.» Ib id . 2.21.55; 269, 12-16: «[...] you w ill as fruitlesly endeavour to delight ail M en w ith R iches or Glory, [...] as you w ould to satisfy ail M e n ’s Hunger w ith C h eese or L obsters; w hich, though very agreeable and delicio u s fare to som e, are to others extrem ely nauseous and o ffen siv e [...].» Ib id . 2.20.4; 230, 7-9: «[...] the taste o f Grapes delights him ; le t an altération o f Health or C onstitution destroy the d eligh t o f their Taste, and he can be said to love Grapes no lo n ger.»
Pour définir les mots de « félicité » et d’« infélicité », les deux auteurs ont recours au bien et au mal. Selon Gassendi, la plus haute félicité est un état réservé à Dieu, qui dispose de tous les biens sans souffrir aucun mal. Théoriquement, la félicité parfaite de l’homme consisterait en l’ab sence de toute douleur, conjointe avec une parfaite tranquillité de l’es prit. Mais, en fait, nous devons nous contenter d’une félicité susceptible d’intensification et d’atténuation, par laquelle nous jouissons d ’autant de bien, en souffrant aussi peu de mal, que possible sous les conditions données. - Chez Locke, dès le début, la félicité et l’infélicité sont des extrêmes sur une échelle de degrés3. La plus haute félicité est réservée 3
Cette modification a été préparée chez Gassendi : Au début du texte III 64a, 34-59, cité ci-dessus, il introduit deux types de félicité: l’un, qui est capable intensionis, remissionisque, et l’autre, qui ne l’est pas. Voir aussi note 9.
236
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aux êtres supérieurs, tandis que la félicité humaine s’étend depuis la volupté extrême, qui est possible à l ’homme, jusque à un état dans lequel il jouit de tant de volupté, en souffrant si peu de douleur, que somme toute il s ’estime heureux. Epicuri Syntagma III, cap. 1 ; III 64a 34-55: «[...] par est duplicem ab vsque initio distinguere F elicitatem ; vnam v id elicet Supremam , quae in ten sion is, rem issionisque sit incap ax; alteram subalternam, in quam cadere adiectio, ac detractio voluptatum potest. - Et prior quidem con cipitur quasi quidam status [...] in quo nihil sit m ali, quod tim eas, nihil boni,quod non habeas [...] Posteriorem autem habem us, vt statum, in q uo; quantum licet, quam -optim e sit; [...] m alorum quorum vis quam -m inim um adsit; atque adeo in quo traducere vitam suauiter, tranquille, perm anenter detur; quantum quidem ipsa con d itio regionis, societatis, generis vitae, constitutionis corporis, aetatis, et sim iliu m circum stantiarum perm iserit.»
Epicuri Syntagma III, cap. 1 ; III 64a 57-59: « [...] tam etsi perspicuum videatur priorem illam [felicitatem ] e ss e habendam D ei propriam [...].».
Essay
2.21.41;
258,
15-20:
« Happiness and Misery are the nam es o f tw o extrem es, the utm ost bounds w h ereo f w e know not [...]. But o f som e degrees o f both, w e have very liv ely im pressions, m ade by several instances o f D elig h t and Joy on the one sid e; and Torment and Sorrow on the other [...].»
Ibid. 2.21.42; 258, 26-30: «Hap piness then in its full exten t is the utm ost Pleasure w e are capable of, and Misery the utm ost Pain : A n d the lo w est degree o f w hat can be called Happiness, is so m uch ease from ail Pain, and so m uch present Pleasure, as w ithout w hich any one cannot be content.» Ibid. 2.21.49; 265, 8-9: « I f w e look upon those superiour Beings ab ove us, w h o enjoy perfect H appi n ess [...].»
Ibid. 2.21.44; 260, 31 - 261, 4:
Eth., lib I, cap. 1; II 662b 8-14:
«[...] there being infinité degrees o f happiness, w hich are not in our p os session. A il uneasiness therefore being rem oved, a moderate portion o f good serves at present to content M en ; and som e few degrees o f Pleasure in a succession o f ordinary E njoym ents m ake up a happiness, w herein they can be satisfied.»
«Q u ip p e istud dem um est esse felicem : cum lic e t supersit aliquid m iseriae, quod felicitatem absolutam turbet; tantum tam en suppetit boni, vt [...] cen sere p o ssis te adeptum felici tatem com parate acceptam [...].»
«[...] every in telligen t B ein g really seek s H appiness, w hich co n sists in the enjoym ent o f Pleasure, w ithout any considérable mixture o f u n easi n ess [...].»
Epicuri Syntagma III, c. 3; III 67b 61-65: «[...] duo apud nos bona sunt, ex quibus illud sum m um , beatum que com ponitur; vt A nim us sine perturbatione ; vt Corpus sine dolore sit [...].»
Ibid. 2.21.62; 274, 32 - 275, 2:
VOLUPTÉ ET DOULEUR
237
Les théories des deux auteurs à propos du vouloir sont semblables. La volonté (l’envie) est inévitablement déterminée par les jugements de l’entendement. Il n’est pas possible de changer la direction du vouloir, sinon par la révision du jugement qui est à la base d’une aspiration ou d’une fuite. Les deux éthiques supposent donc qu’il y a des possibilités considérables de contrôle intellectuel. Chez Gassendi, «appetitus» ou «voluntas » désignent cette partie de l’âme qui est affectée par les jugements du bien et du mal. A l’occasion d’une telle affection, le vouloir met en action la capacité de mouvement pour s’emparer du bien ou pour éviter le mal. - Locke (qui quelquefois, lui aussi, utilise «appetite» au lieu de « w ill »4 assigne à la volonté des fonctions tout semblables. Du reste, les deux auteurs se prononcent sur l’utilisation de « cupiditas» / «desire» comme synonymes de «appeti tus » / «will ». P h y s. III.2, lib . X , c a p . 1 ; II 469a 36-39: «Itaque ne nim ium circa v o ces haeream , A ppetitus est seu pars, seu facultas, qua A n im a ex apprehenso, cogn ito v e bono, aut m alo com m ouetur, et afficitur.» E th ., lib. III, ca p . 1 ; II 822a 1014: «[...] vnde et fiet vt sim us deincep s indiscrim inatim siue Voluntatem , siue A ppetitum appellaturi. Q uoniam vero ad appetitionem sequitur m otricis facultatis actio, quae pro prie est ipsa boni prosequutio [...].» P h y s . III.2, lib . X , c a p . 1 ; I I 469 a 25-29: «[...] quippe et aliunde licet ipsa v o x A ppetitus syn on ym a Cupiditati, hoc est vni affectuum , qui huic parti A nim ae tribuuntur, angusti ex se significatus sit; ex vsu tam en ita ampliatur vt affectus om n eis com prehendat [...] »
4
E ssa y 2.21.30; 250, 7-1: «[...] Volition is nothing, but that particular déterm ination o f the mind, whereby, barely by a thought, the m ind endeavours to g iv e rise, continuation, or stop to any A ction , w hich it takes to be in its power.» Ibid. 2.21.71; 282, 33-35: « A pow er to direct the operative facu lties to m otion or rest in particular in s tances, is that w hich w e call the W ill..» Ibid. 2.21.30; 249, 29 - 250, 4: « B e c a u se I fïnd the W ill often confounded w ith several o f the A ffectio n s, esp ecia lly D esire; and one put for the other, and this by M en, w ho w ould not w illin g ly be thought, not to have had very clear notions o f things [...]. T his, I im agine, has been no sm all o ccasion o f obscurity and m istake in this matter, and therefore is, as m uch as m ay be, avoided. »
Essay 1.3.3; 67,16-22: «Nature, I confess, has put into Man a desire of Happiness, and an aversion to Misery [...] but these are Inclinations of the Appetite to good, not Impressions o f truth in the Understanding.»
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Locke change un détail important. Pendant que dans la première édi tion de l ’Essay il défend toujours l’opinion que notre volonté est déter minée par le bon, il suppose, dès la seconde édition, qu’entre le bon et la direction de notre volonté il n ’y a qu’une relation indirecte. Ce qui la détermine directement, c ’est Yuneasiness. Cette passion douleureuse est le seul intermédiaire ente la volonté humaine et le bien. [...] w h a t is it th a t d éterm in es the W ill in reg a rd to o u r A ctio n s! A nd that upon secon d thoughts I am apt to im agine is not, as is generally supposed, the greater go o d in v iew : But som e (and for the m ost part the m ost pressing) u n ea sin ess a M an is at present under. [...] T his U n ea sin ess w e m ay call, as it is, D esire; w hich is an uneasiness o f the M ind for w ant o f som e absent go o d .(E ssa y 2 .21.31 ; 250, 2 8 - 2 5 1 , 4). [...] The m otive, for continuing in the sam e State or A ction , is on ly the present satisfaction in it; T he m otiv e to change, is al w ays som e u n ea si ness: nothing setting us upon the change o f State, or upon any new A ction , but som e u n easin ess. T his is the great m otive that w orks on the M ind to put it upon A ction [...]. (Ibid. 2 .2 1 .2 9 ; 2 4 9 , 11-15) - Pour des détails, voir ibid. 2 .2 1 .3 5 ; 2 5 2 ,2 8 - 2 5 4 , 10.
En tout cas, la volonté, selon les deux auteurs, est une faculté qui ne se détermine point elle-même, mais qui, pour pouvoir se diriger vers quelque chose, a besoin des orientations que lui dicte (bien ou mal), selon Gassendi Yintellectus, c ’est-à-dire la mens5' et selon Locke le Mind. E th ., lib. III, c a p . 1 ; II 821b 46 ■ 822a 4: «P orro statim ac ipsa ratio deliberatione peracta, vnum d elegit, seu praetulit, ac prae reliquis bonum habuit: sequitur functio appetitus, qua in bonum eiu sm od i fertur quaeque [sic] [...] Latini non tam V olitionem , quam V oluntatem sunt interpretati.»
E ssa y 2 .2 1 .2 9 ; 249, 1-7: «Thirdly, The W ill being nothing but a pow er in the M ind to direct the operative Faculties o f a M an to m otion or rest, as far as they depend on such direction. To the Q uestion, w hat is it déterm ines the W ill? T he true and proper A nsw er is, T he m ind.»
Ces orientations consistent en des jugements de l’entendement à propos du bien et du mal.
5
Eth., lib III, cap. 1 ; II 821b 19-21 : «[...] Ratio, quae idem aliunde cum Intellectu, ac mente est [...]».
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Eth., lib. III, cap. 1 ; 823b 66 824a 3: «Notandum vero praeterea
est, cum actio consequi, nisi voluntatis, appetitusve functio simul intercé dât, non possit, idcirco omne iudicium, omnemque notionem, quae habetur de bono, adiunctam habere appetitionem illius [...].» Eth., lib. III, cap. 1 ; 824a: «[...] Vno verbo, vt provt intellectus notiones de rebus habuerit, iudiciave de iis tulerit, voluntas ipsa easdem res aut prosequatur, aut auersetur.» Eth., lib. III, cap. 1 ; 824a, 15-22: «Itaque quoties Intellectus iudicium aliquod fert de bono; quia id intra fineis obiecti voluntatis facit ; idcirco voluntas ita excitatur, vt illius functio, non secus iudicium, quam veluti vmbra corpus, comitetur; adeo vt, si intellectus iudicet quidpiam esse bonum, voluntas simul appetat; si iudicet malum, id simul réfugiât.»
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Essay 2.21.56; 270, 31 - 271, 2:
«[...] though it be certain that in ail the particular actions that he wills, he does, and necessarily does will that, which he then judges to be good.» Ibid. 2.21.52; 267, 22-29: «For, since the will supposes knowledge to guide its choice, ail that we can do, is to hold our wills undetermined, till we have examin ’d the good and evil of what we desire. What follows after that, follows in a chain of Consé quences linked one to another, ail depending on the last détermination of the Judgment, which whether it shall be upon an hasty and precipitate view, or upon a due and mature Exa mination, is in our power [...].» Ibid. 2.21.71; 283, 24-25: «[...]
the détermination of the Will immediately follows the Judgment of the Understanding [...].»
Les deux auteurs distinguent expressément la volonté (comme faculté de vouloir) de son acte, le vouloir actuel. Ils refusent également l’attribution de la liberté à la volonté - Gassendi en donnant comme rai son, entre autres, que c’est l’entendement qui dirige la volonté, et Locke en disant, entre autres, que les facultés de la volonté ou de la liberté ne sont rien d’autre que l’agent lui-même, en tant qu’il peut vouloir ou être libre. Gassendi propose le même argument, au moins implicitement, lorsqu’il déclare que la raison, l’entendement et l’esprit sont une même chose6. Phys. III.2, lib. X, cap. 1 ; II 469a 23-29: «[...] cum Appetitus soleat in
Rationalem, & Brutum distingui, moris est quidem, vt Rationalis Voluntatis nomine veniat; sed Volun tas tamen, Graece, actionis est, non facultatis nomen. Vtamur nihilominus receptis vulgo vocibus [...].» 6
Voir note 5.
Essay 2.21.5; 236, 11-17: «This Power which the mind has, thus to order the considération of any Idea, or
the forbearing to consider it; or to prefer the motion of any part of the body to its rest, and vice versa in any parti cular instance is that which we call the Will. The actual exercise of that
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Eth., lib. III, cap. 1 ; II 822a 4-12: « Hoc autem obiter obseruo, quia iam vulgo soleant Voluntatis nomine non tantum functionem appetitus, quam ipsum appetitum intelligere (sed qui appetitus tamen Rationalis sit, tanquam hominis proprius, eo modo, quo et ipsa Ratio) [...].» Phys. III.2, lib. X, cap. 1 ; II 471a 56-62: «Et, cum admittant [...] esse Voluntatem facultatem caecam, quaeque, nisi praeeunte Intellectu, non possit quidquam velle, aut nolle amare, aut odisse; mirum videri potest, cur Voluntati, potiusquam Intellectui, Rationive libertatem tribuant.» Eth., lib. III, cap. 1; II 822b 324: «[...] censetur esse in homine
Ratio libéra, Liberum-ve arbitrium; quatenus ex pluribus rebus in deliberationem cadentibus, non ita vnam eligit, quin vel ipsam negligere, vel eligere aliam possit. Ac attribuere quidem soient hanc Libertatem Voluntati, seu rationali appetitui; verumtamen perinde est, quatenus fatentur libertatis radicem in ipsa Ratione, ipsove Intellectu, hoc est, facultate cognoscente esse. [...] idcirco videatur Libertas, in Intellectu quidem primo, ac per se ; in Voluntate autem secundario, ac dependenter esse [...].»
power, by directing any particular action, or its forbearance is that which we call Volition or Willing.» Ibid. 2.21.6; 237, 4-10: «For when we say the Will [...] is, or is not free [...] though these, and the like Expressions [...] may be understood in a clear and distinct sense : Yet I sus pect [...].» Ibid. 2.21.14; 240, 26-28: «[...] Liberty, which is but a power, belongs
only to Agents, and cannot be an attribute or modification of the Will, which is also but a Power.» Ibid. 2.21.19; 243, 5-6: «[...] it is the Mind that operates, and exerts these Powers ; it is the Man that does the Action [...].» Ibid. 2.21.10; 238, 29-31: «So that Liberty is not an Idea belonging to Volition, or preferring; but to the Person having the Power of doing, or forbearing to do, according as the Mind shall chuse or direct.»
Gassendi montre que «volontairement» et «librement» signifient des choses différentes. Locke montre, en outre, qu’il y a des actions qui sont bien volontaires, mais aucunement libres. Eth., lib. III, cap. 1 ; II 823a, 1835: «Quare et hoc fit, vt, si supponas
Voluntatem ita ad bonum aliquod, summum puta, determinari, vt diuerti ad aliud, quod, illo relicto, prosequatur, non possit, tune censenda voluntas sit sponte quidem ad illud ferri, [...] at
Essay 2.21.10; 238, 22-31: «[...]
suppose a Man be carried, whilst fast asleep, into a Room, where is a Person he longs to see and speak with ; and be there locked fast in, beyond his Power to get out: he awakes, and is glad to find himself in so desirable Company,
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non tamen libéré ferri, quoniam indif férons ad illud, et ad aliud bonum non est [...]. Neque obstat, quod feratur volens; quandoquidem ista, vt sic loquar, Volentia non Libertatem sonat, sed Libentiam, hoc est, complacentiam, seu collubescentiam, exclusionemque adeo coactionis, violentiae, renitentiae, molestiae [...].»
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which he stays willingly in, i.e. preferrs his stay to going away. I ask, Is not this stay voluntary? [...] ‘tis évi dent he is not at liberty not to stay, he has not freedom to be gone. So that Liberty is not an Idea belonging to Volition, or preferring ; but to the Per son having the Power of doing, or forbearing to do, according as the Mind shall chuse or direct.»
Pour définir le mot de «liberté», Locke prend, au moins verbale ment, un autre chemin que Gassendi, et cela emphatiquement depuis la seconde édition7. Mais il se donne la peine d ’expliquer pourquoi sa conception reste compatible avec une théorie qui (comme celle de Gas sendi) définit la liberté par l’indifférence. I am not nice about Phrases, and therefore consent to say with those that love to speak so, that Liberty is plac’d in indijferency, but ‘tis in an indifferency that remains after the Judgment of the Understanding ; yea, even after the détermination of the Will: And that is an indifferency not of the Man, (for after he has once judg’d which is best, viz. to do, or forbear, he is no longer indiffèrent,) but an indifferency of the operative Powers of the Man, which remaining equally able to operate, or to forbear operating after, as before the decree of the Will, are in a State, which, if one pleases, may be called indijferency, and as far as this indif ferency reaches, a Man is free, and no farther. v.g. I have the Ability to move my Hand, or to let it rest, that operative Power is indiffèrent to move, or not to move my Hand: I am then in that respect perfectly free.(Essay 2.21.71 ; 283, 31 - 284, 6). L’entendement et, par conséquent, la volonté peuvent être égarés par les passions. Pour désigner celles-ci, Gassendi utilise le mot «affectus»', comme synonyme, il connaît aussi «passio ». Locke utilise «passion», sans en donner une définition générale. Comme synonyme, il emploie aussi «affection»*. 7
8
Essay 2.21.15; 241, 2-15: «Volition, ‘tis plain, is an Act o f the Mind knowingly exerting that Dominion it takes it self to have over any part of the Man, by imployingit in,or witholdingit from any particular Action. [...] Liberty, on the other side, is the power a Man has to do or forbear doing any particular Action, according as its doing or forbearance has the actual preference in the Mind, which is the same thing as to say, according as he himself wills it.» Pour des détails, voir ibid. 2.21.71. Par exemple Essay, « Epistle to the Reader»; 9, 3. De plus, ibid. 2.33.13 ; 398, 25 et 4.19.1; 697, 19.
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RAINER SPECHT
[...]sed consuetudini mos gerendus, et Affectus vox cum Passione, seu, iuxta Ciceronem, perturbatione Animae synonyma habenda. (Phys. III.2, lib. X, cap. 1 ; II 469a 30-33) Itaque, vt inde exordiamur, constat ex hactenus deductis, Affectum nihil esse aliud, quam commotionem Animae in pectore, parteve alia, ex boni, vel mali opinione, aut sensu excitatam. (Ibid. cap. 2; II 475a 1519) A propos de la relation complexe entre les passions et Yanimus voir ibid. cap. 1 ; I I 469 a - 474 b. - Comme résumé voir ibid. 474 b, 6-17: Atque ex hoc iam intelligitur, qui appetitus valeat, vt Intellectum, Rationemve, sic Voluntatem abripere, et solus quasi triumphare. Id nimirum fit quatenus excitata in Appetitu commotio eam facit spirituum reiectionem in cerebrum, ex qua imaginatio, per quam creata est, inualescat, et principatum in Phantasia tenens, tum alias imaginationes elidat, aut eliminet, tum ipsum quoque Rationis lumen obfuscet, ac veluti exstinguat, sicque Voluntatis functionem imbecillam, et quasi nullam faciat. Pour Gassendi, la volupté et la douleur sont des passions générales et primitives ; les autres passions sont leurs espèces. Aussi chez Locke, la volupté et la douleur constituent les passions, mais il organise leur rela tion d’une manière originale, quoique insinuée déjà par des textes de Gassendi9. La volupté et la douleur sont de simples idées, et les passions leur servent de modes, soit simples soit complexes. Phys. III.2, lib. X, cap. 2 ; II 480b 6-11: «[...] notum est primum, vt in reliquis partibus, ita in ipso pectore duos generaleis, primariosve affectus creari, Voluptatem puta, seu Laetitiam, ex opinione boni praesentis; et Dolorem, siue Molestiam ex opinione praesentis mali». 9
Essay
2.7.1;
128,
13-15:
«THERE be other simple Ideas, which convey themselves into the Mind, by ail the ways of Sensation and Reflection, viz. Pleasure, or Delight, and its opposite. Pain, or Uneasiness. [...]»
De la même manière que les qualités graduées comme « plus chaud » et « plus rouge », les passions, elles aussi, font partie, dans VEssay, des modes qui naissent de l’intensi fication ou atténuation de simples idées. La théorie lockienne des passions est proche des spéculations de certains groupes scolastiques sur le thème De intensione et remissione, comme le montre déjà la fréquence de «degree». Voir mon rapport «Ideen von mehr oder weniger SüBe oder Licht. Zur Darstellung von Intensitaten bei Locke», dans: Zeitschrift fu r philosophische Forschung 50 (1996), p. 291-308. Cependant, déjà la théorie gassendienne de la confiance et du désespoir tend vers cette solution. V o i t Phys. III.2, lib. X, cap. 6; 497a 12-16 (résumé): «[...] quia species alioquin tam Spei, quam Metus accipi possunt penes varios tam intensionis, quam remissionis gradus, iuxta quos Spes parua dicitur, aut magna, minor, aut maior [...]».
VOLUPTÉ ET DOULEUR
[«Generalis» doit être interprété littéralement. Déjà dans l’« Epicuri Syntagma», la volupté et le plaisir (ainsi que la cupidité et la fuite) sont les genres qui contiennent les autres passions comme leurs espèces :] Epicuri Syntagma 2, cap. 19; III 48a 31-37: «Videntur ergo isti esse
quatuor generales Animae Affectus, Dolor et Voluptas, vt extremi ; Fuga, et Cupiditas, vt interiecti. Generales, inquam, quoniam caeteri istorum sunt species, ac opinione intercedente fiunt, et quae possunt potissimum ad Cupiditatem, Fugamque referri.»
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Ibid. 2.20.3; 229, 27-28: «Plea sure and Pain, and that which causes
them, Good and Evil, are the hinges on which our Passions tum [...].» Ibid. 2.20; 229, 5: [titre du cha pitre sur les passions]:«Of Modes of Pleasure and Pain.» - Locke utilise aussi «modification»: Ibid. 229, 28 - 230, 2: «[...] if we reflect on our selves, and observe how these [Pleasure and Pain] under various Considérations, operate in us ; what Modifications or Tempers of Mind, what internai Sensations, (if I may so call them,) they produce in us, we may thence form to our selves the Ideas of our Passions.»
Les deux auteurs soulignent que leurs exposés sont bien loin d’épuiser l’ensemble des passions10. Phys. III.2, lib. X, cap. 2 ; II 481a 25-29: «Non sane, quod plures dis-
cerni non possint; sed quod istae sint, quasi capita, ad quae omnes affectuum varietates, ac species reuocari posse commode videantur [...].»
Essay 2.20.18; 232, 29 - 30: «I
would not be mistaken here, as if I meant this as a Discourse of the Pas sions; they are many more than those I have here named [...].».
L’énumération des passions chez Locke est moins riche que celle de Gassendi, mais, en principe, elle suit le même ordre que le «Syntagma Philosophicum.». II 486b - 491b: De Amore, et Odio. II 491b - 495a: De Cupiditate, et
Fuga. Gassendi ne traite que la Sollicitudo (une inquiétude qui suit la crainte), et cela dans un autre contexte, à savoir, dans le chapitre sur l’espoir et la crainte (II 497b).
Essay 2.20.4,5: Love, Hatred Essay 2.20.6: Desire. Essay 2.20.7,8: Joy, Sorrow
10 Gassendi fait des déclarations analogues, mais plus spécifiques, à l’occasion de son traitement de la volupté {Phys. 111.2, lib. X, cap. 3 ; II 483 b, 36-39) et de l’amour et de la haine (Phys. III.2, lib. X, cap. 4; II 489 a, 48-62).
244
RAINER SPECHT
II 495a - 500b: De Spe, ac Metu, Audacia, et Pusillanimitate. Voir là II 496b - 497a: Desperatio. II 500b - 504b: De Ira, et Lenitate. Gassendi traite YInvidentia dans un autre contexte, à savoir, dans le chapitre sur Cupiditas et Fuga (II 494a).
E ssay 2.20.9,10: Hope, Fear E ssay 2.20.11: Despair E ssay 2.20.12: Anger Essay 2.20.13: Envy.
Chez Gassendi et Locke, il y a de nettes divergences dans les expli cations de plusieurs passions. Dans le cas de l’amour et de la haine, elles s’expliquent, au moins en partie, par des différences entre les défini tions de «bien» et de «m al». Tout de même, l’explication de Gassendi avec «propendet simul in rem opinione bonam, voluptatisque effectricem » et «auersatur simul rem opinione malam, effectricemve molestia e» renferme, au moins, le point auquel se réduit la définition de Locke dans son chapitre sur les passions. P hys. III.2, lib. X, cap. 4; II 486b 63 - 487a 4: «Amor nempe affectus est, quo Anima in Voluptatem, vt primarium bonum sua sponte propensa, propendet simul in rem opinione bonam, voluptatisve effectricem, ipsamque in se intime quasi complectitur, ac stringit.» Ibid. II 487a 4-8: «[...] Odium vero affectus, quo Anima sponte a Molestia, vt primario malo auersa, auersatur simul rem opinione malam, effectricemve molestiae, ipsamque a se veluti amolitur, ac horret.»
Essay 2.20.4; 230, 3-7: «Thus any one reflecting upon the thought he has of the Delight, which any present, or absent thing is apt to produce in him, has the Idea we call Love. For when a Man déclarés [...] that he loves Grapes, it is no more but that the taste of Grapes delights him [...]». Ibid. s.5; 230, 10-11: «On the contrary, the Thought of the Pain, which any thing present or absent is apt to produce in us, is what we call Hatred.»
Dans leurs définitions du désespoir, les points de repère sont diffé rents. Pendant que Gassendi se concentre sur l’imminence inévitable d ’un mal, Locke met au centre l’inaccessibilité d’un bien qu’on désire. P h ys. III.2, lib. X, cap. 6; II 496b 3-6: «Desperatio nihil esse aliud videtur, quam metus consummatus, seu certus, ac indubius, ob
E ssay 2.20.11 ; 231,24-26: «Desp a ir is the thought of the unattaina-
bleness of any Good, which works differently in Men’s Minds, some-
VOLUPTÉ ET DOULEUR
argumenta, quae mali aduentum ineuitabilem conuincant [...]».
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times producing uneasiness or pain, sometimes rest and indolency.»
De nettes ressemblances se trouvent dans les explications de « Cupiditas » («Desiderium ») et «D esire». Le fameux passage de Locke selon lequel V uneasiness est le stimulus le plus important de l’acitivité humaine, se trouve préfiguré dans le chapitre gassendien sur la Cupidi tas''. P h ys. III.2, lib. X, cap. 5; II 491b 44-47: «Quare et videtur Cupi-
ditas nihil esse aliud, quam affectus, quo Anima in rem visam bonam, absentemque se tendit, vt illi habendae, fruendaeque veluti inhiet [...]». P hys. III.2, lib. X , cap. 5; II 494b 58-61: «Ex quo efficitur, vt
Cupiditas sit quasi princeps machina, a qua omnes motus in hominibus et concitantur, et peraguntur.»
Essay 2.20.6; 230, 25-30: «The uneasiness a Man finds in himself upon the absence of any thing, whose present enjoyment carries the Idea of Delight with it, is that we call D esire, which is greater or less, as that unea siness is more or less violent. Where by the bye it may perhaps be of some use to remark, that the chief if not only spur to humane Industry and Action is uneasiness.»
De même, il y a des ressemblances dans les explications d’«espoir» et de «crainte»: Phys. III.2, lib. X, cap. 5; II 495b 30-34: «[...] Spem quidem esse ela-
E ssay 2.21. 9-10; 231, 19-23: «H ope is that pleasure in the Mind,
tionem quandam Animae, ob opinionem [desideratu r : aduenturi] eius boni, quod concupiscit. Metum vero esse contractionem ob opinionem aduenturi eius mali, quod refugit
which every one finds in himself, upon the thought of a probable future enjoyment of a thing, which is apt to delight him. Fear is an uneasiness of the Mind, upon the thought of future Evil likely to befal us.»
[...]».
Les deux auteurs présentent des définitions analogues de la colère et de l’envie, et ils considèrent, tous deux, la colère comme une passion mixte, quoique pour des raisons différentes. '1 Pour saisir cela, il faut se souvenir que pour Gassendi «Cupiditas» et «Desiderium», et que pour Locke «uneasiness» et «desire», sont presque des synonymes. Voir, par exemple, Phys. III.2, lib. X, cap. 5; II 491b 10-13: «[...] Cupiditas (seu, mavis, Voluntas, Desiderium, Optatio, Libido, Appetitio, Auiditas, etc.) [...]», et Essay 2.21.31 ; 250, 29 - 251, 4: «This Uneasiness we may call, as it is, Desire\ which is an uneasiness of the Mind for want o f some absent good.»
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Phys. III.2, lib. X, cap. 5 ; II 494a 28-30: «[...] Ira, quae et solet proinde
Essay 2.20.12; 231, 27-28: «Anger is uneasiness or discompo-
definiri cupiditas vindictae, seu mali in ilium, qui malum intulerit, referendi.» Phys. III.2, lib. X, cap. 7 ; II 501a 5-12: «Ex quo proinde efficitur, vt Ira non tam simplex affectus, quam cinnus quidam affectuum sit, ac definiri possit, Affectus, quo Anima prae dolore, ob iniuriam accipi visam, ac odio in illius authorem concepto, pectoreque incalescente ad vlciscendum concitatur, vt authorem facti poeniteat, neque taie quid amplius patret.»
sure of the Mind, upon the receit of any Injury, with a present purpose of Revenge.»
Phys. III.2, lib. X, cap. 5 ; II 494a 37-40 et 59-62: «[...] Inuidentia [...]
est [...] noluntas, affectusve, quo refugimus, abnuimusque, ac inuite ferimus bonum aliquod alij aduenire [...] Inuidus cogitât semper iacturam quandam sibi ex eo contingere, quod increscente alterius fortuna ipse inferior remaneat [...]».
Ibid. 2.20.14; 231, 32 - 232, 2:
«These two last, Envy and Anger, not being caused by Pain and Pleasure simply in themselves, but having in them some mixed Considérations of our selves and others, are not therefore to be found in ail Men, because those other parts of valuing their Merits, or intending Revenge, is wanting in them ; But ail the rest terminating purely in Pain and Pleasure, are, I think, to be found in ail Men.» Ibid. 2.20.13; 231, 29-31: «Envy
is an uneasiness of Mind, caused by the considération of a Good we desire, obtained by one, we think should not have had it before us.»
Les passions ont la puissance d’éblouir l’entendement, qui a la fonc tion de déterminer la volonté par ses jugements. C ’est pourquoi il faut contrôler soigneusement nos jugements spontanés selon lesquels ceci ou cela est un bien ou un mal. Le cas échéant, nous pouvons y substituer des jugements plus vrais. Il n’y a que cette méthode indirecte qui puisse corriger la direction de notre volonté. Eth., lib. III, cap. 1; II 824a 5765: «Cum ergo voluntas ita sit intel
lectus, iudiciive eius sequax, constat profecto indifferentiam, quae in voluntate reperitur, iisdem omnino passibus, quibus indifferentiam intel lectus incedere. Videtur autem indifferentia intellectus in eo esse, quod non ita vni iudicio de re visa adhaereat, quin ad aliud de eadem iudicium,
Essay 2.21A1-, 263, 15-31: «[...]
the mind having in most cases, as is evident in Expérience, a power to sus pend the execution and satisfaction of any of its desires, and so ail, one after another, is at liberty to consider the objects of them ; examine them on ail sides, and weigh them with others. [...] we have a power to suspend the prosecution of this or that desire, as
VOLUPTÉ ET DOULEUR
1110 demisso ferri valeat, si se aliunde obtulerit maior veri similitudo.» E th ., lib. III, cap. 1; II 825a 2026: «Constat vero simul, cum volun
tas ea necessitate, qua dictum iam est, intellectu praeeunte indigeat; frustra tentari, vt voluntas appetitionem suam mutet, nisi curetur, vt intellectus suum mutet iudicium ; aut, vt volun tas appetitioni haereat, nisi vt intel lectus adhaereat iudicio.» E th., lib. III, cap. 1 ; II 825a 61 825b 2: «[...] resumendum est, Liber
tatem, liberumve arbitrium ideo esse in homine, quod in eo sit, quae est hactenus exposita indifferentia. Nempe liber est, vt bono, ac malo sibi ob oculos positis, eligat aut bonum, permotus eius specie; aut malum, si 1111 obtendatur ea boni specie, quae et clarius appareat, et vehementius proinde alliciat, moueatque, quam species ipsiusmet boni [...]».
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every one daily may Experiment in himself. [...] during this suspension of any desire, before the will be determined to action, and the action (which follows that détermination) done, we have opportunity to examine, view, and judge, of the good or evil of what we are going to do [...]» Ibid. 2.21.71; 283, 8-16: «But though this général Desire of Happi ness operates constantly and invaria ble yet the satisfaction of any particu lar desire can be suspended from determining the will to any subservient action, till we have maturely examin’d, whether the particular apparent good, which we then desire, makes a part of our real Happiness, or be consistent or inconsistent with it. The resuit of our judgment upon that Examination is what ultimately déter mines the Man, who could not be free if his will were determin’d by any thing, but his own desire guided by his own Judgment.»
Afin de bien juger, il faut faire des efforts pour calmer les passions et pour bien former l’entendement. E picu ri Syntagm a III, cap. 6 ; III 69b 25-32: «Porro, cum quicquid
bonitatis, aut malitiae est in humanis actionibus, non aliunde pendeat, quam ex eo, quod, quis sciens, et volens, seu liber facit; ideo Animus est assuefaciendus, vt sane sciât, hoc est, ratione recta vtatur ; et sane velit, hoc est, vt Liberum arbitrium ad id, quod vere est bonum, flectat; ab eo, quod vere est malum, deflectat [...]».
E ssay 2.21.53; 268, 7-12: «[...]
the forbearance of a too hasty com pliance with our desires, the modéra tion and restraint of our Passions, so that our Understandings may be free to examine, and reason unbiassed give its judgment, being that, whereon a right direction of our conduct to true Happiness depends ; ‘tis in this we should employ our chief care and endeavours.»
Pour les deux auteurs, la volupté et la douleur sont des objets non seulement de la philosophie pratique, mais aussi de la philosophie théo rique. Avant tout, elles servent de critères à l’égard des jugements qui
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RAINER SPECHT
affirment l’existence de choses créées. Car ce qui cause une volupté ou une douleur doit nécessairement exister. Pour Gassendi, ces deux cri tères ont la même puissance que les perceptions sensorielles (« Phantasia e »), tandis que Locke semble leur attribuer plus de force. Epicuri Syntagma I, cap. 2, can. 1; III 6a 10-16: «[...] veritas Sen-
suum, vel ex eo patet, quod, eorum functiones in ipsa rerum natura exstent, seu reipsa vereque sint; quippe videre nos, et audire, tam est aliquid, quod reuera est, quam ipsum dolere; nihilque, vt mox dicam, discriminis est, seu quid exstans dicas, seu verum.»
Essay 4.11.8; 634, 26-32: «For our Faculties [...] [...] serve to our purpose well enough, if they will but give us certain notice of those Things, which are convenient or inconvénient to us.» Ibid. 635,6-7: «[...] this Evidence is as great, as we can desire, being as certain to us, as our Pleasure or Pain [...] beyond which we have no concemment, either of Knowledge or Being».
Notre douleur témoigne de notre existence. Chez Locke , cet argu ment est central et direct, chez Gassendi, il est plutôt accessoire et com plexe: celui qui demande une démonstration du fait qu’il existe, est expédié à l’hôpital; on voudrait bien le traiter de la même manière qu’on traite un homme qui doute du fait que le feu est chaud. Cela implique que la meme douleur qui convaincra que le feu est chaud le convaincra aussi qu’il existe. Disquisitio, In 2, dub. 1, inst. 3; III 287b 14-27: «Et, si iam quispiam
alius haereret, an esset; ac praeter ipsissimam rei euidentiam, peteret sibi ratione probari, tu ipse non ilium amandares Anticyram? Non perinde cum illo agendum censeres, ac vulgo dicunt agendum cum eo, qui ignem esse calidum, aut neget aut dubitet?»
Essay 4.10.2; 619, 28 - 620, 3:
« If any one pretends to be so sceptical, as to deny his own Existence, (for really to doubt of it, is manifestly impossible,) let him for me enjoy his beloved Happiness of being nothing, until Hunger, or some other Pain convince him of the contrary.»
Chaque volupté et chaque douleur témoigne de l’existence des objets qui la provoquent. L’intérêt de Locke se concentre plutôt sur 12 La volupté et la douleur jouent un rôle semblable par rapport à la connaissance de ce que Locke appelle «personal Identity». Voir Essay 2.27.17; 341, 14-18 et ibid. 26; 346, 28-35.
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VOLUPTÉ ET DOULEUR
l’existence des objets eux-mêmes, celui de Gassendi plutôt sur la réalité de leurs pouvoirs. Toutefois, les deux auteurs utilisent le même argu ment fondamental13. Epicuri Syntagma I, cap. 2, can. 1 ; III 6a 17-21: «[...] quemadmodum primae passiones, Voluptatis puta, et Molestiae, pendent ab aliquibus causis ipsas efficientibus, ac ob huiuscemodi causas in ipsa rerum natura constant [...]». Epicuri Syntagma I, cap. 2, can. 1 ; III 6a 23-28: «[...] neque contingit illud, quod effïciens est Voluptatis, non esse iucundum, neque quod Molestiam exhibet, non esse molestum; sed necesse est, quod Volupta tem créât, iucundum; quod Moles tiam, molestum secundum naturam sit.»
Essay 2.4.11; 635, 1-5: «And if our Dreamer pleases to try, whether the glowing heat of a glass Furnace, be barely a wandring Imagination [...], by putting his Hand into it, he may perhaps be wakened into a certainty greater than he could wish [...].»
Ibid. 4.11.8; 634, 32-35: «For he that sees a Candie burning, and hath experimented the force of its Flame, by putting his Finger in it, will little doubt, that this is something existing without him, which does him harm [...]».
Puisque chez Gassendi comme chez Locke, les notions de volupté et de douleur jouent un rôle si important dans leur philosophie pratique et théorique, on peut dire que ces notions sont des axes qui lient les deux grandes branches de leur philosophie. Rainer S p e c h t U n iv e r sité d e M a n n h eim
13 Locke mentionne ici l’exemple du glass Furnace (Essay 4.8.11, 2-3). Dans un contexte semblable, Gassendi introduit l’exemple dufornax, quoique avec d’autres intentions. Voir Disquisitio, In 2, dub. 1, inst. 2; 3, 286b 7-13: «Sic non negasset quidem [Scepticus] ignem apparere sibi calidum, aut sese ab illo comburi ; sed non pronuntiasset propterea ilium esse ex natura sua huiusmodi, quod non appareret perinde pyraustis, seu pennatis illis animalculis: quae in mediis fomacibus nascuntur, et viuunt.»
SUR SPINOZA ET LE SPINOZISME
MATÉRIALISME ET SPINOZISME LES DEUX AXES DE LA FIN D ’ÉTHIQUE V Dans les controverses déchaînées par le spinozisme, l’assimilation au matérialisme a joué un rôle essentiel. D ’ailleurs certains matéria listes du XVIIIe ou du XIXe siècles se sont réclamés de Spinoza, ou ont utilisé à leurs fins des thèmes ou des éléments issus de Y Ethique ou des Traités. Ce type de discussion peut parfois entraîner loin de ce qui fait l’essentiel d ’une œuvre ; il peut néanmoins aussi conduire à prêter atten tion à certains enjeux - par exemple à la question du corps. J ’essaierai d’en aborder certains aspects à propos d’un problème qui concerne éga lement la cohérence de l’œuvre. On sait que la cinquième partie de Y Éthique, ou plus exactement sa deuxième moitié, ont posé de redoutables problèmes aux commenta teurs. Certains y ont vu un abandon des thèses fondamentales du spino zisme, d’autres une simple concession à une lecture religieuse de la vie humaine refusée par ailleurs, d ’autres enfin la révélation du sens réel du livre, jusque là occulté provisoirement par la forme mathématique. Je n’ai pas l’intention de traiter ici l’ensemble des problèmes soulevés par ces pages. Je voudrais poser seulement la question du rôle du corps dans les propositions 21 à 40. Ethique V commence en effet par vingt propo sitions qui prennent, sans trop de difficultés, la suite à'Éthique IV (et même des deux parties précédentes). Il s’agit d’achever le parcours qui menait de la servitude à la libération du mode fini constitué par l’homme. On avait d’abord appris, dans le résumé de physique d ’Étliique II, ce qu’était le corps humain - ou du moins ce qu’il était néces saire d ’en savoir pour connaître l’âme humaine. A partir de cette déter mination, on avait déduit d ’abord la présence en l’homme de l'imagination, des notions communes et - elliptiquement - de l’idée de Dieu, fondement du troisième genre de connaissance. On avait pu ensuite construire la théorie des passions, montrer comment le cours normal de la vie de l’homme ainsi constitué engendre perpétuellement le flux passionnel - celui-ci relève donc de la naturalité, non d’un vice par rapport à la nature - mais aussi l’embryon de la Raison, assez forte il'abord pour constituer les commandements qui s’imposeraient à la i (nuluite, mais trop faible pour les imposer. On se retrouvait donc dans
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la situation bien connue du video meliora proboque\ et l’on pouvait dans un premier temps construire du moins le portrait du sage à partir des trois règles fondamentales de ce qui est bon pour l’homme: ce qui assure le maximum d’échanges avec le monde extérieur; ce qui assure le meilleur équilibre des parties du corps; ce qui assure la concorde entre les hommes. Simplement, on énonçait ces règles sans se soucier encore de savoir dans quelle mesure et selon quelle extension elles étaient applicables. C ’est en ce point que commence Ethique V. Il s’agit maintenant, précisément, d’évaluer ce qui était resté dans l’ombre à la fin à'Ethique IV, donc de mettre en place les conditions réelles de la libération, ou, comme le dira le scolie de la proposition 20 : les remèdes aux affects. Autrement dit: de savoir «jusqu’à quel point la vertu humaine parvient à mettre en œuvre tout cela [c’est-à-dire ce qu’énonçait la fin d 'Éthique IV] et quel est son pouvoir» («quousque autem humana virtus ad haec consequenda se extendat et quid possit»). Sans rompre l’unité entre l’effort du corps et celui de l’âme, on appren dra à réorganiser les affects selon l’ordre de l’entendement ; on verra se développer un nouvel affect, l’amour envers Dieu, qui - à la différence des amours dirigées vers les autres choses - se laissera partager, ne sus citera ni haines ni querelles, n’exigera pas d’être payé de retour; enfin, un tel amour est (presque) indestructible: il ne prendra fin qu’après la disparition du corps qui en est le support. Ainsi, à la proposition 20 paraît s’achever le long itinéraire commencé au début à'Éthique II : sans supposer un empire absolu sur les passions, l’homme a conquis, dans la mesure du possible, une certaine distance par rapport à la servitude ori ginaire; il peut échapper à l’inconstance et au déchirement dans les quels il était spontanément immergé. On remarquera que tout ce chemin s’est effectué sous le signe de l’unité de l’âme et du corps. Non pas l’union au sens cartésien, puisqu’il ne peut y avoir d ’interaction entre les modes de ces deux attributs diffé rents que sont la pensée et l’étendue; ni même le «parallélism e», terme non spinoziste, mais un développement unique que seules les exigences de la démonstration ou de l’exposition nous font parcourir alternative ment plutôt du côté de l’âme ou plutôt du côté du corps. Mais c ’est bien l’ordre des rencontres du corps qui détermine le premier genre de connaissance; c ’est bien la structure mémorielle rendue possible par la disposition des différentes parties du corps humain que l’on retrouve dans la base imaginative de la vie affective; c ’est bien à l’existence de propriétés communes entre le corps humain et les autres corps que cor respond la présence des notions communes dans l’âme, à l’origine du deuxième genre de connaissance. C ’est même, en fin de compte, la plus grande capacité relationnelle du corps humain, telle qu’elle est expri
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mée dans les postulats à'Éthique II, qui permet de comprendre pourquoi les notions communes vont pouvoir se détacher sur le fond des idées inadéquates et assurer le développement de la Raison, c ’est-à-dire la supériorité de l’homme sur les animaux. On pourrait donc, si ce n’était contraire à l’usage, parler d’un «m atérialism e» de Spinoza, à condition de ne pas entendre par là une détermination de l’âme par le corps. A qui objecterait que Spinoza, dans tout ce chemin de II à V20, tient la balance égale entre âme et corps, et qu’il est donc tout autant spiritualiste ou idéaliste que matérialiste, on répondrait que, précisément, la tradition ne tient pas cette balance égale et que le simple fait de donner au corps autant d ’importance qu’à l’âme constitue déjà un énorme effort de rééquilibrage matérialiste. Dès lors, le lecteur ne peut qu’enregistrer comme le signal d ’un tournant décisif la phrase qui achève le scolie de V 20 : «Il est donc temps maintenant de passer à ce qui touche à la durée de l’âme sans relation avec le corps» («tempus igitur jam est, ut ad ilia transeam, quae ad mentis durationem sine relatione ad corpus perti nent»), W. Meijer et Charles Appuhn ont voulu remplacer la formule par «ad corporis existentiam», mais cette substitution est inutile et n’at ténue pas le problème. Il faut plutôt prendre la mesure de l’expression et de ce qu’elle implique: elle dit bien que durant trois Livres et demi, la réflexion s’est exercée sur un objet qui était l’âme en relation avec le corps; et que désormais l’objet sera l’âme seule, sans le corps - plus précisément: la durée de l’âme seule. L’équilibre soigneusement main tenu jusque-là semble donc bien s’être évanoui. D ’où le goût de certains interprètes spiritualistes pour cette dernière section de Y Éthique. Est-ce à dire pourtant que toute relation avec le corps disparaîtra? non, et la proposition 39, donc presque à la fin de cette partie, le rendra présent d’une façon qui a surpris certains commentateurs plus encore que son absence annoncée au début : « Qui a un corps possédant un très grand nombre d ’aptitudes, la plus grande partie de son âme est éter nelle» («qui corpus ad plurima aptum habet, is mentem habet, cujus maxima pars est aetem a»). Si l’on veut bien ne pas présupposer l’inco hérence du texte, mais au contraire essayer de le comprendre selon l’ordre qu’il nous indique lui-même, il faut donc le lire selon cette double donnée, dans la rigueur de sa construction. Plus exactement, il faut lire cette dernière section d ’Éthique V selon deux axes, qui jouent chacun un rôle déterminé dans l’établissement de ses thèses, et dont l’unité s’appuie sur l’ensemble de l’architecture de l’ouvrage. 1°) Un premier axe paraît mettre entre parenthèses tout ce qui a été dit depuis la physique du début d’Éthique II. La proposition 21 (c’est-à-dire la pre mière de cette section) rappelle les liens entre corps, mémoire et imagi nation tels qu’ils avaient été établis au Livre II. Mais elle les rappelle sur
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le mode négatif, comme pour fermer une porte. Ce n’est que tant que le corps dure («nisi durante corpore») que l’âme peut imaginer et se sou venir des choses passées. Les propositions suivantes introduiront donc à la structure de l’âme en tant qu’elle n’est pas liée à cette durée. Une partie de cette âme exprime l’essence du corps humain sous la dimen sion de l’éternité; cette partie est étem elle; le suprême effort de l’âme consiste à connaître les choses singulières, c’est-à-dire Dieu en tant qu’il les produit... Il faut remarquer que toutes ces propositions reviennent s’enraciner non dans les livres immédiatement précédents, mais dans Éthique I et dans les premières propositions à'Éthique II - autrement dit dans ce que Spinoza a énoncé avant de commencer l’itinéraire qui décrivait le par cours de l’âme liée à la durée du corps. Ainsi la proposition 22 s’appuiet-elle sur la proposition 25 du Livre I («Dieu n ’est pas seulement cause de l’existence des choses, mais aussi de leur essence»), ainsi que sur l’axiome IV (la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe) et sur la proposition 16 (la production nécessaire et étemelle des modes), la proposition 24 sur le corollaire de la même proposition 25 («les choses particulières ne sont rien si ce n’est des affections des attributs de Dieu »), les propositions 29 et 30 sur la défi nition de l’étemité (I, 8 et son explication). De même, la proposition 33, qui énonce l’éternité de l’amour intellectuel de Dieu, renvoie à l’axiome III du Livre I (l’axiome de la causalité). Tout se passe donc comme si Éthique I (et les premières propositions d ’Éthique II) avaient mis en place une syntaxe générale des attributs et des modes et comme si les conséquences en étaient tirées deux fois : une fois dans une séquence qui les applique au composé humain durante corpore (l’âme idée du corps en train de durer) et une seconde fois, plus brièvement, à l’âme idée seulement de l’essence du corps. Dans la seconde séquence, les résultats établis dans la première ne sont convo qués que pour des comparaisons et des négations, ou bien pour les quelques points communs qui n’ont pas à être redémontrés. Y a-t-il ici désaveu dans la seconde séquence de ce qui a été dit dans la première? non: il s’agit de tirer les conséquences des mêmes lois universelles {Éthique I) appliquées à deux objets différents, qui sont d’ailleurs deux dimensions différentes du même objet. Ce qui assure le passage com mun des lois universelles aux deux séquences est la série des treize pre mières propositions d 'Éthique II: le parcours qui établit, en s’appuyant en dernière instance sur le sentiment du corps, que celui-ci est l’objet de l’idée qu’est notre âme et qu’il existe conformément à ce que nous sen tons de lui. La proposition 23 d 'Éthique V s’appuie explicitement sur le résultat de ce parcours pour établir qu’une part de l’âme est étemelle:
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c’est parce que le corps est l’objet de l’âme humaine et qu’il existe une idée exprimant sous la dimension de l’éternité l’essence du corps humain que nous pouvons affirmer que cette idée est constitutive de l’âme humaine. C ’est même le principe ainsi acquis qui va rendre pos sible tout le parcours de cette deuxième partie à'Ethique V. C ’est donc bien en définitive parce que nous sentons les affections de notre corps que nous savons, moyennant quelques démonstrations intermédiaires, que notre âme est partiellement étemelle. Il faut cependant remarquer une limite à toute cette démonstration : Spinoza parle dans toute cette séquence du corps humain et de l’âme humaine. Mais les propositions initiales auxquelles il se réfère ne concernent pas spécifiquement l’homme : la proposition 1,25 traite de la production des modes en général ; les propositions du début d 'Éthique II s’appliquent à tous les corps, et Spinoza le souligne d ’ailleurs lui-même dans le scolie de la proposition 13: «ce que nous avons montré jusqu’ici est tout à fait commun et se rapporte également aux hommes et aux autres individus, lesquels sont tous animés, bien qu’à des degrés divers.» On peut en déduire logiquement que les thèses sur l’éternité de l’âme s’appliquent de la même façon à toutes les âmes. Il n’y a donc vraiment pas là de quoi satisfaire une lecture spiritualiste à'Éthique V : certes l’homme a une part d’éternité, mais tous les autres modes finis aussi. Rien dans cet axe du raisonnement n’est susceptible d ’introduire des différences entre les individus. Ni pour distinguer les hommes du reste de l’univers, ni pour distinguer les hommes entre eux. C ’est la seule conception de l’éternité autorisée par le spinozisme, et il est clair qu’elle est trop large pour fonder à elle seule une doctrine du salut. C ’est là qu’il faut faire appel à un second axe du raisonnement qui, lui, au contraire, relie la seconde séquence à la première et appuie sur celle-ci la possibilité de maintenir et repérer des différences à l’intérieur de celle-là. C ’est lui précisément qui aboutit à la proposition V, 39. Il com mence aux postulats 3 et 6 d'Éthique II. Ces postulats indiquent, le pre mier, l’influence du milieu extérieur sur le corps humain, le second, l’in fluence symétrique du corps humain sur le milieu extérieur. A vrai dire, la symétrie porte moins sur une double causalité que sur ce qui consti tue, pour le corps humain lui-même, une double capacité : à influencer et à être influencé («m overe» et «disponere» dans un cas, «affici» dans l’autre). Ces deux postulats servent à démontrer la proposition 14 : « L’âme humaine est apte à percevoir un très grand nombre de choses et d’autant plus que son corps peut être disposé d’un plus grand nombre de manières» («et eo aptior quo ejus corpus pluribus modis disponi potest»). On voit s’introduire ici l’écriture de la proportion qui sera une des caractéristiques de la fin d 'Éthique V.
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Ce langage exprime bien à quel point chez Spinoza les différences de degré peuvent gouverner les différences de nature: l’introduction du résumé de physique et des postulats sur le corps humain a permis de dis tinguer le corps humain des autres corps uniquement par des différences quantitatives - il est plus apte que les autres (ou que certains autres : rien ne nous dit qu’il soit le seul) à avoir des échanges avec l’extérieur, plus complexe aussi dans sa constitution interne. La seule différence qui pourrait paraître qualitative est celle qu’exprime le postulat 2 (et qui va fonder la mémoire et l’imagination), mais même cela n’est pas très sûr: il s’agit de dire que, comme les autres corps, le corps humain est orga nisé à partir des trois types d’états physiques énumérés dans l’axiome III et l’on saura ensuite que cette organisation est plus à même que chez d ’autres de garder des traces (postulat 5). Par ailleurs, ce même principe qui vaut pour distinguer le corps humain des autres corps, l’âme humaine des autres âmes, vaut aussi pour distinguer les âmes humaines entre elles. Cette proposition 14 est utilisée ensuite pour démontrer la proposition 38 d 'Ethique IV - c ’està-dire le premier des trois principes qui vont fonder les dictamina Ration is : «C e qui dispose le corps humain de façon qu’il puisse être affecté d ’un plus grand nombre de manières ou le rend apte à affecter les corps extérieurs d ’un plus grand nombre de manières est utile à l’homme, et d ’autant plus utile que le corps est par là rendu plus apte à être affecté et à affecter d ’autres corps d’un plus grand nombre de manières ; est nui sible au contraire ce qui diminue cette aptitude du corps.» On retrouve de nouveau le langage de la proportion, et surtout il est cette fois appli qué non plus seulement aux hommes mais à leurs actions. Cela dit, on peut prévoir qu’un homme qui fera souvent ce type d’action se dispo sera d’autant plus lui-même à avoir une conduite conforme à la Raison. Enfin, cette proposition IV, 38 est à son tour utilisée dans la démons tration de V, 39 dont nous étions partis : «qui a un corps apte à faire un très grand nombre de choses, il est très peu dominé par les affects qui sont mauvais». Le second axe a donc abouti à ceci: l’excellence des âmes (quelles qu’elles soient) étant proportionnelle à celle des corps dont elles constituent les idées, c ’est la différence entre les corps qui permet de penser la différence entre les âmes, d’abord sur le plan de la connaissance, ensuite sur celui de la conduite, enfin sur celui de ce que l’on pourrait appeler la proportion d’éternité. D ’une part, cette réflexion sur la différence des corps permet en dernière instance de distinguer l’âme humaine des autres âmes, et par exemple d’expliquer pourquoi il faut fonder une éthique de la concorde entre les hommes alors qu’une éthique de l’usage suffit à l’égard des animaux ; d ’autre part, elle permet de penser également les distinctions à l’intérieur même du genre
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humain - c ’est-à-dire de donner un sens au fait que certains sont des sages et d ’autres des ignorants, comme le notera le scolie de la dernière proposition de Y Éthique. Cette différence entre deux types d’hommes caractérise à la fois leur rapport aux affects (l’un est perpétuellement ballotté par les causes extérieures, alors que l’autre jouit de la véritable acquiescentia animï) et leur part d ’éternité: l’un cesse d’être dès qu’il cesse de pâtir, alors que l’autre «ne cesse jamais d ’être». On voit ainsi la façon dont s’enchaînent les deux axes qui rendent compte de la problématique de la fin d 'Éthique V. Ce n’est donc pas ce qui arrive pendant la durée du corps qui décide de l’accès à l’éternité. Sur ce fait la proportion ne joue pas, et donc la proportion de dévelop pement du corps est sans importance. Ce qui compte ici est simplement la nature d ’une partie de l’âme. Mais cet accès à l’éternité est-il en soi si important? Il concerne tous les hommes. Ne concerne-t-il que les hom mes? rien dans la série des démonstrations qui le concernent n’est spécifiquement humain. C ’est une bien pauvre éternité que celle que l’on partage avec n’importe quel mode. Ce qui fait qu’elle vaut un peu plus, c ’est justement le régime de la proportion; mais le régime de la proportion, c ’est le régime du corps et, pour l’âme, du rapport au corps. Si celui-ci est sans effet sur l’accès à l’éternité, il est lourd de consé quences pour la part d ’éternité. En deux sens, comme d’habitude : c’est lui qui distingue les hommes des autres modes; c’est lui aussi qui dis tingue les hommes entre eux. Loin donc que le corps ne joue plus aucun rôle à la fin d 'Éthique V, on constate qu’il en a deux, et essentiels : assu rer, in absentia, l’accès à l’éternité de cette part de l’âme qui est l’idée de son essence ; permettre, par ses aptitudes plus ou moins grandes, que cette part de l’âme soit plus ou moins grande elle aussi. Pierre-François M oreau ENS Fontenay - Saint-Cloud
DE LA «RATIO» À LA « SCIENTIA INTUITIVA » OU LA TRANSITION ÉTHIQUE INFINIE SELON SPINOZA LA RAISON ET LES CHOSES PARTICULIÈRES La théorie de la raison spinozienne repose sur l’identification des notions communes, et cette théorie a une dimension éthique immédiate dans la mesure où les relations entre modes semblables, comme les modes humains, impliquent un grand nombre de propriétés qui «se trouvent pareillement dans la partie et le tout». La saisie du même conatus ou désir d’exister est la saisie de cette réalité commune que parta gent tous les individus humains et qui ne s’identifie pas au genre aristo télicien. Mais ces individus sont soumis à des passions nécessaires qui à la fois les singularisent et les divisent. «Dans la mesure où les hommes sont soumis aux passions, on ne peut dire qu’ils s’accordent en nature» (Éthique IV.32). La communauté de nature se donne alors en s’inversant comme séparation et conflit : « En tant que les hommes sont dominés par des affections qui sont des passions, ils peuvent être contraires les uns aux autres » (E.IV.34). Dès lors vivre selon la raison c’est vivre en déter minant la dimension selon laquelle chaque conatus à la recherche de son utile propre peut trouver en l’autre conatus humain un élément com mun. La raison ne sépare pas connaissance des corps naturels non humains et connaissance des corps humains, elle développe simultané ment une physique des lois les plus générales des corps et une physique des lois particulières des corps de même essence, au degré près de leur complexité. En ce sens la science physique est une science de l’être en commun des corps et elle a une dimension éthico-politique, tout comme la science des corps éthico-politiques est à sa manière une physique. Si la science des lois les plus générales des corps enveloppe la science des corps éthico-politiques, celle-ci réintériorise le savoir physique au savoir éthique et politique en une sorte de double enveloppement. Ce savoir rationnel est intrinsèquement éthique dans la mesure où la découverte des relations de l’être en commun est elle-même acteur et
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producteur de relations de communauté : « Dans la mesure seulement où les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s’accordent toujours nécessairement en nature» (E.IV.35). Toutefois, la vie selon la raison laisse un reste hors de ses prises : la singularité qui comme telle est donnée avec le corps et son idée pour autant que celle-ci est imagination, appréhension imaginative de ce corps et des autres corps. Comprendre et constituer effectivement des relations de communauté entre les hommes, entre les hommes et les choses permet de réduire les différence singulières qui se combattent et s’opposent, mais cela ne permet pas de comprendre de manière positive la singularité de chaque corps et de chaque esprit. L’ordre positif des relations et des mécanismes opératoires pour chaque chose singulière, pour chaque esprit, est hors de portée de la raison. La transition éthique de la vie passionnelle à la raison ouvre sur des relations de communauté qui ne prennent pas en compte la singularité de chacun et qui sont du même coup exposées à l’action en retour de la dynamique affectuelle négative de chacun. «Les choses qui s’accordent en une négation seule ment, c ’est-à-dire en ce qu’elles ne sont pas, ne s’accordent en réalité en rien» (E.IV.32 sc). Si le problème éthique fondamental est bien de réduire la fluctuatio animi dans le sens d’une transition vers des affects positifs constants et assurés, la raison trouve une limite à sa fonction de stabilisation des transitions, et cette limite réside dans la force même de la raison qui est de déterminer des notions communes non fondées sur la prise en compte des singularités. Comment en effet stabiliser à sa plus haute expression singulière la capacité de l’homme raisonnable affronté au défi toujours recommençant des conjonctures singulières où les autres hommes lui font face comme autant de différences oppositives et où lui-même doit subir le retour de ce qui en sa singularité la constitue en différence ? Comment mettre en mou vement un ordre singulier d ’enchaînement des affects remplaçant autant que possible l’ordre fluctuant et inconstant de la mauvaise imagination? Comment faire succéder à la connaissance des lois générales de la néces sité de notre servitude le processus singulier d’une libération qui ne peut être adéquate que si elle ne coïncide pas seulement avec la connaissance des lois tout aussi générales de notre être en commun ?
CONNAISSANCE ET AMOUR DES CHOSES SINGULIÈRES La réponse de Spinoza est originale en ce qu’elle fait intervenir la force de l’amour comme force propulsive de la libération éthique et
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donne à un thème jusqu’alors religieux et théologique une fonction inédite dans la sphère du rationalisme classique. L’amour qui intervient dans l’ordre imaginatif-passionnel est en effet singulier et porte sur soi ou sur l’autrui auquel le soi s’identifie; la raison développe un amour du commun, mais celui-ci n’implique pas la mise en jeu de l’essence sin gulière du conatus, il n ’est pas individualisant. La transition de la raison à la science intuitive est une affaire d’amour, une histoire d ’amour. Seul, l’amour, en effet, conjoint connaissance et modification de l’individu amoureux accédant à la saisie de l’objet aimé et s’unissant à lui sans le détruire, ni se détruire soi-même. L’amour révèle que la connaissance est compréhension modificatrice ou transformatrice de son objet ou modification compréhensive, que le logique et l’érotique finissent par s’identifier, l’un apportant la lumière du voir et du savoir, l’autre la force et la puissance unitives du désir. La connaissance des res singulares modifie le rapport du sujet de connaissance à son objet en ménageant une relation unitive avec lui, et elle concerne, on ne l’a pas assez vu, son sujet-objet singulier, l’individu singulier qui se connaît lui-même comme une res singularis. Quelle est la caractéristique de cet amour coextensif à la science intuitive? Il faut analyser de près la réponse bien connue de Spinoza: la connaissance des res singulares par scientia intuitiva est simultanément amour intellectuel de Dieu et amour de toutes les choses singulières, y compris soi-même, dans la relation qui les unit toutes à la substance divine. La transition de la raison à la science intuitive est une transition amoureuse, et elle est consignée dans Éthique V.14. «L ’esprit peut faire en sorte que toutes les affections du corps, c ’est-à-dire toutes les images des choses se rapportent à l’idée de Dieu», et Vf/5 «Qui se connaît lui-même, et connaît ses affections clai rement et distinctement, aime Dieu et d ’autant plus qu’il se connaît plus et qu’il connaît plus ses affections». Cet amour de Dieu, am or erga Deum, implique un usage de l’imagi nation qui est cette fois positif, et que l’on peut dire positivement spé culatif. Reprenons l’ensemble des propositions 10-15 de Éthique V, dont nous avons cité les conclusions plus haut. Une fois que la raison a pro duit la connaissance d ’un certain nombre de mécanismes passionnels, il devient possible pour l’esprit, de ne plus se laisser dominer par des affections contraires, de prendre l’habitude d’exercer «le pouvoir d ’or donner et d’enchaîner les affections du corps suivant un ordre valable pour l’entendement» ( V.10). Ce pouvoir permet même «tant que nous n’avons pas une connaissance parfaite de nos affections» de «conce voir une règle droite de vie, autrement dit des principes assurés de conduite, de les imprimer en notre mémoire et de les appliquer sans cesse aux choses particulières qui se rencontrent fréquemment dans la
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vie, de façon que notre imagination en soit largement affectée et qu’ils nous soient toujours présents» ( V.lO.sc). La règle droite de vie (recta vivendi ratio) tire l’enseignement des connaissances acquises en matière de mécanismes passionnels sous la forme d’un schème à usage individuel unissant précepte de conduite, souvenir de ce précepte, et image à insérer dans le cours individuel des occurences passionnelles pour les traiter. Ce n’est pas tant l’énoncé de la règle que son image associée à chaque cas qui permet à l’ordre des images de seconder l’ordre de l’entendement en lui donnant l’occasion d ’insérer le matériau nouveau par la présentation de l’image de la règle. La réitération de l’image de la règle permet à la fois de maintenir la constance de la conduite et de rendre possible la poursuite de la connaissance des méca nismes passionnels en les singularisant cette fois. Et l’image de la règle exige que l’on lie la règle et le cas nouveau à Dieu, cause de l’essence de l’individualité et principe productif de l’ordre modal, lui-même déterminé à la fois comme ordre des passions et de leur connaissance. L’image de la règle devient image de l’ordre et du rattachement de celui-ci à l’idée de Dieu. Dès lors la dynamique de l’amour de l’objet de cette idée peut se manifester et l’esprit peut aimer Dieu comme principe de l’ordre de son propre devenir actif d ’esprit. De l’imagination de la règle à celle de l’ordre, pour renforcer et anticiper le mouvement de constitution extensive et intensive de cet ordre, et de là à l’idée-image de Dieu comme principe de l’ordre et détermination intellective de cette idée, tel est le parcours, telle la transition. La transition expérientielle à la scientia intuitiva s’opère par une thématisation des règles de la rai son, par le devenir image de la règle et de l’ordre, et par le rattachement de ces images à l’idée de Dieu comme cause de l’ordre et des essences individuelles. «Plus il y a de choses auxquelles se rapporte une image, plus elle est fréquente, c’est-à-dire plus souvent elle devient vive et plus elle occupe l’esprit» (E.V.l 1) Cette image n ’est plus celle d ’une trace en notre corps de l’affection exercée sur lui par d ’autres corps, elle est une image liée à une multipli cité de choses qu’elle unifie, schème de l’ordre des affects en tant que ceux-ci dépendent de leur principe ontologique et sont pris dans un devenir actif. Nous aimons alors ces affects en raison de leur contenu devenu positif, au sein de leur nécessité comprise. Nous nous aimons nous-mêmes en tant que mode devenu constant et consistant de ces affects, et nous prenons toujours plus confiance en cette actualisation ontologique affectuelle dont nous comprenons qu’elle nous définit en même temps que nous en expérimentons la performance. Puisque nous savons que l’on nomme Dieu l’être comme affirmation infinie de l’exis tence, nous comprenons alors que cet ordre est bon pour nous, divin en
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quelque sorte. Chaque séquence de l’ordre est associée à l’image de ce principe qui devient affect constant, image qui si elle est comprise se détruit comme image pour se poser comme idée de Dieu. Le primat donné aux images des choses conçues clairement et distinctement (.E.V.12) se renforce de la force d’attraction de cette image qui peut être jointe à un nombre infiniment croissant de choses. Le contenu des choses singulières — et particulièrement les individus en voie d’éthicisation — , et non plus seulement leur ordre d ’enchaînement, se déter mine en étant rapporté à l’idée de leur cause. Nous joignons le contenu des choses particulières, déjà ordonné, à l’image-idée du principe pro ducteur de toute réalité et nous l’aimons. L’image et l’amour éprouvé pour son objet ne s’opposent plus à la connaissance avec laquelle ils finissent par coïncider. «L’esprit peut faire en sorte que toutes les affec tions du corps, c ’est-à-dire toutes les images des choses se rapportent à l’idée de Dieu» ( V.l 4) qui bénéficie en quelque sorte du statut de l’image la plus vive, puisque une infinité de choses peut se joindre à elle (VIS).
Cette proposition est immédiatement spécifiée dans son application au cas de l’individu procédant à la connaissance de ses affections: la science intuitive a pour cas et exemple priviligié la connaissance de la singularité propre, le devenir actif du conatus individuel et son accès à l’amour de Dieu par et dans l’amour de sa propre essence individuelle actualisée. «Qui se connaît lui-même, et connaît ses affections claire ment et distinctement, aime Dieu, et d’autant plus et qu’il connaît plus ses affections» (V.l5). Cet amour se manifeste ainsi et comme état constant et comme transition spécifique, ultime transition qui met un terme de principe aux fluctuationes animi. Et c ’est la transition de Vamor erga Deum, traitée en Ethique V.l4-20, à 1’am or intellectualis Dei, celle qui occupe V.30-38.
AMOR ERGA DEUM ET FLUCTUATIO ANIMI V a m o r erga Deum demeure conditionné par la permanence de la relation à l’existence du corps, il se reproduit donc à l’occasion de chaque événement du corps et doit tenir dans l’esprit la plus grande place (V.16) ; il concerne un Dieu exempt de passions de joie et de tris tesse (V.17). Non symétrique, il ne peut s’inverser en haine de son objet (V.18), ni se réciproquer en exigence d’être aimé en retour de Dieu (V .l9). Il met un terme à toute prétention à être l’élu de Dieu, c ’est-àdire au ressort même de la superstition. Il permet à chaque individu qui aime Dieu de produire un horizon d’accomplissement dans la durée, en
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ce qu’il inclut la double propriété de croître en extension et en intensité, en s’élargissant à une multiplicité de choses singulières aimées dans leur rapport à cette chose singulière qu’est l’individu aimant tout à la fois sa propre essence individuelle et le système de relations qui pose cette essence même. Il est intrinsèquement amour des choses singu lières en leur système et amour de soi en sa singularité. Aimer Dieu est donc s’aimer en Dieu et aimer les choses singulières comme produits de Dieu. C ’est s’aimer en Dieu dans le système des convenances qui nous lie aux autrui nos semblables et aux figures de l’altérité naturelle modale par delà les oppositions et les contrariétés; et c’est simultané ment se connaître soi-même et les choses singulières de mieux en mieux et de plus en plus profondément. Un tel amour est une force-forme de lien social, un agent de sociali sation. Il exprime le plus haut degré de l’imagination positive spécula tive. «Il est d ’autant plus alimenté que nous imaginons plus d ’hommes joints à Dieu par le même lien d’amour» ( quo plures homines eodem am ore vinculo cum D eo junctos imaginamur ) (E.V.20). Il excède la seule socialisation, par ailleurs nécessaire, de l’intérêt et sa représenta tion toujours plus ou moins imaginative-imaginaire. Il grandit si nous l’imaginons partagé par d ’autres hommes et nous ne pouvons l’éprou ver sans imaginer immédiatement cette extension, sans former l’image d ’une communauté métapolitique, voire impolitique, car dans l’ordre politique l’amour du bien public ne peut être séparé de l’espérance en des récompenses accordées pour le respect des prescriptions publiques, c ’est-à-dire d’une passion utile pour produire l’obéissance. Parvenu à ce niveau d’élaboration, Yam or erga Deum interrompt de manière déci sive la modalité principale de la vie passionnelle, son inconstance struc turelle, la fluctuatio animi. «Nous pouvons en conclure que cet amour envers Dieu est la plus constante des affections et qu’en tant qu’il se rapporte au corps il ne peut être détruit qu’avec ce corps lui-même» (V.20 sc ). Il est en quelque sorte par delà le cycle des réversibilités pas sionnelles. Il peut en chaque occurence passionnelle se reproduire en sa singularité. Alors le perpectivisme éthique est dépassé sur son propre plan d ’immanence. S’il demeure vrai pour la seule raison que le bien du loup peut être le mal de l’agneau, que tous les points de vue propres aux modes sont relatifs à chaque mode, désormais l’individu qui connaît et aime selon la science intuitive et saisit chaque essence en son lien aux attributs-essences de la substance peut d’une certaine manière aimer tout être pour lui-même, quelle que soit la relation de convenance ou de disconvenance avec cet être. Certes, pour l’individu qui affirme ainsi sa puissance de connaître et d’aimer, tout ne se vaut pas. S ’il comprend qu’il n ’a pas à demander que son appartenance à la nature soit modelée
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selon des relations de filiation ou de parenté ou des relations de simili tude qui ferait de lui une image du principe de l’être, il se sait comme puissance d ’affirmation singulière au sein du système des affirmations. Si un rôle est réservé à l’imagination, il ne consiste pas à déterminer l’esprit de l’homme comme imago Dei, mais à prendre l’habitude de former l’image d ’ordre et de lier tout élément de l’ordre ainsi imagéimaginé à l’idée de Dieu.
AMOUR INTELLECTUEL DE DIEU ET ACTUALISATION ÉTERNELLE Si l’on met entre parenthèse la relation de l’esprit au corps dont il est l’idée et si l’on ne tient plus compte de la durée de ce corps, le même am or erga Deum se détermine comme am or intellectualis Dei. Cet amour se réciproque avec l’expérience de l’éternité qu’opère l’esprit et qui est le propre de la connaissance du troisième genre. Cette éternité ne doit pas être pensée selon l’opinion commune des hommes qui «confondent l’éternité de l’esprit avec la durée et l’attribuent à l’imagi nation ou à la mémoire qu’ils croient subsister après la mort» ( V 34 et sc ). Il ne s’agit donc pas de la traditionnelle immortalité de l’âme, ni de la sempitemité (durée infinie). Comment comprendre le passage d’un amour à l’autre? Le premier, am or erga Deum, ne brise pas le parallé lisme entre le corps et l’esprit, idée de ce corps, et il concerne tel corps individuel pris en sa singularité; il donne l’accès à la singularité qui jusque là n’était donnée que par l’imagination en la comprenant dans son rapport à la productivité divine. Désormais, l’esprit ainsi singularisé se comprend comme «idée donnée en Dieu qui exprime l’essence de son corps sous l’espèce de l’éternité» (V.22). Il ne peut être détruit en même temps que le corps, et «si de lui demeure un «aliquid œternum»(V.23), ce quelque chose n ’a rien à voir avec l’immortalité puis qu’il est identifié à « l’idée qui exprime l’essence du corps sous l’espèce de l’éternité» ( V.23. sc). Cette idée est ainsi donnée nécessairement en Dieu en tant que cause de l’essence et de l’existence du corps, essence qui doit être conçue par le moyen de l’essence de Dieu (V.22. dem). Mais cette idée se donne aussi dans l’esprit humain en tant qu’il est par essence idée du corps (V.23.dem). L’esprit est étemel en tant qu’il connaît en vérité l’essence du corps comme essence qui par le moyen de l’essence de Dieu implique l’existence, c ’est-à-dire en tant qu’il connaît son propre corps et se connaît lui-même: « Notre esprit, dans la mesure où il se connaît luimême et connaît le corps sous l’espèce de l'éternité, a nécessairement la
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connaissance de Dieu et sait qu’il est en Dieu et se conçoit par Dieu» ( V.30). Ce qui est étemel est l’esprit en tant que connaissance vraie. L’es prit a la connaissance vraie, l’intuition du rapport d’implication néces saire entre Dieu et les modalités de son propre être. Ou encore, dans les cas où l’esprit, idée du corps, est connaissance vraie de l’essence du corps, ce par quoi celui-ci est mode par lequel Dieu sous l’attribut de l’étendue de la pensée s’exprime sous une forme déterminée, cet esprit est mode par lequel Dieu sous l’attribut s ’exprime sous une forme déter minée étemelle. La vérité est, elle ne dure pas. Si l’esprit humain est idée, c ’est-à-dire connaissance, il est étemel en tant qu’il produit des connais sances vraies et aime sa propre productivité qu’il saisit comme mode de la productivité divine. L’amour intellectuel de Dieu est la transformation de l’amour de Dieu en ce qu’avec lui s’inverse le mouvement régressifanalytique de la raison qui aboutit désormais à une connaissance systé matique de l’essence commune des corps et à celle de l’attribut étendue. Le mouvement s’inverse et ce qui se présentait phénoménalement comme transition dans la durée se détermine comme déduction synthé tique de la singularité des corps multiples et de leurs esprits-idées, y compris celle du corps propre et de son esprit-idée. La transition se convertit par changement de plan en déduction, c’est-à-dire plus exacte ment en production étemelle des choses singulières et de leurs rapports, sous leurs attributs, ces essences de la substance divine. L’amour intellectuel de Dieu est le versant affectuel de la connais sance du troisième genre à laquelle il donne sa force propulsive et son efficace performative. « Du troisième genre de connaissance naît néces sairement un amour intellectuel de Dieu. Car de ce troisième genre de connaissance naît une joie qu’accompagne comme cause l’idée de Dieu, c ’est-à-dire l’amour de Dieu, non en tant que nous l’«imaginons comme présent, mais en tant que nous concevons que Dieu est étemel, et c ’est là ce que j ’appelle amour intellectuel de Dieu» (V.32. sc). La distinction des deux amours répète la distinction entre les deux types d ’actualité des modes, h'am or erga Deum est l’amour de l’esprit qui naît de la connaissance de l’esprit par soi et de ses affections, de l’idée du corps actuellement existant dans la durée et l’espace, au sein des relations que le corps entretient avec les autres corps et l’esprit avec les autres esprits. L'am or intellectualis D ei s’adresse à Dieu en tant qu’il naît de la connaissance des choses (et donc celle du corps propre) sub specie œternitatis, c’est-à-dire des choses considérées dans leur lien d ’identité nécessaire avec Dieu. Il est la béatitude, la joie qui naît de et s’identifie à la compréhension des individualités qui ne cessent de se produire et de leurs lois de production, compréhension qui inclut la singularité de chaque esprit-idée d ’un corps déterminé.
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En ce sens le thème religieux de la donation de l’existence peut être reformulé et rectifié en termes de production modo-substantielle. Le sage comprend son amour intellectuel de Dieu comme identique à l’amour par lequel Dieu s’aime lui-même. «L’amour intellectuel de l’esprit est l’amour duquel Dieu s’aime lui-même, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il peut s’expliquer par l’essence de l’esprit humain, considéré sous l’espèce de l’éternité, c ’est-à-dire l’amour intel lectuel de l’esprit envers Dieu est une partie de l’amour infini duquel Dieu s’aime lui-même» ( V.36). De même que les esprits humains en tant qu’ils connaissent selon le troisième genre de connaissance consti tuent tous ensemble l’entendement étemel et infini de Dieu, de même l’union des amours qui accompagnent cette forme de connaissance constitue l’amour intellectuel infini de Dieu. A ce niveau, ce n’est plus le Dieu de la tradition qui donne aux hommes la grâce d’exister, par une donation-création, c’est le sage, porteur de l’amour intellectuel de Dieu, qui fait grâce à la productivité divine de se manifester comme amour passionnel et superstitieux de Dieu (du Dieu «rector», roi et législa teur), qui lui par-donne de produire les ignorants avec leurs représenta tions imaginaires d’une imaginaire création-donation. Du même coup, le sage se pardonne à lui-même d ’être toujours menacé d ’être cet igno rant suspendu au don d’une existence non comprise dans sa productivité nécessaire. Il est donné à lui-même comme capacité de produire la connaissance vraie et de s’actualiser au sein du processus de la réalité qui est le seul à être auto-producteur en son tout mais qui produit des espaces de réelle productivité modale dans la condition modale ellemême, produisant ainsi des espaces où de l’intérieur de la productivité modale celle-ci se comprend comme productivité modo-subtantrielle. On peut éclairer cela en recourant à la lettre 32 à Oldenburg de 1665 qui éclaire avec ironie la différence qui sépare le sage... d ’un ver sup posé vivre dans le sang. Ce ver, en effet, ne peut pas dépasser le point de vue qui fait pour lui du sang le tout de la réalité identifié imaginairement à sa propre réalité. Il est incapable de connaître le sang en ses parties, et a fortiori de connaître la place du sang dans l’organisme animal qui l’in clut, et celle des organismes dans l’individu unique de la nature. Le sage est simplement un ver intelligent supérieur: un ver supposé intelligent serait « capable de discerner par la vue les corpuscules du sang, de la lymphe, d’observer comment chaque partie, par le choc d ’une autre par tie, ou bien est repoussée, ou bien communique une partie de son mou vement. Cet animal vivrait dans le sang comme nous-mêmes dans une partie de l’univers, et considérerait chacun des éléments du sang comme un tout et non pas comme une partie ; il ne pourrait savoir comment toutes les parties sont réglées par la nature globale du sang et sont
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contraintes par cette nature à s’adapter les unes aux autres de manière à s’accorder entre elles selon une certaine raison». Le sage est un ver à l’intelligence supérieure en ce que même s’il ne dispose pas de la connaissance de toutes les parties de la nature et de leurs rapports, il sait que tout ce qui se manifeste comme tout peut être considéré comme par tie d ’un tout articulé supérieur jusqu’à l’idée limite d ’un tout infini au delà duquel il n’ y a rien. Le sage n’a pas une vue totale et immédiate de ce tout dont il forme l’idée, mais sa vue perpective est une vue intérieure sur la structure formelle du tout auquel il appartient et dont il peut approprier les lois de constitution en se constituant ainsi lui-même. Per pective et objectivité se réconcilient en raison même de la nature de l’entendement humain comme partie d’un entendement infini. «Par liaison des parties, j ’entends donc simplement le fait que les lois ou la nature de chaque partie s’accordent de telle sorte aux lois ou à la nature de chaque autre partie qu’il ne saurait y avoir de contradiction. En ce qui concerne le tout et les parties : je considère les choses comme parties d ’un certain tout, en tant que chacune d ’entre elles s’adapte à toutes les autres, de telle sorte qu’elles sont toutes entre elles, et dans la mesure du possible, harmonieuses et concordantes; mais en tant que ces choses s’opposent, chacune d’elles forme alors en notre esprit une idée séparée, et doit être considérée non pas comme une partie, mais comme un tout». Conclusion: «Tous les corps de la nature sont environnés par d’autres corps et sont ainsi déterminés par eux à exister et agir d’une manière précise et déterminée, tandis que reste constante, dans tous les corps, c ’est-à-dire dans l’univers entier, la quantité de mouvement et de repos. Il suit de là que tout corps, en tant qu’il est soumis à certaines lois, doit être conçu comme une partie de l’univers entier, doit s’accorder avec son tout et lui être conforme, et doit enfin se rattacher aux autres parties ; et puisque l’univers n’est pas, comme le sang, limité mais absolument infini, ses parties sont réglées d’une infinité de manières par la puis sance infinie de cette nature et sont obligées de subir une infinité de variations» (Éthique , 4, Paris, éd. Appuhn.237). La connaissance humaine est bien objective pour tous les hommes, une fois dissipées les illusions perpectivistes-relativistes enfermées dans un point de vue incapable de se décentrer. Il est possible de dépas ser le rapport d’abord imaginaire qui lie une partie à ses touts d ’appar tenance, non selon une perspective uni-totale, mais sous un point de vue partiel autorisant toutefois la possibilité de saisir le rapport parties-tout en le rectifiant. Cette connaissance est amour que chaque partie intelli gente peut éprouver pour elle-même comme partie et comme tout. La science est donc possible comme telle, et comme telle elle est agent d ’action libératrice car elle s’identifie à l’amour du savant pour la réa
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lité en lui et hors de lui. L’amour est promotion d ’être. Appuyée sur l’in telligence des relations communes qui rendent possible la saisie des rap ports de convenance, la science-action spinozienne entend briser le vieil interdit d ’Aristote jeté sur la connaissance du singulier. Elle est science des res singulares et de nous-mêmes comme res singularis. Nous découvrons que l’ordre qui nous produit nous produit simultanément comme partiellement producteurs de la condition qui nous est d’abord donnée comme produite sans nous. Cette production est production d ’un monde naturel-humain et amour de ce monde que nous produisons partiellement, amour de ce qui fait être l’univers et en cet univers notre monde, c ’est-à-dire Dieu. Tous ces amours sont enveloppés dans le même amour de nous-mêmes et ne nous demandent aucun sacrifice inutile. De manière générale, l’amour spinozien n’est pas Yam or fa ti des stoïciens qui se résout en obéissance résignée aux lois coercitives de la nature. Spinoza ne dit pas « c ’est ainsi, il n’y rien à faire» ou «tout arrive comme il est prescrit». Aimer l’ordre de l’univers est la tâche la plus difficile, et aimer est toujours se modifier en passant d’un rapport de passivité dominante à l’égard de ce qui nous produit en nous sans nous et hors de nous, à ce qui nous produit en se produisant et nous pro duit comme rapport actif à notre propre réalité et à ses conditions proches. C ’est l’amour qui nous ouvre à la connaissance et se constitue comme connaissance, qui nous révèle que la connaissance est action modificatrice de soi et du monde selon certaines conditions et dans cer taines limites. C ’est l’amour intellectuel de Dieu qui montre que l’Éthique spino zienne est par delà les relations spéculaires de la maîtrise et de la servi tude. La liberté du sage n’est plus celle du maître d ’esclave, elle ne se réduit pas à l’empire de la loi politique obéie d’un cœur consentant par une multitude vivant selon la règle formelle de justice et de charité chère au T.T.P. Le sage déteste les esclaves et l’esclavage, surtout s’il est volontaire, mais il ne vise pas à occuper la place du maître. L’ordre de la maîtrise -dominium- est un élément de la politique, un simple élément en débat permanent avec l’exigence démocratique. Mais il ne concerne pas la connaissance et l’action éthique que celle-ci permet. Le sage est un amant, un ami des lois qu’il reproduit en sa connaissance et les lois qu’il suit sont des lois d’autonomie, anarchiques en un sens, lois imma nentes de son processus d’affirmation singulière dans la connaissance infiniment ouverte des choses singulières. La science de Dieu et des choses singulières est une science aimante, amante, amie des choses particulières, même lorsqu’elle découvre leur éloignement ou leur hos tilité à l’égard des hommes, même lorsqu’elle enseigne que nul Dieu ne nous veut ni ne nous aime comme pourrait nous vouloir ou nous aimer
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un père ou un législateur, ces figures nécessaires en leur ordre, mais insuffisantes pour le salut éthique parfait. Alors, la formule évangélique ou plutôt paulinienne selon laquelle il n’y aura plus de maîtres, ni d ’es claves, deviendra vraie. Même si le salut éthique est réservée à une minorité ou une élite, celle-ci est ouverte sur une exigence d ’universa lité dont la démocratie constitue le schème sur le plan politique
EN GUISE DE CONCLUSION : SUR LA FONCTION MÉDIATRICE DE LA RAISON Si la transition éthique s’effectue phénoménalement en deux phases situées sur le même plan d ’immanence, de la connaissance du premier genre et du mode de vie qui lui correspond à elle du second genre et son mode de vie, et de celle-ci à la science intuitive ou connaissance du troi sième genre, cette seconde phase est originale en ce que ces deux termes, raison et science intuitive, sont tous deux des connaissances vraies et adéquates. La différence est une différence d’objet, elle est celle qui sépare la notion commune de l’essence singulière. La raison est décisive pour la critique de la confusion et de la mutilation de l’irré ductible connaissance imaginative, mais elle est en déficit de concré tude et de singularité par rapport à cette dernière. Seule la science intui tive avec l’amour de Dieu qui la caractérise restitue la singularité en son lien aux structures communes de la réalité et au principe substantiel même. La raison est plus instance de transition que la science intuitive de ce point de vue, en ce que celle-ci se révèle une fois obtenue être le fondement, le présupposé effectif de la raison et de ses objets. Ce n ’est qu’en présupposant la science intuitive que nous sommes en mesure de connaître les choses par la raison. La transition ne se s’accomplit que pour s’effacer, ou plutôt elle est indéfinie, interminable, comme est éter nelle la fruition de notre essence singulière.
André TOSEL Université de Nice-Sophia Antipolis
L’IMPOSSIBILITÉ DE LA THÉOLOGIE: MEYER ET SPINOZA Dans ce qui suit je propose une discussion, forcément sommaire, de La Philosophie interprète de l ’Écriture Sainte (1666) de Lodewijk
M eyer; puis un examen du problème de l’interprétation de l’Écriture tel qu’il est envisagé par Spinoza; et enfin, une analyse de sa discussion avec Maïmonide et Alpakhar. Auparavant, j ’indique brièvement quelques points dont j ’aurai besoin pour ma conclusion, qui sera que le but de Meyer comme de Spinoza est de prouver l’incohérence de la notion de connaissance révélée, et, par là, l’impossibilité de la théolo gie1. 1. La notion fondamentale du Traité théologico-politique est, d’une part, que la religion est un comportement et, d’autre part, qu’aucun jugem ent ne peut être un acte d’obéissance2. Si donc, en tant que comportement, la religion est sujette à l’autorité politique, elle s’y soustrait en tant que système de représentations mentales (foi). Enfin, la raison est dépourvue d’autorité - celui qui connaît la vérité est libre et n’obéit plus. Par conséquent, ni la «volonté de Dieu» (le code moral représenté par l’imagination), ni la raison (le code moral compris comme vérité étemelle) ne peuvent être obéis, sauf à travers une autorité politique. 2. Ce qui est vrai selon la raison est certainement vrai ; ce qui est faux selon la raison est certainement faux : la connaissance de la vérité per 1
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Dans ce qui suit, je reprends des idées discutées avec plus de détail dans un livre sur la philosophie de la religion de Spinoza, que je suis en train de finir. Je cite l’édition Gebhardt et, faute de mieux, l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade. Les traduc tions sont celles de la même collection sauf lorsqu’elles ne m’ont pas paru exactes (ce qui est assez souvent). Les abbréviations dont je me sers sont TTP pour Tractatus theologico-politicus, et TP pour Tractatus politicus. La raison est évidemment que la volonté ne participe pas au jugement. Sur ce point, Spinoza se sépare de Descartes, qui fait consister le jugement d’un élément objectif (idées) et d’un élément dynamique (l’acte de la volonté par lequel on affirme la vali dité des rapports exprimés dans la proposition). Pour Descartes il est donc possible d’affirmer quelque chose comme vraie sur l’autorité d’un autre et sans la com prendre (comme dans la foi).
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met de dénoncer comme fausse une opinion fausse (« verum index sui etfa lsi »). Or la religion (au sens strict) est fondée sur l’idée d’un Dieu législateur - idée fausse selon la philosophie (car la «volonté» d’un être absolument parfait ne se conçoit que comme une loi causale, uni verselle, intelligible). Le rapport de la philosophie à la foi est donc celui du vrai au faux. Cependant, la raison pour laquelle il faut tolérer la philosophie (même lorsqu’elle dénonce la théologie comme fausse) n’est pas qu’elle est vraie mais qu’elle produit un comporte ment, qui, en tant qu’il est «m oral», est le même que la «religion». En effet, le véritable sujet du Traité théologico-politique n’est pas la liberté de la religion mais la liberté de philosopher - liberté, qu’on peut permettre parce que les actes de celui qui connaît la vérité sont par définition loyaux à l’égard de FÉtat, et qu’on doit permettre parce que, sans la philosophie, on ne connaîtrait pas la nature de la religion. 3. C ’est la religion, au contraire, qui pose un problème d ’ordre poli tique; car, si, en tant que comportement moral, elle cimente la société, elle compromet son harmonie dans la mesure où l’imagina tion prophétique est, par définition, idiosyncratique. Au surplus, la religion institutionnalisée (Église, théologie) réclame pour ellemême le droit d’interpréter la volonté de Dieu, droit qui en réalité revient au souverain. Enfin, dans le monde moderne le problème est particulièrement aigu, car, tandis que le judaïsme interprétait la volonté de Dieu comme un système de lois positives, dont la validité était limitée à une nation particulière, le christianisme regarde la volonté de Dieu comme un code moral et universel qui, en vertu même de son universalité, posséderait une autorité plus grande et plus fondamentale que n’en ont le souverain et la loi. De plus, bien que d ’accord sur la religion (la morale), les Apôtres enseignent des théologies différentes et contradictoires, d’où l’existence d’un grand nombre de sectes chrétiennes. Par rapport à la religion juive, la reli gion chrétienne pose donc un triple problème: encourageant la diversité théologique, elle augmente la division sociale ; universelle, elle compromet l’autorité du souverain; brisant le lien entre Dieu et l’intérêt de la nation, elle affaiblit le patriotisme (pietaspatriœ ), que Spinoza regarde comme la plus haute vertu. Tout ce qu’on peut faire pour remédier à ces problèmes est, d’une part, de réduire la religion à une règle qui ne s’applique qu’aux rapports entre individus («aim e ton prochain ») ; d’autre part, d’insister sur les limites conceptuelles, historiques et philologiques de l’interprétation de l’Écriture. 4. Enfin, toute autorité étant concentrée (idéalement) dans le souverain, il faut préserver celui-ci d ’autorités rivales: autorité de l’Écriture
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Sainte (certitude irréfléchie que l’Écriture contient la vérité et rien que la vérité); autorité d ’une interprétation particulière de l’Écriture (autorité de la théologie et de la confession); autorité de l’Église (comme gardienne de la doctrine et des mœurs); autorité des ministres de l’Église (comme des agitateurs potentiels). On neutralise l’autorité de l’Eglise en définissant le royaume de Dieu comme le règne de la loi (décrétée et garantie par le souverain); celle de ses ministres en exigeant qu’ils soient nommés par le souverain; celle de l’Écriture en remplaçant l’argument d’autorité par la certitude m orale; celle d ’une interprétation particulière de l’Écriture en substi tuant au critère de la vérité celui de la piété, c’est-à-dire de l’efficacité morale.
LA PHILOSOPHIE INTERPRÈTE DE L’ÉCRITURE SAINTE Bien que Lodewijk M eyer (1638-1681) présente sa Philosophia S. Scripturœ interpres comme un «exercice pas ordinaire» (exercitatio paradoxa ) - ce qui est parfaitement exact - sa thèse explicite est en fait très simple3. D ’après Meyer, en effet, ce qui est signifié par un mot n’est pas la chose mais l’idée de la chose; et comme on peut lier n’importe quelle idée à n’importe quel mot, toute signification est arbitraire4. Aucune interprétation ne peut donc être certaine. En effet, elle ne le serait que s’il y avait la possibilité de la confirmer par une interrogation de l’auteur. Cependant, un seul texte fait exception: la Bible, car elle contient la vérité et rien que la vérité5. Et comme Descartes enseigne 3
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Philosophia S. Scripturœ Interpres; Exercitatio paradoxa in quâ veram Philosophiam infallibilem S. Literas interpretandi Normam esse apodictice demonstratur & discrepantes ab hâc sententice expenduntur ac refelluntur, Eleutheropoli, Anno MDCLXVI. Le livre fut republié en 1673, avec le Traité théologico-politique. Je cite l’édition originale avec entre [ ] le renvoi à la traduction par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau (Paris, Intertextes, 1988). «Vocabula autem hæc, ut habet Cicero in Topic. surit rerum notce aut potius, ut nos putamus, conceptuum. Primo enim iis utimur ut quod mente concepimus aliis notum faciamus; cumque conceptus nil sint nisi rerum repræsentamina in intellectu, iisdem secundo etiam illæ res denotantur atque designantur. Tota autem hæc denotatio non a Natura sed libéra hominum voluntate ortum ducit», ii, 4, p. 4 [Lagrée/ Moreau, p. 40]. L’allusion à Cicéron, qui n’a pas de sens pour les Topiques, semble être un écho de De finibus: «Quorum omnium quæ sint notitiæ quæque significentur rerum vocabulis» (V, xxi, 60). Cf. Descartes, Principia, I, art. 74, AT, VIII-A, 37-38; Descartes à Mersenne, 20 novembre 1629, AT, I, 80-81 (Corr: Merserme, vol. II, p. 328). PhSSI, iv, 8-9, p. 35-38 [Lagrée/ Moreau, p. 95-101].
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une méthode pour connaître la vérité avec certitude, il est possible de connaître le vrai sens de la Bible6. Par conséquent, la philosophie est l’interprète de l’Écriture. D ’autre part, pour ces textes qui ne peuvent être interprétés par la philosophie (qui ne sont ni démontrés comme faux, ni démontrés comme vrais), Meyer réclame la liberté d’interpréta tion. Comme le Saint-Esprit a évidemment prévu cette pluralité de sens, elle doit être intentionnelle7. Telle est, à grands traits, la théorie de Meyer: il faut la philosophie ou la connaissance de la vérité pour interpréter l’Écriture. Toutefois, dans l’épilogue Meyer apporte des précisions qui en changent entière ment le sens. En effet, sa théorie s’exposerait à l’objection que, ne pou vant être interprétée qu’à partir de la connaissance de la vérité, la Bible devienne inutile. La réponse consiste en une analyse de la notion de signe. Signifier est un rapport; et pour qu’un rapport entre deux choses puisse être connu, celles-ci doivent pouvoir être connues indépendam ment du rapport. Donc, pour qu’une chose puisse figurer comme signi fiant, elle doit être connue indépendamment du signifié ; pour qu’elle puisse être signifiée, elle doit être connue indépendamment du signi fiant. Or le signifié n’est pas une chose mais une idée. Par conséquent, pour que des mots comme « homme » et « arbre » puissent avoir un sens, les idées « homme » et « arbre » doivent pouvoir être connues. Toutefois, il n’est pas nécessaire qu’elles soient des concepts adéquats: Puisque chez les philosophes il existe de multiples sortes de connais sance, intellectuelle, sensible et encore plus grossière si c’est possible, il n’est pas nécessaire que celle dont nous parlons soit précise et intel lectuelle - bien que ce soit possible - la connaissance sensible suffit, et même, s’il en est, une connaissance inférieure. En effet, pour savoir ce que signifient les mots «homme» et «arbre», je n’ai pas besoin de connaître clairement leur nature intime ; il suffit que je les aie vus une ou plusieurs fois, ou que je les aie perçus par un autre sens, ou que je sois parvenu de quelque autre façon à quelque connaissance les concernant, comme chacun le sait8. La compréhension (l’interprétation) d ’un mot ou d’une phrase ne produit aucune idée qui ne serait déjà là; ou encore, l’expression d ’une idée absolument nouvelle ne serait pas comprise. Au surplus, ne pré supposant aucun concept adéquat, l’interprétation ne produit aucune 6 7 8
PhSSI, vi, p. 44-48 [Lagrée/ Moreau, p. 115-121], PhSSI, iv, 7, p. 34-35 [Lagrée/ Moreau, p. 94-95]. PhSSI, «Epilogus» [Lagrée/ Moreau, p. 245-246]. Dans l’édition originale l’épi logue n’est pas paginé.
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connaissance, opérant au moyen ou bien d ’idées adéquates (et alors il y a déjà, actuellement ou virtuellement, de la connaissance), ou bien d ’idées inadéquates (et alors il ne peut y avoir, ni virtuellement ni actuellement, de la connaissance). En effet, l’interprétation ne produit même pas de la connaissance si les idées sont adéquates : M êm e si on entendait ou lisait cent fo is et plus les m ots « D ie u » et « o m n isc ie n c e » , jam ais on ne pourrait en déduire une con n aissan ce de D ieu ou de l ’om n iscien ce. Ensuite, bien q u ’ils soien t conjoints dans une phrase, et que des ch o ses q u ’ils d ésign en t nous ayons quelque con n ais sance sen sib le et a ssez grossière, cependant ils ne peuvent engendrer une conn aissan ce purem ent in tellectu elle [ ...] E nfin, quel que so it le nom bre d ’idées claires et distinctes que notre esprit p ossèd e sur les ch o ses sig n ifiées par c e s m ots, par ex em p le, « D ieu » et « om n iscien ce », pourtant la phrase entendue ou lue « D ieu est om n iscien t » ne pourra pas par so i être cause que l ’on com prenne con ven ab lem en t que D ieu est om n iscien t: e lle n ’en sera que l ’occasion , l ’im pulsion ou quelque ch ose de sem b lab le9.
Interpréter Euclide n ’est pas être mathématicien; mais, pour apprendre la géométrie, on peut lire Euclide et reprendre (ou critiquer) ses raisonnements. Interpréter l’Écriture (connaître son vrai sens) n ’est pas connaître Dieu, sa volonté, notre destin; mais, en lisant sur ces choses, on peut être mené à réfléchir et, ultérieurement, à connaître (pourvu qu’on ait les idées requises). Comme d ’autres textes vrais ou faux, l’Écriture ne sert qu’à «inciter et à pousser les lecteurs à réfléchir aux choses dont elle traite, à les étudier et à examiner si ce qui en est dit est vrai »10. La connaissance est, par définition, le fruit de la réflexion et non pas de l’interprétation ou de la lecture, bien que l’interprétation et la lecture puissent stimuler la réflexion11. Retenons qu’en elle-même l’interprétation ne produit jamais de la connaissance. L’objection que Meyer avait considérée au début de son épilogue, se trouve donc confirmée et généralisée: en elle-même, aucune interprétation n’augmente notre connaissance. D’autre part, selon la théologie, la révélation est nécessaire parce que, ne pouvant être connues par la raison et par la réflexion, certaines vérités ne peuvent être connues que par «révélation». Mais la révélation se fait au moyen
9 PhSSI, « Epilogus » [Lagrée/ Moreau, p. 246]. 10 PhSSI, «Epilogus» [Lagrée/Moreau, p. 247]. 11 Bien entendu, ceci n’est pas vrai de la connaissance historique: comprendre le récit d’un événement particulier est connaître, tant bien que mal, les circonstances de cet événement.
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d ’un texte écrit ou énoncé. Les vérités de la religion ne sont donc connues que par l’interprétation d’un texte. Et comme d’après Meyer il est impossible d’augmenter la connaissance par l’interprétation, la notion de connaissance révélée devient incohérente. Par conséquent, la théologie est impossible. Voilà, je crois, la vraie thèse de Meyer, thèse qui est argumentée de deux façons. Dans le corps du livre, Meyer part de la notion de sens pour conclure qu’une interprétation autorisée n ’est possible que d’un texte supposé vrai; dans l’épilogue, il part de la notion de connaissance pour conclure que, même si elle était possible, l’interprétation ne nous apprendrait rien. En fait, la théorie «cartésienne» de la signification n’est d’aucune pertinence. Ceci est clair par la manière dont Meyer analyse ses exemples: «le bras de Dieu», «la doigt de Dieu», «ceci est mon corps», «je suis le chemin, la vérité et la vie». Selon Meyer, le sens de ces expressions est clair, mais «aucun théologien sain d’esprit ne dirait que c ’est là le sens vrai et conforme à l’intention de l’auteur»12. Pour quoi? Non pas, bien sûr, parce que le mot «doigt» se rapporte à l’idée «doigt» plutôt qu’à l’objet «doigt», mais parce que nous savons que Dieu n’est pas corporel. Et comme nous croyons que l’Écriture contient la vérité et rien que la vérité, nous croyons aussi que le sens apparent ne peut être le vrai sens. Par conséquent, la position de Meyer est exacte ment contraire à ce qu’elle paraît être : au lieu que la connaissance de la vérité rende possible l’interprétation de l’Écriture, elle la rend plus dif ficile, sinon impossible. L’autorité ou la divinité de la Bible, dont la théorie officielle faisait dépendre sa capacité d’être interprétée, est en réalité la raison profonde pour laquelle l’interprétation est incertaine, voire impossible: en effet, sans la certitude que l’Écriture contient la vérité et rien que la vérité, elle serait plus facile à interpréter. Le para doxe que Meyer veut inculquer à ses lecteurs, est donc que lorsqu’on attribue de l’autorité à un texte, il ne peut être interprété avec autorité qu’au moyen d ’un instrument qui possède autant d’autorité que le texte interprété.
SPINOZA : THÉORIE ET PRATIQUE En ce qui concerne Spinoza, soulignons d ’abord que le premier sens de « l’interprétation de l’Écriture» est simplement «la théologie». Or lorsque Spinoza parle de «théologie», il se réfère ou bien à une disci 12 PhSSI, iii, 4, p. 7-8 [Lagrée/ Moreau, p. 47]; cf. PhSSI, vi, 3, p. 46 [Lagrée/ Moreau, p. 118].
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pline existante, qu’il rejette, ou bien à ce qu’il appelle aussi foi (fides) ou même parole de Dieu (verbum D ei)'3. Le premier sens, très fréquent, se trouve, par exemple, dans une lettre à Blyenbergh: «la théologie représente Dieu fréquemment comme un homme.»14 Le second sens est réservé au Traité théologico-politique : «entre la foi [fidem], c’est-à-dire [j/ve] la théologie, et la philosophie, il n’existe aucun commerce.»15 Ou encore : Sous le nom de théologie, je désigne strictement la révélation, pour autant qu’elle indique le but auquel, selon nous, tend l’Écriture entière (à savoir les motifs et les aspects particuliers de l’obéissance enseignée par les dogmes de la vraie foi pieuse); en d’autres termes, la Parole de Dieu au sens propre - non celle fixée dans la lettre d’un certain nombre de livres [...]. En cette stricte acceptation, la théologie se trouve en effet - que l’on considère ses conseils ou ses préceptes pratiques de conduite - en plein accord avec la raison ; son objet et sa fin, par ailleurs, n’en trent nullement en contradiction avec la raison16. Apparemment, théologie (normalement, «le discours sur Dieu») doit être compris comme « la parole de Dieu » (« révélation »), non pas dans un sens objectif, comme «Bible» ou «Écriture» (car théologie et révélation «ne sont pas fixées en des livres») ni comme la «voix» entendue au Sinaï (car la voix de Dieu n ’est pas un phénomène physique ou acoustique), mais dans un sens subjectif, comme la façon dont les hommes sont incités à la vertu (« l’obéissance enseignée par la foi pieuse»). La théologie «au sens strict» est donc la condition subjective de la « religion », ou la foi. Or, selon Spinoza, le critère de la foi n ’est pas vérité mais «piété» {pietas ), c ’est-à-dire l’obéissance à la «volonté de Dieu» (c’est-à-dire au code moral perçu et imaginé comme la volonté d’un souverain transcendant)17. La foi «réclame moins des dogmes 13 Voir Emilia Giancotti-Boscherini, Lexicon Spinozanum, 2 vols., La Haye, Nijhoff, 1970, vol. II, p. 1059-1060. 14 Ep. 23, IV, p. 147 [Pléiade, p. 1162], 15 TTP, xiv, III, p. 179 [Pléiade, p. ]. 16 TTP, xv, III, p. 184-185 [Pléiade, p. 819], 17 La traduction de pietas comme «ferveur» (usage adopté par la Bibliothèque de la Pléiade) est anachronique. Dans la théologie calviniste du XVIIe siècle pietas (en néerlandais « godzaligheid »; en anglais «holiness» ou «godliness») est une caté gorie pratique, à savoir la volonté de servir Dieu produite par la gratitude à cause de la foi ; cf. Gisbertus Voetius, De praktijk der Godzaligheid (Ta asketika sive Exercitia pietatis - 1664), tekstuitgave met inleiding, vertaling en commentaar door C.A. de Niet, 2 vols., Utrecht, De Banier, 1996 (Thèse de l’Université d’Utrecht); A. de Groot, «Pietas im Vorpietismus (Gysbertus Voetius)», in: J. van den Berg, J.P. van Dooren, éd., Pietismus und Reveil, Leyde, Brill, 1978, p. 118-129. Ce sens pratique
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vrais que des dogmes pieux, c ’est-à-dire susceptibles de disposer les fidèles à l’obéissance18». Elle « apporte le salut non par elle-même, mais en raison seulement de l’obéissance qu’elle produit»19. Elle n’exige que des dogmes «indispensables à la pratique de l’obéissance»20. En effet, on a la foi par cela seul « q u ’on pratique la justice et la charité»21. Concluons donc que la théologie au sens large (le discours sur Dieu) est théologie au sens strict (parole de Dieu), non pas en tant qu’elle est fidèle ou vraie, mais en tant qu’elle est moralement efficace. Deux questions concernant la vérité de la théologie «au sens large» demandent à être élucidées. La première concerne l’Écriture comme objet historique («y a-t-il une vérité sur la Bible?») ; la seconde, l’Écriture comme véhicule d’une vérité qu’on ne connaîtrait que par elle («peut-on connaître la vérité p a r la Bible?»). C ’est la seconde question qui concerne la théologie dans le sens traditionnel de ce terme, à savoir le discours sur Dieu, en tant qu’il dérive de l’interprétation de l’Écriture. C ’est cette interprétation-là (visant à reconstituer une doctrine) qui se trouve être mise en cause - et par Meyer, et par Spinoza. En effet, Spi noza ne la trouve nullement opportune : Si les hom m es étaient sin cères dans le tém oign age qu’ils rendent de l ’É criture, ils auraient une tout autre règle de v ie ; leurs âm es ne seraient pas agitées par tant de co n flits et ils ne se combattraient pas avec tant de haine; un aveu gle et tém éraire désir d ’interpréter l ’Écriture et de d éco u vrir dans la religion des n ouveautés ne le s posséderait pas22.
L’interprétation est un mal, causé par le désir de domination et le besoin d ’originalité: «une passion démesurée d’exercer le sacerdoce s’est emparée du cœur des plus méchants et la pure ardeur de propager la religion de Dieu a été remplacée par une avidité, une ambition sor dides.»23 Elle est « téméraire » et « aveugle » parce qu’elle présuppose ce qui devrait être prouvé, à savoir la vérité de l’Écriture : ils «posent pour commencer la divinité de son texte intégral, alors que cela devrait être conclu d ’un examen scrupuleux du contenu»24.
18 19 20 21 22 23 24
(mais transposé en un registre philosophique) est également celui de Spinoza; cf. Eth. IV, prop. 37, schol. 1, II, p. 236 [Pléiade, p. 520], TTP, xiv, III, p. 176 [Pléiade, p. 807], TTP, xiv, III, p. 175 [Pléiade, p. 806], citant Jacques 2.17; «11 en est ainsi de la foi: si elle n’a pas d’œuvres, elle est morte en elle-même.» TTP, xiv, III, p. 176 [Pléiade, p. 808], TTP, xiv, III, p. 176 [Pléiade, p. 807], TTP, vii, III, p. 97 [Pléiade, p. 712], TTP, præf., III, p. 8 [Pléiade, p. 611], TTP, præf., III, p. 9 [Pléiade, p. 612],
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Mais l’interprétation est-elle possible? Traditionnellement, elle l’est, pour la raison que l’Écriture est inspirée par le Saint-Esprit. Selon Antonius Walæus (1573-1639) par exemple, exprimant l’opinion com mune des docteurs calvinistes, la Bible est absolument claire - principe fondamental de la Réforme, affirmé notamment contre les Catholiques - mais cette clarté ne revient qu’à l’ensemble. Si donc on se heurte à des textes obscurs, il est légitime de les éclairer en les comparant avec ceux qui sont clairs. C ’est là ce qu’on appelle interpréter l ’Êcriture p a r ellemême'. Pour être exact il faudrait dire que l ’Écriture Sainte est sa propre inter prète ou plutôt le Saint-Esprit parlant dans l ’Écriture; car com m e le so le il m ontre sa lum ière aux yeu x de l ’hom m e par lui-m êm e, sans aide étrangère, ainsi l ’Ecriture m ontre son vrai sens aux esprits des fid èles au m oyen des passages clairs; et s ’il y avait des p assages obscurs, e lle le m ontre par une com paraison avec ceux qui sont plus clairs25.
L’interprétation de l’Écriture «par elle-même» vise donc à reconsti tuer la doctrine exprimée dans l’Ecriture sans se servir d’autre chose que du texte de l’Ecriture. Mais il s’agit d’une doctrine, c ’est-à-dire d’un système articulé de vérités ne pouvant être connues que par l’in terprétation. L’objet de l’interprétation est de récupérer ce qu’on peut savoir p a r la Bible. Spinoza, au contraire, définit « l’interprétation de l’Écriture par elle-même» en tout premier lieu comme « l’histoire natu relle» de l’Écriture, donc l’ensemble de ce qu’on peut savoir sur la Bible (sa tradition, ses auteurs, sa langue, etc). En effet, l’interprétation «par elle-m êm e» s’occupe de la Bible comme objet historique et litté raire ; elle fournit une réponse à la première question énoncée ci-dessus, à savoir ce qu’on peut savoir sur la Bible. Elle fixe les limites de l’inter prétation en tant que telle (l’identification d ’une doctrine ou l’établisse ment de ce qu’on peut savoir p a r la Bible), la grande règle étant «de n ’attribuer à l’Écriture aucune doctrine qui ne découlerait pas avec la plus grande clarté de l’enquête historique [ex ipsius historia]»26. Le rap port entre les deux est celui de historia naturœ - la recherche des faits et interpretatio naturœ - la recherche des lois naturelles27. En effet, l’in 25 «Proprie loquendo Sacra Scriptura est sui ipsius interpres vel potius Spiritus Sanctus loquens in Sacra Scriptura: nam quemadmodum sol ipse suam lucem manifestât oculis hominum sine alieno auxilio, ita enim Sacra Scriptura verum sensum per aperta loca indicat intellectui fidelium: obscura vero loca quæ sunt, manifestât per comparationem cum clarioribus», Enchiridium religionis reformata:, 2' éd., p. 25. “ TTP, vii, III, 99 [Pléiade, p. 714], 27 TTP, vii, III, 102 [Pléiade, p. 717],
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terprétation de l’Écriture «par elle-même», telle qu’elle est entendue par Spinoza, fournit des arguments pour rejeter l’interprétation de l’É criture «par elle-même», telle qu’elle est entendue par les orthodoxes, laquelle, selon Spinoza, installe le doute au sein de la religion : Les commentateurs qui travaillent à réconcilier entre elles ces contra dictions manifestes [dans Esdras 2] font de leur mieux suivant leurs forces pour inventer une explication et dans leur adoration des lettres et des mots de l’Écriture, ne voient pas qu’ils exposent tout simplement au mépris, comme nous en avons déjà fait l’observation, les auteurs de la Bible, faisant d’eux des hommes qui ne savaient ni parler ni ordonner les matières de leurs discours. Ils ne font même rien d’autre que de rendre parfaitement obscur ce qu’il y a de clair dans l’Écriture; ca r si l ’on se perm ettait d ’expliquer partou t les Écritures à leur manière, il n ’y aurait pas un texte dont le vrai sens ne puisse être mis en doute™.
Notons toutefois que, parlant ici de l’extrême nécessité pour la masse de connaître les récits de l’Écriture, nous n’entendons pas dire que l’entière connaissance de tous ces récits soit nécessaire [...] Si en effet tous les récits de l ’Écriture étaient nécessaires p o u r prou ver cette doctrine et qu 'on ne pû t rien conclure en sa fa veu r que p a r la considération de toutes ces h istoires , certes la démonstration de cette doctrine et son
adoption finale excéderaient la compréhension et les forces non seule ment de la foule, mais de l’humanité en général29. Le premier argument de Spinoza est que, si deux passages (p, q) se contredisent (il est impossible que p&q), on ne peut pas savoir s’il faut se servir de p pour interpréter q (montrer que le vrai sens de q est p) ou de q pour interpréter p (montrer que le vrai sens de p soit q), étant donné que chaque passage de l’Écriture a autant d’autorité qu’un autre : Samuel nie de la façon la plus directe que Dieu revienne jamais sur un jugement (I Sam 15. 29). Jérémie au contraire affirme que Dieu regrette parfois le bien ou le mal qu’il voulait faire (Jér 18. 8-10). Qu’allonsnous faire? Ces deux déclarations ne s’opposent-elles pas directement l’une à l’autre? À laquelle des deux Alpakhar veut-il que nous réser vions l’explication métaphorique? Les deux propositions sont univer selles et contraires. L’une affirme directement ce que l’autre nie directe ment. Suivant la règle qu’il [Alpakhar] a énoncée, on serait obligé d’admettre que chacune est vraie et qu’elle doit, en même temps être rejetée comme fausse30.
28 TTP, x, III, p. 147-148 [Pléiade, p. 773], 29 TTP, v, III, p. 78 [Pléiade, p. 690], 30 TTP, xv, III, p. 184 [Pléiade, p. 817-818],
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L’argument ressemble à celui de Meyer, selon qui «clair» et «obs cur» sont des termes relatifs par rapport ou bien à l’usage et au sens commun, ou bien à la connaissance et à l’entendement. Or, étant donné qu’un passage obscur a autant d’autorité qu’un passage clair, l’explica tion de l’un par l’autre présuppose donc nécessairement le recours à une norme étrangère31. En tous cas, l’argument tourne contre les orthodoxes l’autorité absolue de l’Écriture : si elle est absolue, elle s’étend à tous les passages de l’Écriture, de sorte qu’on ne peut pas privilégier des pas sages particuliers parce qu’ils seraient «plus clairs». Le deuxième argument, historique et philologique, dérive de l’his toire naturelle de la Bible. Le principe orthodoxe est fondé sur l’idée que la Bible a un seul auteur, le Saint-Esprit. Mais, en réalité, la Bible n’est pas un livre, mais une collection de livres, écrits, non pas par un auteur, mais par plusieurs auteurs. Par conséquent, si l’on n’est pas cer tain (et comment le serait-on ?) qu’un auteur soit d’accord avec un autre, on ne peut pas expliquer les textes de l’un par ceux d’un autre: L es prophètes, en effet, n ’étant pas d ’accord entre eux sur les m atières d ’ordre sp écu latif et leurs récits étant étroitem ent adaptés aux préjugés propres à chaque siè c le , il ne nous est plus du tout perm is de conclure ce q u ’a voulu dire un prophète, à m oins qu’il ne soit établi avec une é v i den ce entière q u ’ils ont eu une seu le et m êm e m anière de voir32.
Enfin, même si son objet était « l’esprit » [ mens ] d’un auteur indivi duel, adressant un public spécifique, l’interprétation serait impossible: « notre méthode enseigne à rechercher seulement ce que les prophètes ont réellement vu et entendu, non ce qu’ils ont voulu représenter par ces images ; cela, on peut bien le conjecturer, non le déduire avec certitude des données fondamentales de l’Êcriture.»33 L’histoire naturelle de l’Écriture ne vise donc pas à reconstituer une doctrine ; tout ce qu’elle pro duit est ce qu’on pourrait appeler une interprétation littéraire. Par rapport à la théologie traditionnelle, l’interprétation de l’Écriture «par elle-même» aboutit donc à un double échec: non seulement il ne faut pas prendre l’Écriture comme une unité; elle se trouve aussi être profondément obscure. Les deux piliers de la théologie orthodoxe clarté de la Bible (il y a toujours un sens) et unité de la Bible (les pas sages obscurs s’expliquent par les passages clairs) - s’effondrent. Ce qu’on peut savoir sur la Bible prouve qu’on ne peut rien savoir p a r la Bible: 31 PhSSI, iii, 3, [Lagrée/ Moreau, p. 46-47]. 32 TTP, vii, III, p. 104 [Pléiade, p. 719-720]. 33 TTP, vii, III, p. 105 [Pléiade, p. 720],
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THEO VERBEEK Quant à la nature de D ieu , à la façon dont il voit toutes ch o ses et y pour voit, l ’Écriture n ’en seig n e rien expressém ent et com m e doctrine éter n elle sur ces points; au contraire, les prophètes eu x-m êm es ne s ’accor dent pas sur ces questions, nous l ’avons déjà montré. Il n ’y a donc lieu de rien poser com m e la doctrine du Saint-Esprit à ce sujet34.
L’interprétation proprement dite (l’identification de la doctrine) est impossible, étant donné qu’il n’y a pas une seule doctrine à identifier. Par conséquent, la théologie, en tant qu’elle va au-delà de l’histoire naturelle de l’Écriture, est impossible. Cependant, en d’autres passages Spinoza semble poser exactement le contraire : D e m êm e que dans l ’étude des ch o ses naturelles, il faut s ’attacher à la découverte des réalités les plus universelles et qui sont com m u n es à la nature entière [ ...] de m êm e dans l ’histoire de l ’Écriture nous cherche rons d ’abord ce qui est le plus universel, ce qui est la base et le fo n d e m ent de toute Écriture, ce qui enfin est recom m andé par tous le s pro phètes com m e une doctrine éternelle et de la plus haute utilité pour tous les hom m es. Par exem p le, q u ’il existe un D ieu unique et tout-puissant, qui seul doit être adoré, qui v eille sur nous et aim e par dessu s tout ceu x qui l ’adorent et aim ent leur prochain com m e eu x-m êm es, etc.35
Or, telle qu’elle est présentée ici, la «doctrine universelle» de l’Écriture est grosso modo identique à la «foi universelle» du ch 14, toute fondée sur l’idée « q u ’il existe un Être suprême aimant la justice et la charité, auquel tous pour être sauvés, sont dans l’obligation d’obéir et auquel ils doivent rendre un culte qui consiste en la pratique de la jus tice et de l’amour du prochain»36. Examinons donc le statut de cette foi «universelle» ou «catholique».
DIGRESSION: LA FOI UNIVERSELLE Selon une interprétation devenue classique, surtout en France, les «articles» de la foi universelle sont littéralement vrais. En effet, leur vérité pourrait être démontrée par la philosophie, à cette différence près que le philosophe en serait mathématiquement certain, tandis que le croyant devrait se contenter d’une certitude «m orale»37. Cette interpré 34 35 36 37
TTP, vii, III, p. 102-103 [Pléiade, p. 718], TTP, vii, III, p. 102 [Pléiade, p. 717-718], TTP, xiv, III, p. 177 [Pléiade, p. 809]. Alexandre Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Paris, Aubier, 1971, ch. 4.
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tation engendre des difficultés insolubles. Car, premièrement, le Dieu de la foi, donc de la foi universelle, est un Dieu qui veut être obéi, tan dis que le « Dieu » de la philosophie ne peut ni « vouloir» (sauf à travers une loi causale, universelle, intelligible) ni «être obéi» (sauf à travers un souverain temporel). Deuxièmement, le critère de la foi, donc de la foi universelle, n’est pas la vérité mais la piété: la foi « n ’exige pas des dogmes vrais en eux-mêmes mais des dogmes indispensables à la pra tique de l’obéissance»38. Troisièmement, Spinoza dit des articles de la foi que chacun doit les «adapter» [accommodare] à ses autres croyances : «D e même que la foi a jadis été révélée et enseignée confor mément à l’esprit et aux croyances des prophètes ainsi que de la foule de cette époque, de même chacun maintenant a l’obligation de l’adapter à ses propres croyances, afin de pouvoir y adhérer sans aucune résis tance de sa pensée et sans hésitation.»39 Quel est le sens de adaptation ? Selon Spinoza, on adapte le premier article de la foi (« il existe un Dieu ») en se représentant Dieu comme un feu, un esprit, une lumière, une pensée, etc. h'adaptation consisterait donc à donner au mot « Dieu » le sens qui s’accorde le mieux avec nos autres croyances : le matérialiste s’imaginera Dieu comme un feu ; le cartésien comme un esprit, le calvi niste comme un roi, etc. D ’autre part, la foi en tant que telle ne serait pas affectée par la fausseté du résultat, pourvu que le croyant puisse conti nuer à obéir: «un homme soumis à Dieu manifeste une foi pure, même si dans le détail toutes les croyances qu’il professe sont fausses.»40 Enfin, Y adaptation serait nécessaire, parce que sans elle la foi serait inefficace. En résumé, adapter la foi, c ’est interpréter des mots (« Dieu ») et des phrases (« il existe un Dieu »), en substituant le sens qui s’accorde le mieux avec ses autres croyances, vraies ou fausses, dans le but de rendre moralement efficaces des notions qui ne le sont pas en elles-mêmes. Essayons de préciser. Pour être vraie (ou fausse) une proposition doit avoir un sens. Or selon l’interprétation discutée, la phrase «il existe un Dieu» est vraie en elle-même; elle aurait donc un sens précis, indépen damment de son adaptation. Par conséquent, celle-ci consisterait à joindre à la proposition « il existe un Dieu » (qui a un sens et est vraie) une autre (ou bien vraie ou bien fausse) : (il ex iste un D ieu ) & (D ieu est un feu)
38 TTP, xiv, III, p. 176 [Pléiade, p. 808], 311 TTP, xiv, III, p. 179 [Pléiade, p. 811], 40 TTP, xiii, III, p. 172 [Pléiade, p. 803]
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Le résultat de cette adaptation sera faux lorsque la proposition ajou tée est fausse (comme dans l’exemple); vrai, lorsque la proposition ajoutée est vraie, par exemple : (il ex iste un D ieu )
& (D ieu est une substance consistant en une infinité d ’attributs)
Or, selon la philosophie, la proposition «Dieu n’est pas un feu» n ’exprime pas une vérité contingente, mais une vérité nécessaire. En effet, tout ce qu’on peut dire de Dieu comme nature naturante s’ex prime en des propositions nécessairement vraies. Dire que Dieu est un feu revient donc à énoncer une erreur conceptuelle. Par conséquent, affirmer l’existence de Dieu et dire en même temps qu’il est un feu (ou une lumière, ou une pensée, etc.), c’est comme dire qu’il existe des céli bataires mariés. Et pas plus qu’on ne dirait de quelqu’un qui croit qu’il existe des célibataires mariés qu’au moins il sait qu’il existe des céliba taires, on ne peut dire de quelqu’un qui croit que Dieu est un feu (un esprit, une lumière, etc.) qu’au moins il sait que Dieu existe. « Adaptée » par conjonction avec une proposition fausse, la proposition « il existe un Dieu» devient donc fausse aussi. Par conséquent, la proposition «il existe un Dieu» n’est pas vraie en elle-même, mais n’est vraie (ou fausse) que par son adaptation. Tel qu’il est employé par Spinoza, le mot «D ieu» n’est ni un nom, qui désigne un être ou une classe d’êtres (comme «m aison», «che val»), ni une notion explicative (comme «cause», «substance», «essence»). Il est donc possible de donner une description complète de la réalité et d’en fournir une explication vraie (y compris une explica tion de ce qu’on appelle « le code moral ») sans se servir du concept de Dieu. Le mot «D ieu» ferait donc partie d’un langage secondaire par rapport au langage de la philosophie, du langage de la religion - langage qu’on pourrait comparer à celui de la rhétorique. D ’autre part, le lan gage religieux ne serait même pas un langage, s’il n’y avait pas un schéma permettant son « interprétation », comme il en faut aussi pour des notions philosophiques comme «cause», «substance», «essence». Or ce schéma est précisé dans le texte même du premier article: «Il existe un Dieu, être souverainement bon et miséricordieux ou, en d’autres termes, modèle de vie vraie (verœ vitœ exemplar ).»41 Or, c ’est la philosophie qui apprend ce qu’est la «vraie vie». C ’est donc elle qui permet l’interprétation du mot «D ieu», «D ieu» désignant tout objet qui
41 TTP, xiv, III, p. 177 [Pléiade, p. 809],
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puisse servir de « modèle » pour une vie morale. Par conséquent, le sens de « il existe un Dieu » n’est pas d ’affirmer l’existence d’un être mais de dire qu’une interprétation du mot « Dieu » est possible ou, autrement dit, qu’il existe des objets qui puissent servir de «m odèles» pour une vie morale42. Si nous revenons maintenant à l’interprétation de l’Écriture, il est évident que dans la mesure où la «doctrine universelle» de l’Écriture coïncide avec «la foi universelle», elle n’est pas réellement une doc trine, c ’est-à-dire un système d’idées vraies ou fausses. En effet, tout ce qu’on dit en identifiant la «doctrine» de l’Écriture comme la foi uni verselle, est que l’Écriture se sert d’un langage religieux, ou encore, que l’Écriture est un texte religieux. D ’autre part, le rôle de l’interprétation de l’Écriture serait d ’aider le lecteur à changer l’Écriture en un texte moralement efficace. Le juge ultime est, comme dans la théologie orthodoxe, le Saint-Esprit, sauf que chez Spinoza il n’est rien que l’état d’esprit produit par une action vertueuse : Le témoignage du Saint-Esprit ne concerne que les bons ouvrages, les quels par conséquent sont appelés par Paul (Gai 5.22) les fruits du SaintEsprit; en effet, lui-même [le Saint-Esprit] n’est rien que le repos [acquiescentia] de l’âme, produit par les bons ouvrages43. L’Écriture n’étant divine (« inspirée par le Saint-Esprit») que dans la mesure où elle invite ses lecteurs à la piété, chaque lecture qui produit des actions morales (« religion ») est par définition divine, car capable d’être confirmée par «le Saint-Esprit» (la satisfaction intérieure qui est le produit de la vertu). Par conséquent, il existe autant d’interprétations légitimes de l’Écriture qu’il existe des lecteurs vraiment pieux. Autant dire que, lectures impies mises à part, il v a une multiplicité d’interpré tations légitimes et donc autorisées de l’Ecriture. Du coup, il sera néces saire d’écarter tout ce au nom de quoi telle ou telle interprétation parti culière (mais toujours «pieuse») pourrait réclamer pour elle-même une autorité particulière.
42 Comparer la phrase « il existe un souverain bien», et la phrase «il existe des anti podes ». La deuxième phrase est une affirmation sur la réalité ; mais le sens de la pre mière phrase est de dire que l'expression «souverain bien» a un sens. 43 TTP, xv, III, p. 187-188 [Pléiade, p. 823]; «M ais le fruit de l’esprit est amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, douceur, maîtrise de soi» (Gai. 5.22).
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AUTORITÉ ET THÉOLOGIE On peut penser à trois sources possibles d’autorité. En premier lieu, Spinoza lui-même favorise l’interprétation de l’Écriture «par ellem êm e», c ’est-à-dire l’étude «scientifique» (historique, philologique) de la Bible. Par conséquent, une interprétation qui ferait état de l’en quête scientifique pourrait être préférable à (avoir plus d ’autorité que) une autre qui ne le ferait pas. En second lieu, le souverain est, par défi nition, l’interprète de la volonté de Dieu. Par conséquent, une interpré tation autorisée par le souverain pourrait avoir plus d ’autorité qu’une autre qui ne le serait pas. Enfin, en troisième lieu, le seul juge de la vérité est la raison. Par conséquent, parmi les interprétations pieuses, celles qui sont les plus conformes à la raison pourraient avoir plus d’au torité que celles qui le seraient moins. Quant à « l’interprétation de l’Écriture par elle-même», étant donné que l’Écriture est un objet particulier, son examen prend la forme d’une étude empirique (historique, philologique). Or, on l’a vu, le résultat de cette étude est double: d ’une part, elle montre que l’herméneutique orthodoxe est sans fondement; d’autre part, elle fait voir que la seule «doctrine» de l’Écriture (celle qui est partagée par tous ses auteurs) est la foi universelle, donc que la Bible est un texte «pieux». Par consé quent, tout ce que fait « l’interprétation par elle-même» à l’égard de la lecture «pieuse» de la Bible, c’est qu’elle y donne sa bénédiction scien tifique. En fait, Spinoza sépare très nettement l’étude scientifique et la lecture simplement pieuse. En particulier, il abandonne le principe que l’Écriture doit se lire en langue originale: «tout ce qui est nécessaire pour le salut peut être aisément saisi dans n ’importe quelle langue, et sans qu’on comprenne les arguments, parce que tout cela est très acces sible et très facile.»44 Quant à l’autorité du souverain, elle intervient sans doute, mais à un stade plus reculé. En effet, parmi les « signes » invoqués pour prouver « l’autorité» des prophètes, le principal est la moralité de leur doctrine et de leurs mœurs. Mais ce signe doit être apprécié en tant que tel. C ’est ce qu’on peut faire ou bien par la raison (car «tous leurs enseignements moraux s’accordent pleinement avec la raison»)45 ou bien par la Loi: « On peut accorder que les prophètes qui ne prophétisaient rien de nou veau mais seulement ce qui est contenu dans la Loi de Moïse, n’ont pas eu besoin de signe, parce qu’ils étaient confirmés par la Loi.»46 Or le 44 TTP, vii, III, p. 115 [Pléiade, p. 731-732], 45 TTP, xv, III, p. 186 [Pléiade, p. 821], 46 TTP, ii, III, p. 32 [Pléiade, p. 637],
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recours à la Loi est le recours à un système de valeurs existant, imposé ou bien par le souverain ou bien par « Dieu » (mais comme celui-ci n’est obéi qu’à travers le souverain, c ’est toujours le souverain). Par consé quent, en faisant état de la moralité des prophètes, on obéit, implicite ment, au souverain. Inversement, c ’est le souverain qui, indirectement, confère de l’autorité à l’Écriture. À l’époque moderne, où l’Écriture n’est plus identique à un système de lois positives, cela suffit. En effet, si le souverain moderne essayait d’autoriser une interprétation particu lière, il compromettrait sa propre autorité (étant donné la diversité des croyances dans la société moderne). Enfin, quant aux interprétations « philosophiques », on a déjà évoqué plus d ’une fois la question de l’autorité de la raison, principalement pour dire qu’elle est imaginaire. En effet, la raison n ’exerce pas A’im pe rium'. «plus on regarde un homme comme libre, moins on pourra dire qu’il pourrait ne pas se servir de la raison ou ne pas préférer le bien au mal.»47 La raison fonde un régime de liberté qui est incompatible avec l’obéissance : « les lois divines ne nous paraissent des lois qu’autant que nous en ignorons la cause; sitôt cette cause connue, elles cessent d’être des lois et nous les embrassons comme des vérités étemelles.»48 La rai son ne confère donc aucune autorité (au sens propre) à telle ou telle ou interprétation de l’Écriture. La philosophie (le domaine de la vérité) et la théologie (le domaine de la moralité se fondant sur l’image d ’un Dieu législateur) sont entièrement séparées. Cependant, l’existence d ’une théologie universitaire (donc «scientifique») demande une étude plus particulière. C ’est l’objet de la discussion de Maïmonide et d’Alpakhar. D ’après Alpakhar, tel qu’il est rendu par Spinoza, on peut poser comme règle universelle : Tout ce que l ’Écriture en seig n e dogm atiquem ent et affirm e en term es exprès doit être accepté com m e absolum ent vrai, sur la seule autorité de l ’Ecriture, et jam ais il ne se trouvera dans la B ib le aucun d ogm e, su s cep tib le de s ’opposer directem ent au premier. Tout au plus, une contra diction éven tu elle pourrait-elle porter sur le s con séq u en ces de ce d ogm e, du fait que les exp ression s de l ’Écriture sem blent souvent im p li quer le contraire de son en seign em en t exprès. S eu ls les p assages de cette catégorie devraient être expliqués m étaphoriquem ent49.
47 TP, ii, § 7, III, p. 279 [Pléiade, p. 925-926], 4* Adn. in TTP. xxxiv, III, p. 264 [Pléiade, p. 838"]. 4g TTP, xv, III, p. 182 [Pléiade, p. 814], Sur Jehudah Alpakhar (ou Judah Alfagar), voir Julius Guttmann, Die Philosophie des Judentums, Abt. I, Bd. 3, München, Ernst Reinhardt, 1933, p. 208-209 ; Daniel J. Silver, Maimonidean criticism and the Maimonidean Controversy 1180-1240, Leiden, Brill, 1965, p. 174-180.
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Spinoza lui oppose la critique déjà connue, que l’interprétation de l’Écriture par elle-même (telle qu’elle est entendue par les Orthodoxes) est impossible50. C’est au contraire le résultat de sa propre «interpréta tion par elle-même» (donc de l’application de la méthode critique) qu’il oppose à Alpakhar: «Je ne vais même pas lui reprocher de ne s’être point aperçu que l’Écriture se compose de livres différents, rédigés à des époques différentes, pour des lecteurs différents, par des auteurs dif férents.»51 Cependant, derrière le postulat de l’unité de l’Écriture - unité garantie par le Saint-Esprit - se trouve celui de l’autorité de l’Écriture autorité également garantie par le Saint-Esprit. Ce dernier postulat, essentiel pour l’herméneutique orthodoxe, est également attaqué par Spinoza: [...] une fois trouvée la vraie signification d’un passage, on doit néces sairement faire jouer son jugement et sa raison, pour décider si l’on y donnera son assentiment ou non. Persiste-t-on à soutenir que la raison, en dépit de la résistance qu’elle oppose, doit être entièrement soumise à l’Écriture? Cette soumission se fondera-t-elle alors sur la raison, ou sera-t-elle une conduite aveugle? Dans le second cas, nous agirions comme des insensés et sans faire usage de notre jugement. Dans le pre mier, nous obéirions à la seule raison en donnant notre adhésion à l’Écriture, mais alors, cela va sans dire, nous ne donnerions pas notre adhésion à un texte déraisonnable; car, je vous le demande, comment notre esprit donnerait-il jamais son adhésion à une croyance contestée par la raison52? Les difficultés sont en partie celles de Meyer, en partie originales. Comme Meyer, Spinoza expose la contradiction inhérente de la straté gie orthodoxe: l’interprétation de l’Écriture «par elle-même» n’est jus tifiée que si l’on admet qu’elle contient la vérité et rien que la vérité (donc que l’Écriture a une autorité absolue), mais elle ne peut être pra tiquée que si l’on a une certaine conception de la vérité (donc si la rai son a une autorité aussi grande que l’Écriture). D ’autre part, on ne peut accepter une chose comme vraie ou fausse sans qu’intervienne la raison. La position d’Alpakhar est donc absurde. D ’autre part, selon Maïmonide, tel qu’il est rendu par Spinoza, «chaque passage de l’Écriture admet plusieurs sens et même des sens opposés, et nous ne pouvons savoir quel est le vrai sens d’aucun passage 50 Son propre assentiment à ce principe n’a pas le même sens; cf. TTP, xv, III, p. 182 [Pléiade, p. 815]; cf. TTP, vii, III, p. 100-101 [Pléiade, p. 714-716], 51 TTP, xv, III, p. 182 [Pléiade, p. 816], 52 TTP, xv, III, p. 181-182 [Pléiade, p. 815],
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qu’autant que nous savons qu’il ne contient rien, tel que nous l’inter prétons, qui ne s’accorde avec la raison ou qui la contredise». Par conséquent, « si le sens littéral contredit la raison, aussi clair qu’il puisse paraître, il faut l’interpréter autrement»53. Cela est illustré par un long extrait du Guide des égarés: Sachez que si nous refusons de dire que le monde a été de toute éternité, ce n’est pas à cause des textes qui se rencontrent dans l’Écriture au sujet de la création du monde. Car les textes enseignant que le monde a été créé ne sont pas plus nombreux que ceux qui enseignent que Dieu est corporel, et rien ne nous empêcherait d’expliquer ces textes relatifs à la création; nous n’aurions même pas été embarrassé pour les interpréter en procédant comme nous l’avons fait quand nous avons refusé d’attri buer à Dieu un corps [...] Je ne l’ai pas voulu cependant et je refuse de le croire pour deux raisons: 1) On démontre clairement que Dieu n’est pas corporel, il est donc nécessaire d’expliquer tous les passages dont le sens littéral contredit à cette démonstration ; car nécessairement il existe en pareil cas une explication. Au contraire nulle démonstration ne prouve que le monde soit éternel; il n’est donc pas nécessaire de faire violence aux Écritures pour les accorder avec une opinion simplement spécieuse, et à laquelle nous avons quelque raison au moins d’en préfé rer une contraire. 2) Croire que Dieu est incorporel n’a rien de contraire aux croyances sur lesquelles se fonde la Loi, etc., tandis que croire le monde éternel, comme l’a fait Aristote, c’est enlever à la Loi son fon dement54. L’exemple n’est pas des plus heureux, puisqu’en l’occurrence Maïmonide préfère une interprétation littérale. Aussi Spinoza est-il forcé de reformuler sa position dans un sens conditionnel : S’il était rationnellement établi pour lui [Maïmonide] que le monde est éternel, il n’hésiterait pas à faire violence à l’Écriture et à l’expliquer de façon qu’elle parût l’enseigner. Bien plus, il serait immédiatement assuré que l’Écriture, quoi qu’elle pût protester, a voulu enseigner l’éternité du monde55. Maïmonide a encore un second argument pour récuser une interpré tation métaphorique, à savoir la Loi. En effet, d ’après un passage non cité par Spinoza, l’idée que le monde est étemel compromettrait la croyance aux miracles et annulerait tous les espoirs et les menaces
53 TTP, vii, III, p. 113 [Pléiade, p. 730], 54 TTP, vii, III, p. 113-114 [Pléiade, p. 730], 55 TTP, vii, III, p. 114 [Pléiade, p. 730],
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contenus dans la Loi56. «M aïm onide» ne doit donc pas être vu comme défenseur d’un rationalisme socinien ou autre. En fait, sa position ne se distingue guère de celle que Spinoza attribue à « la plupart des théolo giens»: La plupart des théologiens [com m unes theologï] - lorsqu’ils ont pu se rendre com pte d ’après la lum ière naturelle que l ’une ou l ’autre de ces caractérisations [que D ieu ait des mains, des pieds, qu’il sièg e com m e roi, etc.] n ’était point en accord avec la nature divine - ont prétendu qu’il fal lait avoir recours à une interprétation métaphorique mais qu’on devrait accepter au contraire à la lettre les notions qui passent leur com préhension. M ais si tous les passages de l ’Écriture inacceptables à la lum ière naturelle devaient être compris métaphoriquement, il faudrait admettre que son texte n ’aurait pas été écrit pour la foule inculte ; il aurait été destiné exclu sivem ent à des lecteurs très savants et surtout à des philosophes57!
D ’abord, il y a la même distinction - implicite chez «M aïm onide» (comme le prouve l’exemple même de l’éternité du monde), mais expli cite chez « la plupart des théologiens » - entre ce qui est contre la raison et ce qui surpasse la raison : ce qui surpasse la raison est littéralement vrai (parce que la Bible contient la vérité et rien que la vérité), mais ce qui est contre la raison doit être interprété d’une façon métaphorique (pour la même raison, à savoir que la Bible contient la vérité et rien que la vérité). Et, comme on verra, dans les objections contre «M aïm o nide», il y a la même conclusion que les philosophes jouissent d ’une autorité spéciale. Concluons que «M aïm onide» est très proche du «commun des théologiens». Spinoza a trois objections : la première, que si « Maïmonide » avait raison, on ne pourrait être certain d ’aucun sens, car, «tant que la vérité n ’est pas établie, nous ne savons si ce que dit l’Écriture s’accorde avec la raison ou la contredit, et nous ignorons par suite si le sens littéral est vrai ou faux»; la seconde que «presque tout ce que contient l’Écriture est impossible à déduire des principes connus par la lumière naturelle»; la troisième que «le peuple, qui ignore le plus souvent les démonstra tions ou est incapable de s’y appliquer, devrait ne rien pouvoir admettre au sujet de l’Écriture que sur l’autorité ou par le témoignage des doc teurs et il lui faudrait, par suite, simposer que les philosophes sont infaillibles dans l’interprétation de l’Ecriture»58. 56 Guide o f the perplexed, trad. Shlomo Pines ; introd. Léo Strauss, Chicago, The University of Chicago Press, 1963, II, xxv, p. 328. 57 TTP, xiii, III, p. 172 [Pléiade, p. 802], 58 TTP, vii, III, p. 115 [Pléiade, p. 731].
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Aucune de ces objections n’est évidente. Dans la première, Spinoza semble raisonner ainsi. Supposons que la Bible ne contient que des pro positions vraies ; alors on ne peut connaître le vrai sens d’aucune propo sition sans connaître la vérité qu’elle exprime. La présupposition cachée est double: d’une part que «connaître une vérité» est «connaître la vérité au moyen de la réflexion» et d’autre part - mais en réalité cela suit de ce qu’on vient de dire - que la distinction entre ce qui est contre la raison et ce qui surpasse la raison n’a pas de sens. La raison person nelle de Spinoza pour souscrire à cette dernière supposition est sans doute que la réalité est intelligible: «De la nécessité de la nature divine doivent suivre une infinité de choses en une infinité de modes, c’est-àdire tout ce qui peu t tom ber sous un entendement infini.»59 Mais peutêtre faut-il aller plus loin et dire que s’il ignore la distinction entre ce qui est contre la raison et ce qui surpasse la raison, c ’est qu’il croit que, étant donné les principes de «M aïmonide », il est impossible de la faire. Pourquoi? Probablement parce que le principe de l’autorité de l’Écriture (principe accordé par «M aïm onide») le défend. En effet, comme l’autorité de l’Écriture est absolue, elle vaut et pour les passages qui sur passent la raison et pour ceux qui sont contraires à la raison. Si donc on subordonne l’autorité de l’Écriture à celle de la raison dans ceux qui sont contraires à la raison, il n’y a plus de raison pour la respecter dans ceux qui surpassent la raison. Retenons que la distinction entre passages contre la raison et passages au-dessus de la raison, ne peut être faite. On pourrait croire que, dans la seconde objection, Spinoza s’incline devant le principe théologique que certaines vérités surpassent la raison, mais notre analyse du premier argument a montré que c’est faux. Une autre solution serait que l’Écriture s’occupe de faits contingents, qui pas plus que les faits rapportés dans le Figaro , ne peuvent être déduits de principes généraux. Une explication dans ce sens se trouve presqu’au début du ch.vii : L’Écriture traite très sou ven t de ch oses qui ne peuvent être déduites de principes connus par la lum ière naturelle; ce sont des histoires et des révélations qui en form ent la plus grande partie; or les histoires co n tien nent principalem ent des m iracles, c ’est-à-dire [ ...] des récits de faits in solites de la nature adaptés aux opinions et aux ju gem en ts des h isto riens qui les ont écrits ; les révélations, elles, sont adaptées aux opinons des prophètes, de sorte q u ’e lle s dépassent réellem ent [ ...] la com p ré hension hum aine60.
59 Eth, I, prop. 16 [Pléiade, p. 327], 60 TTP, vii, III, p. 98-99 [Pléiade, p. 713].
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La formule est nettement ambiguë. En effet, si l’on peut dire qu’un miracle «dépasse la compréhension humaine», ce n’est pas parce qu’il s’agirait d’un événement qui sort de l’ordre intelligible de la nature cela est évidemment impossible - mais que celui qui l’a rapporté ne l’a pas compris : «les anciens ont tenu pour miracle tout ce qu’ils ne pou vaient expliquer par des moyens communs.»61 En réalité, nous devons exercer notre jugement, même à l’égard de miracles : N ou s pouvons donc conclure que tout ce que l ’Écriture présente com m e étant vraiment arrivé s ’e st produit nécessairem ent suivant les lo is de la nature, com m e tout c e qui arrive; et s ’il se trouve quelque fait duquel on puisse prouver apodictiquem ent q u ’il contredit aux lois de la nature ou n ’a pas été produit par e lle s, on devra croire pleinem ent que c ’est une addition faite aux L ivres sacrés par des hom m es sacrilèges. Tout ce qui est contraire à la nature est contraire à la raison ; et ce qui est contraire à la raison est absurde et doit être rejeté62.
Un miracle ne dépasse la raison que dans la mesure où, par défini tion, le récit d’un «m iracle» - c ’est-à-dire un récit qui présente un évé nement naturel comme s’il était surnaturel - est fait par quelqu’un qui ne se sert pas de la raison. Pareillement, les révélations (le code moral perçu par l’imagination prophétique) «dépassent la compréhension humaine», non pas parce que le code moral serait absolument inintelli gible, mais parce que son expression verbale appartient à un niveau intellectuel inférieur à la raison. Encore une fois, cela n ’implique pas qu’on ne puisse pas juger les révélations ; au contraire : Quant aux en seign em en ts m oraux contenus dans les L ivres, bien q u ’on les puisse dém ontrer par d es notions com m u n es, on ne peut cependant pas, par ces notions, dém ontrer que l ’Écriture donne c e s en se ig n e m ents : cela ne peut s ’établir que par l ’Écriture e lle-m êm e63.
On peut démontrer qu’une proposition biblique est vraie; on ne peut pas démontrer, à partir d’axiomes et de définitions, qu’un livre (l’Ecriture) contienne des propositions vraies. En effet, il faudrait le lire, ou l’interpréter, pour connaître son contenu (son « sens vrai ») ; et réfléchir sur ce contenu pour savoir s’il est vrai. Par conséquent, Spinoza ne nie pas que l’Écriture contient des vérités rationnelles; ce qu’il nie, c ’est qu’on puisse en être certain sans l’avoir examinée - par la raison. En effet, ce qu’il nie est que l’Écriture ait de l’autorité. 61 TTP, vi, III, p. 84 [Pléiade, p. 696], 62 TTP, vi, III, p. 91 [Pléiade, p. 705]. 63 TTP, vii, III, p. 99 [Pléiade, p. 713],
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Enfin, dans le troisième argument Spinoza tire la conclusion que selon les principes de «M aïm onide», les philosophes jouiraient d’une autorité spéciale, étant donné que ce sont eux qui font une étude de la vérité. Par rapport au second argument, le nouvel élément est celui de l’autorité d’un interprète particulier: comme la connaissance de la vérité et l’usage de concepts abstraits est réservé aux philosophes, on ne peut pas affirmer que la Bible contienne la vérité et rien que la vérité sans attribuer une autorité spéciale aux philosophes (qui, après tout, sont des spécialistes en la connaissance de la vérité). La position de Spinoza est donc celle de M eyer: attribuer de l’autorité à l’Écriture et demander une interprétation autorisée de l’Écriture crée des difficultés insurmontables, car, pour que l’interprétation d’un texte auquel on attri bue de l’autorité ait elle-même de l’autorité, il faut un instrument qui possède autant d ’autorité que le texte. Par conséquent, dire que l’Écriture contient la vérité (attribuer de l’autorité à l’Écriture) serait affirmer, d’une part, que les auteurs de l’Écriture étaient des philosophes et, d’autre part, qu’on ne peut interpréter l’Écriture qu’en ayant recours à la philosophie : un philosophe ne peut être compris que par un philosophe. Aussi les postulats attribués par Spinoza à «M aïmonide» sont-ils les suivants : Il su p p ose d ’abord que les prophètes sont d ’accord entre eux sur tous les points et ont tous été de très grands philosop h es et de très grands th éo lo g ien s [ ...] ce qui e st faux. Il suppose en second lieu que le sen s de l ’Ecriture ne peut s ’établir par l ’Ecriture m êm e; car la vérité sur les ch oses ne peut s ’établir à partir de l ’Écriture (qui ne démontre rien et n ’en seig n e pas les ch oses dont elle parle, par des définitions et des causes prochaines) [ ...] E nfin, il suppose qu’il nous est permis d ’expliquer, de torturer les paroles de l ’Ecriture selon nos opinions préconçues64.
La vérité étant une, dire que l’Écriture contient la vérité implique que tous ses auteurs connaissent la vérité et en sont d’accord. D’autre part, que l’Écriture contienne la vérité (l’autorité de l’Écriture) ne peut être déduit ni de la raison ni de l’Écriture elle-même: c’est un préjugé. Par conséquent, toute interprétation de la Bible fondée sur ce préjugé fait violence au texte. En fait, la méthode de « Maïmonide » - donc, du com mun des théologiens - «détruit toute la certitude sur le vrai sens de l’É criture que le peuple puisse avoir par une lecture sincère»65. Les théolo giens causent de la confusion parmi ceux à qui l’Écriture s’adresse, parce qu’en interprétant l’Écriture, ils se servent de la philosophie, qui est une 64 TTP, vii, III, p. 115 [Pléiade, p. 732] 65 TTP, vii, III, p. 116 [Pléiade, p. 733],
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étude difficile et spécialisée. Leur faute principale cependant est d’attri buer de l’autorité à l’Écriture. De cette faute découlent toutes les autres, notamment celle de demander une interprétation autorisée. Les différences entre «M aïm onide» et «Alpakhar» sont moins grandes qu’il ne semble. En fait, ils représentent deux attitudes fonda mentales de la théologie orthodoxe: l’une (Alpakhar) consciente, qui consiste à affirmer l’autorité absolue de la Bible et à n’admettre, pour l’interpréter, aucun instrument étranger; l’autre (Maïmonide) refoulée, qui ne rejette pas l’usage de disciplines ancillaires, comme la philoso phie. En effet, la critique de «M aïm onide» aussi bien que de «A lpa khar» se réduit à rejeter toute conceptualisation de la «théologie au sens strict» (foi ou parole de Dieu), donc à repousser la «théologie au sens large» (discours sur Dieu), principalement parce qu’elle crée de la confusion.
CONCLUSION Ce qui semble avoir empêché les commentateurs de voir clair dans le Traité théologico-politique, est à la fois une conception de la vérité et
une conception de la tolérance qui, ni l’une ni l’autre, ne sont du XVIIe siècle. Par ailleurs, une partie du trouble est causée sans doute par le fait que le christianisme lui-même a changé, au point qu’il serait difficile de trouver un chrétien moderne qui ne soit plus proche de Spinoza que de ses adversaires orthodoxes. Pour terminer cet essai, je voudrais briève ment commenter ces points. 1. L’idée que, à un niveau inférieur, la religion représente la vérité de la philosophie ou une vérité de la philosophie - ou que la religion n ’est pas absolument fausse - exerce une attraction particulière sur ceux qui, sans être croyants, ne veulent pourtant rompre avec la tradition culturelle et intellectuelle de la foi. Toutefois, cette idée présuppose ou bien une conception dialectique de la vérité (qui permettrait de voir la religion comme un stade dans l’histoire de la vérité) ou bien une conception idéaliste de la vérité (qui permettrait d’accepter comme « vraies » des représentations non-conceptuelles et non-discursives). Or, à mon avis, Spinoza a de la vérité une conception car tésienne, qui veut que la connaissance de la vérité soit certaine, donc qu’une vérité soit certainement vraie et que la négation d’une vérité soit certainement fausse; en effet, c ’est là la définition de certitude. Par conséquent, s’il est démontré, par des idées « adéquates » (claires et distinctes), que « Dieu » ne peut pas vouloir de la façon d ’un légis lateur, c ’est-à-dire en voulant certains actes sans les causer, l’idée
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d’un Dieu législateur est certainement fausse (bien qu’elle puisse être moralement efficace). Au surplus, selon les principes de Spi noza, un parallélisme entre deux connaissances - l’une moralement certaine, l’autre mathématiquement certaine - n’est possible que pour des objets qui sont connus et par l’imagination et par l’entende ment, ou, autrement dit, pour des objets qui font une impression sur le système nerveux - objets matériels et objets qui ont une analogie avec des objets matériels (objets géométriques) - mais il est impos sible par rapport à des objets invisibles : En effet, les seuls yeu x par lesq u els on voit le s ch o ses in visib les et les objets de l ’esprit, sont le s dém onstrations. Par conséquent, ceu x qui n ’ont pas de dém onstrations, en ignorent tout. En effet, lorsqu’ils par lent de ces ch o ses par ouï-dire, c ’est aussi peu l ’expression d ’une pen sée ou d ’un esprit que le s m ots d ’un perroquet ou d ’un autom ate66.
La seule manière de connaître «D ieu» est à partir d’axiomes et de définitions. Dieu ne faisant aucune impression sur le système ner veux - sauf en tant qu’il s’exprime dans l’attribut de l’étendue - on ne peut pas le connaître par l’imagination. En effet, s’il est impos sible de connaître Dieu par l’interprétation de l’Écriture, la raison est que les auteurs de l’Écriture se sont servis de l’imagination. 2. Ce qui prête à confusion est que dans la mesure où elles produisent le même com portem ent - comportement qu’on peut appeler «reli gion » - il existe néanmoins un accord (plutôt une équivalence pra tique) entre la foi (la théologie) et la philosophie, situé au niveau du code moral. Celui-ci le croyant le perçoit comme la volonté d’un Dieu législateur, tandis que le philosophe le comprend comme une vérité étemelle. Cependant, en cette formule, la différence est plus importante que l’accord. Car, pour que le philosophe fasse un acte de vertu, il suffit qu’il comprenne une vérité; mais pour que le croyant fasse la même chose il est nécessaire pour lui d’associer un précepte avec la notion, fausse, de son auteur, Dieu, qui lui commande d’obéir. Sur le plan de la vérité, il existe donc une disparité radicale entre la religion et la philosophie ; l’une est aussi certainement fausse que l’autre est certainement vraie. Le sens de la séparation de la phi losophie et de la théologie n’est pas de créer un terrain neutre où la philosophie n’aurait aucun droit, mais de tirer de la fausseté de la foi la conclusion que du point de vue de la vérité il n’y a aucune raison de privilégier une dénomination particulière. “
TTP, xiii, III, p. 170 [Pléiade, p. 800],
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3. Le véritable objet du Traité théologico-politique n’est ni de revendi quer la liberté de la religion ni de plaider la liberté de juger ou d’ex primer ses pensées, mais de réclamer la liberté de philosopher. Or, lorsqu’un philosophe parle de philosophie, ce dont il veut parler, c ’est généralement sa propre philosophie; lorsqu’il adopte une méthode cartésienne, il croira au surplus que cette philosophie est vraie. L’objet du Traité théologico-politique est donc de revendiquer pour Spinoza le droit de chercher la vérité et d ’en tirer toutes les conclusions pratiques - morales, politiques, religieuses - d’autant plus qu’aucune de ces conséquences ne menace l’autorité du souve rain. Au contraire, le résultat principal de la philosophie vraie est un renforcement des droits du souverain. Enfin, le seul argument pour la « tolérance » est que, étant donné la diversité intellectuelle et reli gieuse de la société moderne, le souverain compromettrait son auto rité en essayant d’imposer une croyance qui, forcément, serait reje tée par une partie importante de la population.
Théo
V erbeek
Université d'U trecht
THÉORIES DE LA MATIÈRE ET ANTISPINOZISME EN ANGLETERRE: ROBERT BOYLE ET LES BOYLE LECTURES It is not a week ago, since I saw a letter, that informed me, that Spinosa, a Jew first, after a Cartesian, and now an atheist, is supposed the author of Theologico-Politicus - 1 suppose, you may have seen the book1. Voilà ce qu’écrivait le philosophe néoplatonicien Henri More à son ami Robert Boyle quelques mois après la parution du Tractatus theologico-politicus de Spinoza. Par ces mots, More faisait écho aux informa tions reçues de ses amis hollandais et, tout particulièrement, du théolo gien remontrant Philippus van Limborch, autour de la publication de l’œuvre de Spinoza, en proposant de nouveau au savant anglais le juge ment quasi unanime qui, jusque là, avait accompagné la publication du Tractatus theologico-politicus.
1. - LES PRINCIPES DES CHOSES Boyle ne fut guère surpris de la parution de l’œuvre du philosophe hollandais. Au contraire, au cours des années 1660, il avait été informé par Henry Oldenburg, ami et secrétaire de la Royal Society, de ce que Spinoza était en train d’élaborer dans son refuge de Rijnsburg. Olden burg avait rencontré le philosophe en juillet 1661 et s’était engagé par la 1
Robert Boyle, The Works o f the honour. Robert Boyle, London 1772, 6 vol., rep. Hildesheim, G. Olms 1966, VI, 514. Pour la datation de la lettre de More à Boyle, voir: Alan Gabbey, «Philosophia Cartesiana Triumphata: Henry More (16461671)», Problems of Cartesianism, édité par Th. M. Lennon, J. M. Nicholas, J. W. Davis, Kingston and Montréal 1982, 171-250, partie. 248-249. Sur les rapports entre More et Boyle voir John Henry, «Henry More versus Robert Boyle: the spirit o f na ture and the nature o f providence», S. Hutton, éd., Henry More (1614-1687) Tercentenary Studies, Dordrecht/Boston/London, Kluwer Academic Publishers 1989, 55-
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suite à maintenir le contact avec le penseur hollandais ainsi qu’à appro fondir, par le moyen d ’une correspondance imposante, certaines réflexions philosophiques communes autour de la métaphysique, de la science et de la théologie. Cette correspondance permet de saisir, non seulement la critique qu’adresse Oldenburg aux idées de Spinoza, mais aussi d’appréhender les moments les plus significatifs du rapport BoyleSpinoza en ce qui concerne les problématiques physico-expérimentales et les questions philosophiques et religieuses. Boyle, qui se méfiait de tout système métaphysique ou de toute pré tendue explication naturelle et exhaustive, se tournait plutôt vers l’ex périmentation, les preuves et les témoignages, proposant ainsi une voie mitoyenne entre rationalisme et fidéisme. Spinoza, quant à lui, ayant fait siennes les raisons du mécanisme et du rationalisme, procède à une critique serrée des sciences et des idéologies afin de redonner à l’homme sa liberté et sa béatitude. Bien que partageant l’exigence de connaître rationnellement la réalité humaine et d’approcher la nature divine, les deux penseurs parviennent à des conclusions épistémologiques et philosophiques assez différentes, conclusions que se propo sent une nouvelle fois, en une confrontation problématique, dans la pensée philosophique et scientifique moderne. L’échange d ’opinions intervenu entre Boyle et Spinoza ne peut pas, en effet, se limiter à un simple épisode de la biographie intellectuelle de deux auteurs, mais pré figure plutôt le rapport entre philosophie et science qui prendra l’avantscène de la culture européenne dans la seconde moitié du dix-septième siècle et du siècle suivant, tout en conditionnant l’attitude qu’une partie de la culture anglaise aura à l’égard de Spinoza2. __ 26______ 2
Sur le milieu scientifique anglais et sur The Royal Society, voir Michael Hunter, Science and Society in Restoration England, Cambridge, Cambridge University Press 1981; Id., The Royal Society and its Fellows, 1660-1700, Oxford, BSHS 1982; Id., Science and the Shape o f Orthodoxy. Intellectual Change in Late Seventeenth-Century Britain, Woodbndge, The Boydell Press 1995. Sur la diffusion de la pensée de Spinoza en Angleterre, voir T.J. De Boer, « Spinoza in Engeland », Tijdschrift voor Wijsbegeerte, 10, (1916), 331-36; Rosalie L. Colie, «Spinoza in England, 1665-1730», Proceedings o f the American Philosophical Society, 107 (1963), 183-219; J.J.V.M. de Vet, «Learned periodicals from the Dutch Republic and the early debate on Spinoza in England», Miscellanea anglo-belgica, Leiden 1987, 27-39; Paola de Cuzzani, «Spinoza et les spinozismes. De Oldenburg à Hegel, l’histoire d’une répudiation», Revue d'Histoire et de Philosophie reli gieuses, 71, (1991-93), 349-64; Sarah Hutton, «Henry Oldenburg and Spinoza», P. Cristofolini, éd., La Discussion sur le Tractatus theologico-politicus (1670-1677) et la réception immédiate du spinozisme, Amsterdam/Maarssen, APA-Holland University Press 1995, 106-122; Luisa Simonutti, «Premières réactions anglaises au Traité théologico-politique», P. Cristofolini, éd., La discussion sur le Tracta-
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Après sa visite à Spinoza, au village de Rijnsburg, Oldenburg rentre en Angleterre et confesse, dans sa première lettre à Spinoza, que les questions qui ont été soulevées durant leur conversation «se sont implantées en moi et me travaillent l’esprit»3. Il interroge son corres pondant sur les principes de la philosophie de Bacon et de Descartes, sur la définition de Dieu, sur l’âme, sur l’extension et la pensée infinies. Il termine sa lettre en attirant l’attention du philosophe sur les écrits déjà publiés de Boyle à propos de la fluidité, la solidité et la nature et la pro priété élastique de l’air, étayées par de nombreuses expériences. Dans le cours de cette correspondance, Spinoza s’intéresse aux pre mières pages consacrées à l’expérience sur le salpêtre. Dans le texte A physico-chym ical e s sa y 4, Boyle avait décrit avec attention ses observa tions sur la décomposition et la recomposition des cristaux de salpêtre. Pour le savant anglais, ces expériences avaient mis en lumière que «the discovery of how differing substances may be obtained from nitre, and compound it again »5, et montré les qualités spécifiques des parties qui composent les cristaux de sel. L’expérimentation chimique permettait, à ses yeux, de définir et d ’analyser les différences significatives entre des éléments stables. C ’est justement à propos de l’observation de la
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tus theologico-politicus (1670-1677), 123-136; Id., «Spinoza and the English Thinkers. Criticism on Prophecies and Miracles: Blount, Gildon, Earbery », W. van Bunge et W. Klever, éds, Disguised and overt Spinozism around 1700, Leiden, Brill 1996, 191-211; Wayne I. Boucher, Spinoza in English: A Bibliography from the Seventeenth Century to the Present, Bristol, Thoemmes Press 1999 (I éd. 1991). Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard 1954, Lettre I, 1059. La correspon dance entre Oldenburg et Spinoza se déroule entre 1661 et 1665, puis elle reprend à partir de 1675 à la mort de Spinoza. Voir The Correspondence o f Henry Oldenburg, éditée et traduite par A. Rupert Hall et M. Boas Hall, 11 vol., Madison, Wisconsin 1965-1977. Une vingtaine d’annés après, dans sa défense de la science et de la reli gion, Gurdon se référé à la correspondance entre Oldenburg et Spinoza. Sur l’im portance de cette correspondance voir, à titre d ’exemple, l’écho dans les pages de Brampton Gurdon, The Pretended Difficulties in Natural or Reveal'd Religion no Excuse fo r Infidelity, (1721-1722) in A Defence o f Natural and Revealed Religion : Being a Collection o f the Sermons preached at the Lecture founded by the Honourable Robert Boyle, (from the Year 1691 to the Year 1732), London 1739, 3 vol., en particulier Sermon XII, vol. III, 358 et 363. Il est bien connu, en outre, que l’échange épistolaire entre Oldenburg et le philosophe d’Amsterdam exerça une grande influence sur Leibniz, dans son interprétation de la philosophie spinozienne.
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R. Boyle, A pliysico-chymical essay, containing an experiment, with some Considé rations touching the differing parts and rédintégration o f salt-petre, in Certain physiological essays, and other tracts written at distant Times, and on several occasions, in The Works, vol.I, 354-442. Sur la pensée de Boyle voir Jan W. Wojcik, Robert Boyle and the Limits ofReason, Cambridge, Cambridge University Press 1997.
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R. Boyle, A physico-chymical essay, in The Works, vol. I, 359.
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décomposition et de la recomposition du nitrate de potassium que Boyle parvenait à la conclusion que le composé dérivait de ses composants singuliers, quoiqu’il trouvât en eux son origine, et que, à la fin du pro cessus de recomposition, il fût possible d ’obtenir de nouveau du sal pêtre. Il n’oubliait pas de noter, cependant, que le poids et le volume étaient inférieurs au même composé avant que l’on fît le processus chi mique; cela était dû, toutefois, à son incapacité d ’observer l’évapora tion du gaz de carbonate. Intéressé à saisir les petits éléments qui com posent la nature et non à formuler les axiomes d’une ontologie nouvelle, Boyle répète à plusieurs occasions qu’il a surtout à cœur l’enquête et l’interprétation dans leur sens empirique to speak and think, as nature does really and sensibly appear to work ; and not to acquiesce in notions and explications of things, which, strictly examined, are not intelligible6. Dans les essais physiologiques, le chimiste anglais fait appel à une conception de la nature et à une méthodologie qui soulèveront une réplique cinglante de Spinoza. Dans les pages de la préface à ces écrits il affirme, et il le répète plusieurs fois au philosophe d’Amsterdam par la plume des lettres d’Oldenburg, que I could, by the help of the corpuscular philosophy, in the sense newly given of that appellation, associated with chymical experiments, explicate some particular subjects more intelligibly, than they are wont to be accounted for, either by the schools or the chymists. And however since the vulgar philosophy is yet so vulgar, that it is still in great request with the generality of scholars ; and since the mechanical philosophers have brought so few experiments to verify their assertions : and the chymists are thought to have brought so many on the behalf of theirs, that of those, that have quitted the unsatisfactory philosophy of the schools, the greater number, dazzled as it were by the experiments of Spagyrists, have imbraced their doctrines instead of those they deserted : for these reasons, I say, I hoped I might at least do no unseasonable piece of ser vice to the corpuscular philosophers, by illustrating some of their notions with sensible experiments, and manifesting, that the things by me treated of may be at least plausibly explicated without having recourse to inexplicable forms, real qualities, the four peripatetic elements, or so much as the three chymical principles7. Occupé à démontrer la validité de la science expérimentale, et en particulier de la chimie, dans l’enquête des éléments constitutifs de la 6 7
Ibid., 372. lbid., 356.
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nature, Boyle n’entend pas se mêler au débat entre épicuriens et carté siens. S’appropriant les éléments méthodologiques communs à la philo sophie naturaliste moderne, atomiste et cartésienne, il s’oppose à la conception des formes substantielles communément acceptée par la scolastique de son époque. Il est convaincu de l’incohérence et de l’er reur de ces philosophies qui fournissent only a général and superficial account o f the phaenom ena o f nature from certain substantial form s, w hich the m o st in gen iou s am ong them selv es con fess to be incom préhensible, and certain real qualifies, w hich know ing m en o f other persuasions think to be lik ew ise u n in telligib le 8.
Dans les lettres à Oldenburg de la première partie des années 1660, Spinoza ne se soustrait pas à une critique ponctuelle du texte de Boyle d ’un point de vue expérimental et philosophique. Jugeant que la démonstration de la séparation et de la recomposition du salpêtre est insuffisante, le philosophe propose ses propres expériences - « Quand j ’ai fait cette expérience, l’atmosphère était très sereine»9 - qui contre disent les résultats obtenus par le chimiste anglais, démontrant l’homo généité plutôt que l’hétérogénéité du composant obtenu par la réinté gration du salpêtre. Après avoir reproché au savant de n’avoir pas fourni un développement mathématique adéquat des expériences - «ces démonstrations toutefois n’étant pas proposées par lui comme mathé matiques, point n’est besoin d’examiner si elles sont entièrement convaincantes»10, Spinoza reprend de façon polémique les paroles de Boyle et affirme: Pour m a part, je ne su is pas d ’avis que l ’on range parmi les genres suprêm es les notions que form e le vulgaire sans m éthode et qui repré sentent la nature, non telle q u ’elle est en elle-m êm e, m ais par rapport à nos sens ; et je ne veu x pas q u ’on les m êle (pour ne pas dire q u ’on les con fon d e) avec les notions claires qui expliquent la nature telle q u ’elle est en elle-m êm e 11.
Se référant à des expériences analogues faites par Bacon et Des cartes, le philosophe souligne avoir proposé ces expériences non comme démonstration de la vérité de ses propres affirmations, mais parce qu’elles confirment, d ’une certaine manière, «les principes que
* Ibid., 355. 9 Spinoza, Œuvres complètes, Lettre VI, 1072. 10 Ibid., 1074. 11 Ibid., 1076.
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j ’avais établis comme s’accordant avec la raison»12, et qu’ils ne contre disent pas les principes mécanistes du mouvement et de la composition de la m atière13. Des études récentes ont montré qu’il était au fait du débat scientifique et des développements de la science contemporaine promus par des figures scientifiques tels que Huygens, Tschimhaus et Burchard de Volder, de même qu’elles ont souligné l’importance qu’eu rent pour sa réflexion philosophique et pour sa métaphysique le rôle de l’expérimentation et le concept d ’expérience14. Toutefois, Spinoza est convaincu que ce n’est pas un raisonnement fondé sur un statut physico expérimental, mais bien une procédure cognitive logico-déductive - où les phénomènes sont conformes à la raison - qui peut constituer le fon dement rationnel permettant d’affirmer la nécessité de l’existence de la matière, de l’infinitude, de l’extension et de l’homogénéité de tous ses composants15. L’intérêt de ce dialogue à distance, qui n’est pas dépourvu de traits polémiques, réside moins dans la procédure expérimentale proposée où celle de Spinoza est, sans contredit, plus faible et plus loin de la for mulation moderne que ne le sont les résultats des expériences de Boyle - mais plutôt dans le fait qu’il met en exergue la confrontation entre deux conceptions épistémologiques et philosophiques antagonistes : la conception rationalistico-mécaniste et la conception corpusculo-expérimentale. Les objections de Spinoza se concentrent sur le concept de nature, sur les limites de la science expérimentale, sur la structure ato mique de la matière et sur la conception du mouvement propre à Boyle, 12 Ibid., Lettre XIII, 1105. 13 Flanquant Bacon et Descartes, Spinoza s’oppose de façon radicale à la méthode expérimentale défendue par Boyle: «Je reconnais volontiers que cette reproduction du salpêtre est une belle expérience pour rechercher la nature même du salpêtre, lorsqu’on connaît déjà les principes mécaniques de la philosophie et qu’on sait que tous les changements se font dans les corps suivant des lois mécaniques ; mais je nie que ces vérités découlent plus clairement et plus évidemment de cette expérience que de beaucoup d’autres qui se présentent d’elles-mêmes et qui ne peuvent cepen dant servir à les établir de façon décisive». Ibid., 1106. 14 Voir H. Daudin, «Spinoza et la science expérimentale: sa discussion de l ’expé rience de B oyle», Revue de l ’histoire des sciences, (1949), 179-90; A. Rupert Hall and M. Boas Hall, «Philosophy and natural philosophy: Boyle and Spinoza», Mélanges Alexandre Koyré. L’aventure de l'esprit, Paris 1964, 241-56; Elkhanan Yakira, «B oyle et Spinoza», Archives de philosophie, 51, (1988), 107-24; PierreFrançois Moreau, Spinoza. L’expérience et l ’éternité, Paris, Presses Universitaires de France 1994, en particulier 268-287; Luisa Simonutti, «B oyle and Spinoza: natural philosophy and rational religion», R. Crocker, éd., Religion, Reason and Nature in Early M odem Europe, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2000. 15 Voir Spinoza, Œuvres complètes, Éthique, I partie, prop. XV, démonstr. et scolie.
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sur la légitimité du vacuum enfin. Il n’accepte pas la définition de qua lités primaires de la matière que Boyle attribue à l’impénétrabilité, à la dureté, à la fluidité et autres qualités sensibles, puisque celles-ci ne peu vent être déduites rationnellement de principes généraux parfaitement évidents comme c ’est le cas, par exemple, de la notion de mouvement, d’inertie ainsi que pour leurs lois16. Jamais personne ne réussira à le prouver par des expériences chimiques ni par aucune sorte d’expériences, mais seulement par un raisonnement démonstratif et le calcul. Par le raisonnement, en effet, nous divisons les corps à l’infini et conséquemment aussi les forces requises pour les mouvoir; mais nous ne pourrons jamais prouver cela par des expé riences17. Au scepticisme de Boyle face à une rationalité métaphysique qui fait fi de toute vérification expérimentale, Spinoza oppose une lecture cri tique qui veut souligner le caractère contingent et la précarité d’une connaissance qui - privée d’un statut axiomatique - ne se pose pas comme but l’enquête des principes que l’on ne peut connaître qu’avec l’intellect, mais s’appuie exclusivement sur la recherche expérimentale.
2. - CATHOLICK RU LES OF MOTION Le caractère irréductible des positions de ses deux amis apparaît clairement à Oldenburg, lequel prend le soin de souligner la complé mentarité de leurs réflexions et de promouvoir le dessein commun de ces deux grands génies de rejoindre « a genuine and solid philosophy ». À son avis, le devoir revient à Spinoza d ’enquêter, avec son acuité mathématique, les principes des choses, tandis qu’appartient à Boyle celui de les confirmer et de les illustrer par des expériences et des obser vations tout aussi fréquentes que précises18. Les efforts du Secrétaire de
16 Voir A.Rupert Hall and M.Boas Hall, «Le monde scientifique à l’époque de Spinoza», in Actes du Colloque International SPINOZA 1632-1677, Paris 1978,1930; W.N.A. Klever, «M oles in motu. Principles of Spinoza’s Physics», in Studia Spinozana, 4, 1988, 165-193. Sur le milieu scientifique hollandais voir le volume VI, 1991, Cahier Spinoza. 17 Spinoza, Œuvres complètes, Lettre VI, 1077 1B Oldenburg exhortait les deux auteurs: «Puisque vous êtes d’accord sur le principal, je ne voudrais pas insister sur les divergences. Je préférerais travailler à unir vos esprits, pour qu’ils cultivent une philosophie véritable et solidement fondée. Per mettez-moi de vous appeler à continuer d’établir fortement les principes des choses,
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la Royal Society ne réussiront cependant pas à empêcher le refroidisse ment des rapports de Spinoza avec les deux amis anglais et l’interrup tion de la correspondance qui ne reprendra que deux ans avant la mort du philosophe. Spinoza adhère à la conception mécaniste non seulement parce qu’elle est en état de fournir une explication satisfaisante aux phéno mènes naturels, mais surtout à cause de son efficacité méthodologique et par la rigueur géométrique avec laquelle Descartes élabora sa doc trine. L’assentiment de Spinoza à cette doctrine ne s’épuise pas en un intérêt épistémologique et en une rigueur rationaliste. Il retient que la pensée cartésienne, bien que sujette à critique19, peut lui fournir le cadre logico-scientifique ainsi que la méthodologie lui permettant de mieux exprimer ses conceptions éthico-politiques, et de mieux conduire sa recherche dans le domaine de l’exégèse biblique à laquelle il travaille au cours des années durant lesquelles le dialogue avec les deux savants anglais se développe20. Au début des années 1660, tandis que Spinoza était occupé à la rédaction du traité D e intellectus emendatione et des premiers chapitres de Y Éthique, il n ’avait pas manqué d’exprimer ses craintes à la pensée de donner des œuvres à imprimer qui auraient pu soulever contre lui la haine des théologiens. Demandant conseil à Oldenburg à ce propos, le en rapport avec l’acuité de votre esprit mathématique; tandis que j ’engage mon noble ami Boyle à confirmer et à illustrer cette même philosophie par des expé riences et des observations plusieurs fois répétées et faites avec rigueur.» Spinoza, Œuvres complètes, Lettre XVI, 1114. 19 Ibid., Lettres, XXXII-XXXIII. 20 Spinoza écrit dans le septième chapitre du Tractatus theologico-politicus: «... il nous faut traiter de la vraie méthode à suivre dans l’interprétation de l’Écriture et arriver à en avoir une vue claire : tant que nous ne la connaîtrons pas en effet, nous ne pour rons rien savoir avec certitude de ce que l’Écriture ou l’Esprit-Saint veut enseigner. Pour abréger, je résumerai cette méthode en disant qu’elle ne diffère en rien de celle que l’on suit dans l’interprétation de la nature, mais s’accorde en tout point avec elle. De même en effet que la méthode dans l’interprétation de la nature consiste essentiellement à considérer d’abord la nature en observateur et, après avoir ainsi réuni des données certaines, à en conclure les définitions des choses naturelles, de même pour interpréter l’Écriture, il est nécessaire d’en acquérir une exacte connais sance historique et, une fois en possession de cette connaissance, c’est-à-dire de données et de principes certains, on peut en conclure par voie de légitime consé quence la pensée des auteurs de l ’Écriture. De la sorte en effet (je veux dire si l’on n’admet d’autres principes et d’autres données pour interpréter l’Écriture et en éclaircir le contenu que ce qui peut se tirer de l’Écriture elle-même et de son histoire critique), chacun pourra avancer sans risque d’erreur, et l’on pourra chercher à se faire une idée de ce qui passe notre compréhension avec autant de sécurité que de ce qui nous est connu par la lumière naturelle» Spinoza, Œuvres complètes, 712-713.
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philosophe hollandais indiquait quelques questions qui auraient pu contrarier les prédicateurs : la conception des attributs divins et du rap port entre Dieu et la Nature21. Le penseur anglais, pour sa part, avait engagé l’ami à mettre de côté tout retard et à scruter les secrets de la nature plus profondément qu’on ne l’avait fait jusqu’alors. Tout en l’ex hortant à la prudence, et à une grande modération, Oldenburg lui conseillait fermement que vous ne priviez pas le monde savant des œuvres et philosophiques et théologiques que vous avez écrites avec tant de science et de profon deur, et à ce que, au contraire, vous les publiiez, quoi que puissent dire les théologastres. Votre nation est très libre, on y philosophe très libre ment22. Les conceptions épistémologiques différentes, mais surtout la paru tion, en 1670, du livre sur les «anges, les prophéties et les miracles» discuté plusieurs fois et annoncé dans le cours de la correspondance, marquera une frontière infranchissable entre les Anglais et le penseur continental. Dans ses dernières lettres, Oldenburg souligne de façon cri tique ces notions ambiguës qui semblent confondre Dieu et Nature, nier l’autorité et la valeur des miracles en tant que garanties de la Révélation. Il donne une voix à ces lecteurs qui voient dans la philosophie de Spi noza l’affirmation d ’une «nécessité fatale» qui anéantit la religion et réduit le Christ au simple rôle de médiateur. Les critiques de Boyle se focaliseront précisément sur l’affirmation de Spinoza selon laquelle il existe une équivalence entre miracle et ignorance ainsi que la convic tion que les miracles ne peuvent constituer le fondement de la vraie doc trine, mais seulement de la superstition. Ayant endossé les vêtements de l’apologiste, le savant anglais prend la défense de la religion chrétienne et de la validité des miracles dans certaines pages qui sont demeurées en partie manuscrites23. Les répliques successives de Spinoza ne feront que confirmer l’as pect radical de ses positions à propos de l’interprétation des Saintes Écritures et sur la «réduction, non pas à l’impossible, comme on dit, mais à l’ignorance»24, que la défense des miracles impliquait à ses yeux. Si Boyle était sensible à l’exigence d’une analyse stylistique et histo21 Ibid., Lettre VI, 1082. 22 Ibid., Lettre VII, 1083. 23 Voir Rosalie L. Colie, «Spinoza in England, 1665-1730», en particulier: «Appen dices», 211-219. 24 Spinoza, Œuvres complètes, Lettre LXXV, 1286. Voir aussi Lettre LXXIII, 128283.
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rico-linguistique du texte sacré, il ne dépassa toutefois jamais les limites de l’orthodoxie. Champion convaincu de la clarté et de l’évidence de l’enseignement biblique pour obtenir le Salut, il défend le contenu des mystères et son accord avec la raison humaine. De façon significative dans le cours de 1675, Boyle propose à ses lecteurs un bref essai, com posé des années auparavant, où il défend la possibilité et la véracité du miracle de la Résurrection, miracle crucial pour la religion chrétienne, et ce, contre les objections soulevées par les « philosophical infidels» Anciens ou Modernes. Pareillement, quelques mois plus tard, Olden burg prenait la défense du miracle de la résurrection de Lazare et concluait par cette question N e p en sez-v o u s pas q u ’il co n v ien t à un esprit créé, à un savoir créé, de reconnaître dans un esprit incréé et dans la divinité suprêm e une scien ce et un p ouvoir tels q u ’ils pu issen t pénétrer et réaliser ce que la raison et les m oyen s de la ch étiv e hum anité ne peuvent com prendre et c e dont ils ne peuvent rendre co m p te? 25
Comme Boyle, le Secrétaire de la Royal Society ne pouvait accepter l’équivalence entre les miracles et l’ignorance - équivalence affirmée sans marge d ’incertitude par Spinoza - ni non plus que l’on puisse, comme le voulait le philosophe, «enfermer dans les mêmes limites la puissance de Dieu et le savoir des hommes les plus pénétrants, comme si Dieu ne pouvait rien faire ou produire dont les hommes ne puissent rendre compte en tendant toutes les forces de leur esprit»26. Dans les manuscrits antispinoziens, Boyle défend la liberté de Dieu d ’opérer selon une logique et selon des règles qui apparaissent incom préhensibles à la pensée humaine et qui sont, en apparence, incompa tibles avec les lois du créé W herefore thô the Supream A uthor o f things, has by estab lish in g the L aw s o f nature determ in’d and bound up other B ein gs to act according to them , y e t he has not bound up his ow n hands by them , but can en vigorate, suspend, over-rule ; and reverse any o f them as he thinks f i t 27.
À la « nécessité fatale », il oppose les « Catholik Laws » de la nature. Boyle ajoute à une très riche production d’études de philosophie natu relle et de traités de chimie, de physique et de physiologie, la publica tion d ’œuvres théologiques en défense de la doctrine chrétienne, publi cations marquées à partir de la moitié des années 1670. Occupé à 25 Ibid., Lettre LXXIV, 1284. 26 Ibid., Lettre LXXVII, 1294. 27 Rosalie L. Colie, «Spinoza in England, 1665-1730», «Appendice II», 214.
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analyser les phénomènes naturels et les éléments constitutifs de la nature à travers les expériences et les observations, Boyle consacre autant d ’attention à l’apologie de la religion et à la bataille contre les athées anciens et modernes. Au milieu des années 1680, occupé à étu dier la notion de nature telle qu’on la comprend généralement, il affirme vouloir analyser ce concept avec les instruments critiques du physio logue et non d ’un point de vue chrétien. Il souligne l’importance que cette notion revêt dans la bataille contre l’incrédulité des déistes et dans la défense de la religion chrétienne And because many atheists ascribe so much to nature that they think it needless to have recourse to a deity for the giving an account of the phenomena of the universe : and on the other side, very many theists seem to think the commonly received notion of nature little less than necessary to the proof of the existence and providence of God, I [•■■] thought myself, for its sake, obliged to consider this matter, both with the more attention and with regard to religion28. Il poursuit l’analyse de la notion de nature selon l’axiomatique de la science mécaniste en prenant ses distances, et en critiquant, le matéria lisme de Hobbes. Pour Boyle, comme aussi pour la plupart des apolo gistes chrétiens de son époque, la pensée de Hobbes recelait une conclu sion athée dont il fallait tenir compte. And this corporeity of God seems manifestly to be the opinion of Mr. Hobbes and his genuine disciples, to divers of whose principles and dogmas it is a congruous as it is répugnant to religion29. La publication des Opéra posthuma de Spinoza convainquit le lec teur anglais que le principal héritier du matérialisme athée de Hobbes était, justement, le philosophe d’Amsterdam.
3. - KINGDOM OF DARKNESS Au cours des années, Boyle avait senti l’obligation sans cesse plus pressante « for proving the Christian religion against notorious Infidels, 28 R. Boyle, Works, vol. V, 158-254, A Free Enquiry into the Vulgarly Received Notion o f Nature, Préface. Voir aussi A Free Enquiry into the Vulgarly Received Notion o f Nature, éditée par E.B.Davis et M.Hunter, Cambridge, Cambridge Univerity Press 1996, 3-4. 29 R. Boyle, A Free Enquiry Into the Vulgarly Received Notion o f Nature, éditée par E.B.Davis et M.Hunter, 159.
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viz. Atheists, Theists, Pagans, Jews and Mahometans, not descending lower to any controversies, that are among Christians themselves »30, et de diffuser le credo religieux à l’étranger. Outre son propre engagement, il s’était appliqué à ce que cette tâche fût accomplie par les principaux représentants de l’Église anglicane entre la fin du dix-septième siècle et le début du siècle suivant. Afin de soutenir cette entreprise, il disposa, en 1691, comme ultime volonté, la constitution d ’une fondation - les Boyle Lectures - ayant pour devoir de garantir annuellement le support économique à la publication de huit sermons prononcés, devant un vaste public, par les principaux prélats de l’époque et ce, afin de mettre en garde les sectaires contre les risques de saper les bases de la doctrine chrétienne dans le domaine éthique et philosophique. L’un des princi paux représentants des Boyle Lectures, Samuel Clarke, résume effica cement l’importance de cette entreprise culturelle The H onourable R o b e rt B o yle Esq. w as a Person no less zealou sly so licitous for the propagation o f true R eligion and the practise o f P iety and Virtue, than diligen t and su ccessfu l in im proving Expérim ental P h ilo so phy, and inlarging our K n ow led ge o f Nature. A nd it w as his setled O p i nion, that the advancem ent and increase o f Natural K n ow led ge, w ould alw ays be o f Service to the C ause and Interest o f true R eligion , in o p p o sition to A theists and U n b elievers o f ail sorts. A ccord in gly he in his L ife-tim e m ade ex cellen t U se o f his ow n O bservations to this purpose, in ail his W ritings ; and m ade P rovision after his D eath, for carrying on the sam e D esig n perpetually31.
Théologiens, polémistes - tels Bentley, Kidder, Clarke, Harris, Williams, Gastrell, Woodward, Gurdon - furent exhortés à descendre dans l’arène afin de défendre les points cardinaux de la religion chré tienne (comme la figure du Christ, la Trinité, l’existence et les attributs de Dieu, la validité des Saintes Écritures) contre les attaques des «notorious Infidels». Partant donc de cette optique apologétique, les Boyle Lecturers, davantage qu’à une réfutation systématique d’un auteur par ticulier, ou d’un courant de pensée, soumettent à leur critique les « idées infectes » exprimées par les athées anciens mais, surtout, celles des sociniens et des déistes, de Hobbes et de Spinoza pris individuellement, ou 30 R. Boyle, Works, vol.I, Appendix to the Life o f the honourable Robert Boyle, clxvii. 31 Samuel Clarke, A Discourse conceming the unchangeable obligations o f Natural Religion, and the Truth and Certainity o f the Christian Révélation, London, W. Botham 1706, Préface, aussi in A Defence o f Natural and Revealed Religion : Being a Collection o f the Sermons Preached at the Lecture founded by the Honourable Robert Boyle, (from the Year 1691 to the Year 1732), London, for D. Midwinter etc., 1739. 3 vol.. vol. 11.60.
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comme des aspects divers d’une conception commune, matérialiste et hétérodoxe: position qui était largement partagée par les savants, les polémistes et les hommes de culture qui leur étaient contemporains. De nombreux membres de la Royal Society manifestèrent la conviction que les résultats obtenus par les diverses sciences dans la connaissance de la nature et de ses lois, bien loin de favoriser une attitude sceptique, consti tuaient au contraire un renforcement de la foi religieuse32. Nehemiah Grew, successeur d’Oldenburg au poste de Secrétaire de la prestigieuse association scientifique, dans le cours de son activité de physiologue et de botaniste, ne manqua pas de publier un traité souli gnant l’importance de la pensée scientifique dans la défense de la reli gion chrétienne. Dans la préface de la Cosmologia Sacra, il affirmait : « The many leud opinions, especially those of the Antiscripturists published of late years by Spinosa and some others in Latin, Dutch and English, have been the occasion of my writing this Book.»33 Parmi les Boyle Lecturers qui, dans le cours de leurs sermons, prirent comme cible ou s’occupèrent spécifiquement de Spinoza, on note un déplacement progressif de l’argumentation polémique. De la critique de la conception historico-philologique et anti-mystère, que Spinoza exprime dans le Tractatus theologico-politicus, et de l’idée de DieuNature que l’on retrouve dans ses œuvres principales, ces clercs pas sionnés passent à l’analyse de la conception de la matière et du mouve ment implicite à la philosophie de Spinoza, étudiant avec attention ses implications, non seulement dans les domaines de la religion et de la métaphysique, mais aussi dans la sphère politique et sociale. Le premier des Boyle Lecturers à s’occuper de Spinoza, John W illiams34, reprit les thèmes antispinoziens qui furent ceux des pre miers contradicteurs hollandais, comme Batalerius et Mansvelt, et anglais, Boyle lui-même, mais surtout More, Baxter, Earbery et Howe35. 32 Voir M.Hunter, Science and Society in Restoration England, en particulier chap.VII ; et Id., Science and tlte Shape ofOrthodoxy, chap. XII. 33 Nehemiah Grew, Cosmologia Sacra: or a Discourse o f the Universe as it is the Creature and Kingdom o f God, London, W. Rogers etc. 1701, Préface. 34 John Williams (16367-1709), évêque de Chirchester, étudia à Oxford et à Cambridge. Après la Glorious Révolution, il fut chapelain de Guillaume d’Orange et Marie. Il fut un disputeur connu et prolifique, et il s’opposa aux catholiques ainsi qu’aux dissidents. 35 Sur la réception du spinozisme en Angleterre, voir aussi Rosalie L.Colie, « Spinoza and the early English D eists», Journal o f the History o f Ideas, 20, (1959), 23-46; Sarah Hutton, «Reason and Révélation in the Cambridge Platonists, and their Reception o f Spinoza», K. Grtinder and W. Schmidt-Biggeman, éds., Spinoza in der Frühzeit seiner Religiôsen Wirkung, Wolfenbütteler Studien zur Aufklarung, 12, (1984), 181-199; Stuart Brown, «Theological politics and the Reception of Spinoza in the early English Enlightment», Studia Spinozana, 9, (1993), 181-199; Luisa
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Dans le cours des sermons qu’il prononça entre 1695 et 1696, Williams prit la défense de la Révélation divine et de la vérité des Saintes Écri tures contre les idées et la méthode exposées par Spinoza dans le Trac tatus theologico-politicus. Passant au crible de la méthode historico-critique spinozienne les codes de lois, les contrats, les lois civiles et même la Magna Charta, ils sembleraient tous fondés sur des traditions incer taines et corrompues, induisant dans les esprits instabilité et scepti cisme. L’année suivante, Francis Gastrell36 dans ses Lectures sur la certi tude et la nécessité de la religion, dirigea sa critique contre la nécessité divine et éthique qui prévalait dans la pensée spinozienne, en soulignant que définir « God a necessary Cause, and Men necessary Agents » signi fiait rendre impossible quelque règle ou principe éthique que ce fût. Dans les sermons de 1697, il prit ses distances par rapport à la méta physique spinozienne du Dieu-Nature, et à la conception morale déter ministe, tandis que dans la suite de ses Lectures, il revint sur le terrain bien connu de la critique anti-scripturaire de Spinoza, prenant la défense des miracles et des prophéties de l’Ancien-Testament. Aux sermons prononcés par ces hommes d ’Église succédèrent, en 1698, les Lectures de John Harris, Fellow à la Royal Society dès 1696, auteur d ’écrits scientifiques et topographiques37. Conjuguant son travail ecclésiastique avec une activité scientifique significative, Harris par courut la voie tracée par Cudworth dans son True Intellectual System o f the Universe, contre les penseurs matérialistes anciens et modernes. Parmi ceux-ci, il s’attaqua surtout à Hobbes «in his Kingdom of Darkness, where he undertakes to correct the University Leaming», lequel, dans les pages de son Léviathan, affirme que ce qui n’est pas corporel «is Nothing, and consequently no where »38. Reprenant les mots du phi losophe, Harris rappelle que Hobbes prétendait affirmer que «to say Simonutti, «Prèmières réactions anglaises au Traité théologico-politique»', Id., « Spinoza and the English Thinkers. Criticism on Prophecies and Miracles : Blount, Gildon, Earbery»; Id., «John Howe: dissidente, neoplatonico e antispinozista», M.Baldi, éd., «Mind senior to the world» Stoicismo e origenismo nella filosofia platonica dei Seicento inglese, Milano, FrancoAngeli 1996, 255-291. 36 Francis Gastrell ( 1662 - 1725), évêque de Chester. Il étudia à Oxford. Thomas Tenison le voulut comme Boyle Lectureren 1697. 37 John Harris (16667-1719) étudia à Oxford et à Cambridge. En plus d’œuvres apo logétiques, il fut l’auteur d’écrits sur les mathématiques, la géométrie, la lin guistique. Il rédigea des dictionnaires scientifiques, des récits de voyages et de topo graphie. 38 John Harris, The Atheist’s Objections, against the Immaterial Nature o f God, ... Refuted, in A Defence o f Natural and Revealed Religion, vol. I, 388.
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there is any immaterial Substance, is not so much an Error, as it is Nonsense\ it is using an insignificant Word, whereby we conceive nothing but the Sound»39. Aux yeux de Harris, la métaphysique de Spinoza conduit à une conclusion tout à fait semblable, et il affirme S p in o sa is the on ly M an b esid es, w hich I have m et w ith, that aim s at disproving the E xisten ce o f incorporeal B ein g s : W hich in his O p éra P o s t hum a he pretends dem onstratively to d o40.
Pour Spinoza de même que pour Hobbes, parler d’esprit et de sub stance incorporelle est un parfait non-sens et une contradiction. L’homme de science voit la charge athée de la pensée du Hollandais comme synthétisée dans la définition voulant que l’extension soit un attribut de Dieu, «Deus est res extensa» - que l’on retrouve dans la seconde proposition de la seconde partie de Y Éthique - et de ce qui en découle, c ’est-à-dire que Dieu est une unique substance corporelle et pensante, «that there can be no Substance but what is corporeal, because Body is an essential Property of his one only Substance, the Divine Nature». Et il conclut: «The Precariousness of which obscure and metaphysical Way of arguing, I shall plainly shew below.»41 Il pour suit sa critique contre les athées modernes en liant sa polémique au fond de néoplatonisme se rattachant à la pensée de Cudworth B ut though this be their O pinion and A ssertion, yet they did not invent it, nor first find it out; they are as far from being O riginals in this, as in other T hings ; for herein they do but cop y the Sentim ents o f the ancient A th eists, and tread ex a ctly in their S teps42.
Harris fait la critique, vigoureusement exprimée par Cudworth dans True Intellectual System o f the Universe, du matérialisme antique de
Leucippe et Démocrite, d ’Epicure et de Lucrèce, auteurs «who perverted the ancient atomical and true Philosophy to an atheistical Sense, and made use of it for the Banishing the Notion and Belief of God out of their own and others M inds»43. S’autorisant encore des arguments de 39 Ibid. Harris marque le texte qui rapporte syntétiquement ce qui est exposé par Hobbes, Leviathan, London, Andrew Crooke 1651, I partie, chap. V, § « O f Error and Absurdity», 19. 1,0 John Harris, The A th eists Objections, against the Immaterial Nature o f God, vol. I, 390. 41 Ibid. 42 Ibid., 388. 43 Ibid., 394.
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Cudworth, Harris affirme que les atomistes antiques avaient mal com pris la philosophie qu’ils prétendaient enseigner et que, au contraire, «from the Principles of the true atomical or corpuscular Philosophy, that there must be some other Substance, distinct from, and more noble than M atter; and which is of an immaterial, incorporeal or spiritual Nature»44. Il s’agit d’une mise au point nécessaire afin d’affranchir la philosophie corpusculaire des critiques de certains contemporains qui voyaient en elle l’une des causes de la prolifération de l’athéisme et de l’incrédulité. Il souligne, en outre, que la philosophie des atomistes antiques - qui apparaissent avant Leucippe et Démocrite - non seule ment affirmait l’existence d’une substance incorporelle, qui était Dieu, mais aussi que la doctrine de la substance immatérielle constituait la conséquence naturelle de cette philosophie. Harris poursuit son apologie en examinant les opinions des « modem atheists » lesquels, après les avoir transcrites des auteurs anciens, en y ajoutant bien peu de nouvelles choses, les posent et les soutiennent comme des assertions originales. Cela vaut, par exemple, pour la notion d’Esprit - « a thin, fluid, and transparent Body » - présentée par Hobbes comme une notion originale mais qui ne cache pas, au contraire, ses ori gines aristotéliciennes45. Ces penseurs, en particulier, incapables de concevoir l’idée de substance incorporelle, retiennent de ce fait qu’elle ne peut exister. Il n’y a donc pas à s’émerveiller, poursuit Harris, que «some few M en», parmi lesquels on compte Hobbes et Spinoza, immergés dans la matière et qui ont assujetti leur pensée au sens, ne soient pas capables de concevoir des idées qui sachent pleinement satis faire les autres. Aux arguments des « Atheistical Writers » qui trahissent « so poor a Knowledge in Philosophy, and so very little Acquaintance with true Reasoning and Science »46, le scientifique oppose la théorie de la sub stance telle qu’elle fut exposée par John Locke dans le vingt-troisième chapitre du second livre de Y E ssay concerning Human Understanding. Suivant l’argumentation et les exemples de Locke, Harris démontre la légitimité et l’existence de l’idée de substance: une idée complexe constituée de plusieurs idées simples qui coexistent et que nous sommes en état de concevoir comme une chose unique, c ’est-à-dire comme sub stance, le substrat des accidents et des qualités. De façon analogue, l’idée de substance incorporelle, comme dans le cas de la pensée ou de l’âme humaine, « is the true Support of that self-moving Power, that rea44 Ibid. 45 Ibid., 389. 46 Ibid., 391.
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soning and cogitative Faculty, and that Liberty or Freedom of Action
which we plainly perceive to be inherent in it»47. Dans la tentative d ’éviter une réplique qui eût mis à nu toute l’ambiguïté et la faiblesse de la définition de Locke de la substance, Harris conclut A nd therefore it is as absurd to argue against the E xisten ce o f a Spirit, only from our not having any clear Idea o f the Substance o f a Spirit; as it w ould be to say there is no such T hing as Body, because w e do not k n ow exactly w hat the Substance o f B od y is48.
De cette manière, Harris, partageant les argumentations critiques contre la métaphysique spinozienne qui furent celles d’Henry More, de Cudworth, des néoplatoniciens successifs, tel John Howe, et de l’apolo gétique anglicane de son époque, cherche à soustraire l’homme à cette «Physical Necessity» qui caractérise l’intention de Spinoza. Lier les actions de Dieu et de l’homme au principe de nécessité absolue comme le fait le philosophe d’Amsterdam signifie, non seulement priver Dieu et l’homme du noble principe de la liberté de la volonté mais, du même souffle, détruire toute différence entre le bien et le mal, enlevant, par conséquent, toute légitimité morale, récompense ou punition. L’arrivée du siècle nouveau ne semble pas atténuer les critiques des Boyle Lecturers envers les idées de Spinoza non plus qu’envers celles de ses maîtres Descartes et Hobbes. C ’est ainsi que John Hancock, dans ses sermons de 1706, fonde sa réfutation sur les pages de Cudworth consacrée à la critique de l’hylozoisme antique et à l’atomisme épicu rien, préoccupé surtout des conséquences destructives que ces philosophies avaient sur l’idée de liberté de Dieu et sur la morale de l’homme. Josiah Woodward, pour sa part, souligne, en 1710, la dette de Spinoza envers la philosophie mécaniste de son maître français. Mais ce sera surtout à Samuel Clarke, dans le cadre de ses conférences de 1704 et de 1705 - qui trouveront une expression définitive dans deux œuvres consacrées à la démonstration de l’existence de Dieu et de ses attributs, de même qu’à la défense de la vérité et de la certitude de la religion chrétienne face aux objections des athées et des sceptiques - de fournir une réponse articulée aux problèmes soulevés par la pensée de Spinoza. Dans ses dernières volontés, Boyle avait confié aux prélats latitudinaires John Evelyn et Thomas Tenison, successeur de John Tillotson à la charge épiscopale de Canterbury, l’administration des conférences et le choix des Lecturers. Ainsi, les deux importants membres de l’Église anglicane en leur qualité de légataires testamentaires, durent choisir
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chaque année les conférenciers. Le premier qui fut appelé à se joindre à cette entreprise culturelle fut le jeune Bentley et, après lui, des hommes d ’église, des évêques et des hommes de science tels Kidder, Williams, Gastrell, Harris, Hancock, Derham, Whiston, Woodward, Gurdon, Tho mas Burnet, Berriman et d’autres encore, mais, surtout, Samuel Clarke. Les Boyle Lecturers devinrent ainsi la manifestation religieuse de l’aile latitudinaire de l’Église anglicane et en exprimèrent l’orientation en matière scientifique et à l’égard de la société civile. De plus, un grand nombre de conférenciers étaient des représentants de la pensée newtonienne, et ils faisaient partie du milieu des savants et penseurs qui entouraient le grand scientifique. Leurs sermons fournirent donc un pre mier développement et contribuèrent, au début du nouveau siècle, à la première diffusion devant un vaste public de la philosophie de Newton. Les Boyle Lectures constituèrent, en effet, une lecture de base pour les hommes cultivés de cette époque et furent un véhicule de grande importance pour la diffusion de la nouvelle physique sous son aspect proprement scientifique, en particulier en tant que système de pensée capable de fournir de solides arguments à la défense d ’un christianisme libéral, mais contraire cependant au matérialisme mécanique de Hobbes et à l’anti-providence de la pensée spinozienne49. Aux yeux des Lectu rers , ces philosophes, avec d’autres penseurs libertins et déistes comme Vanini, Bruno et les contemporains Blount, Toland, Collins et Tindal, visaient la destruction de la morale et de l’ordre social50.
4. - FO R C E DES EX PÉR IEN C ES VERSUS SIM PLES H Y PO TH ÈSES
Samuel Clarke fut un proche de Newton, de son milieu et personnel lement impliqué dans la traduction latine de YOpticks éditée en 1706. Dans le cours de ses réflexions et, en particulier, de ses sermons où transparaissait sa fidélité à la philosophie naturelle de Boyle et au fina lisme apologétique des Boyle Lecturers, Clarke unit la connaissance de 49
Sur Samuel Clarke voir Larry Stewart, « Newtonianism and the Factions of PostRevolutionary England», Journal o f the History o f Ideas, 42, (1981), 53-72; Thomas C. Pfizenmaier, The Trinitarian Tlieology o f Dr. Samuel Clarke (16751729), Leiden, Brill 1997.
50 Sur le rôle des Boyle Lectures et leur signification sociale, voir John J. Dahm, «Science and Apologetics in the Early Boyle Lectures», Church History, 39, (1970); Margareth C. Jacob, The Newtonians and the English Révolution (16891720), Ithaca, 1976, en particulier chap. IV et V ; M. Hunter, Science and Society in Restoration England, chap. VII.
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la physique de Newton et l’affinité avec les aspects philosophico-religieux de la pensée de ce grand savant. C ’est de ce point de vue, en s’ap propriant les critiques que firent Walter Charleton et les néoplatoniciens de Cambridge contre les atomistes antiques, les matérialistes et les déistes modernes, en fondant sa pensée éthique et philosophique sur les acquis de la science newtonienne, que Clarke partit à l’attaque de la métaphysique spinozienne, de sa conception de la nature et de l’ordre du monde. Il combattit Toland et sa conception du « conatus to motion » comme détermination nécessaire de la matière en mouvement et, en même temps, contre la «Vanity, Folly and W eamess» de l’idée de Spinoza «the most celebrated Patron of Atheism in our tim e»51 - de l’existence d’une substance étemelle, incréée et nécessaire. Il unit Hobbes et Spi noza, son disciple, guilty o f a m ost sham eful Fallacy in that very Argum ent, w herein they p lace their main and c h ie f strength. For, supposing Matter to be capable o f T hinking and W illin g, they contend that the Soul ism er e M atter; and, kn ow in g that the E ffects o f Figure and M otion m ust needs be ail n ec e s sary, they con clu d e that the O pérations o f the M ind m ust A il therefore be N ecessary52.
Afin de démontrer l’erreur de leurs principales affirmations et de réfuter la théorie matérialiste, Clarke s’autorise des démonstrations de la physique de Newton à propos de l’existence de la force de gravité, la possibilité de séparer l’idée de gravité et celle de la matière, et de démontrer l’existence du vide que l’on retrouve dans les Philosophiae Naturalis Principia M athematica. It appears from Experim ents o f falling B odies, and from Experim ents o f Pendulum, w hich (being o f equal Lengths and unequal Gravities) vibrate in equal Times-, that All Bodies whatsoever, in Spaces void o f sensible R esistence, fall from the sam e H eight with equal Velocities. N o w it is é v i dent, that w hatever Force causes unequal Bodies to m ove w ith equal Velocities, m ust be proportional to the Quantifies o f the Bodies moved. T he P ow er o f Gravity therefore in AU Bodies, is (at equal D istances, sup
"
S. Clarke, A Démonstration ofth e Being and Attributes o f God. More particularly in Answer to Mr. Hobbes, Spinoza and their Followers in A Defence o f Natural and Revealed Religion, vol. II, 13. Sur la pensée de Samuel Clarke e sur ses Boyle Lectures, voir Paolo Casini, L'universo-macchina, Bari, Laterza 1969, en particu lier, chap. IV. S. Clarke, A Démonstration o f the Being and Attributes o f God, in A Defence o f Natural and Revealed Religion, vol. II, 42.
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pose from the Center of the Earth) proportional to the Quantity of Matter contained in each Body. For if in a Pendulum there were any Matter that did not gravitate proportionally to it’s Quantity, the Vis inertiae of that Matter would retard the Motion of the rest, so as soon to be discovered in Pendulums of equal Lengths and unequal Gravities in Spaces void of sen sible Resistence. Gravity therefore is in all Bodies proportional to the Quantity of their Matter. And consequently, all Bodies not being equally heavy, it follows again necessarily, that there must be a Vacuum. Now if there be a Vacuum, it follows plainly, that Matter is not a Necessary Being. For if a Vacuum actually be, then it is evidently more than possible for Matter not to Be. If an Atheist will yet assert, that Matter may be neces sary, though not necessary to be every where: I answer, this is an express Contradiction. For absolute Necessity, is absolute Necessity every where alike. And if it be no Impossibility for Matter to be absent from one Place, it is no Impossibility (absolutely in the Nature of the Thing ; for no Rela tive or Consequential Necessity, can have any room in this Argument:) It is no absolute Impossibility, I say, in the Nature of the Thing, that Matter should be absent from any other Place, or from every Place.53 Soutenant une conception qui sera partagée par Newton dans les pages de la Scolie générale, Clarke affirme l’existence d’un Être intelli gent et puissant : non point une âme du monde, mais bien le Seigneur de toute chose. Bien que sa substance demeure inconnue aux hommes, Dieu, dans sa sagesse et sa bonté, décrète l’ordre admirable de toutes les choses et ce, non parce qu’il est sujet à une nécessité naturelle, mais par libre choix et selon son libre arbitre. Sans cette puissance libre, sans la providence et l’ordre finaliste de l’univers, Dieu ne serait guère que Fatum et Nature54. Clarke évoque, en outre, l’enseignement des 53 Ibid., 13. Corrigeant la préface de Roger Cotes à la seconde édition des Principia de Newton, Clarke insistera sur cet aspect. Dans sa lettre à Clarke, 25 Juin 1713, Cotes répondra en précisant sa position: «I retum You my thanks for Your corrections of the Préfacé, and particularly for Your advice in relation to the place where I seem’d to assert Gravity to be Essential to Bodies. I am fully of Your mind that it would have furnish’d matter of cavilling [...] My design in that passage was not to assert gravity to be essential to Matter, but rather to assert that we are ignorant o f the Essential property o f Matter and hat in respect o f our Knowledge Gravity might possibly lay as fair a claim to that Title as the other Propertys which I mention’d» The Correspondence o f Isaac Newton, éditée par Rupert Hall et autres, Cambridge, Cambridge University Press 1959-1977, 7 vol., vol.V, lettre 1001, 412. 54 Voir Isaac Newton, Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, Cambridge 1713, «Scholium Generale». Voir aussi S.Clarke, A Démonstration o f the Being and Attributes o f God, in A Defence o f Natural and Revealed Religion, vol. II, 1415. L’entente profonde entre Clarke et Newton est un fait indiscutable; toutefois, aucune lettre échangée entre les deux auteurs ne nous étant parvenue, l’influence de l’un sur l’autre, et leur rapport intellectuel, restent un énigme.
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Anciens, Galen et Cicéron, de même surtout que les récentes démons trations de Boyle et Ray en défense des causes finales. For this is a N ecessity, not o f N ature and Fate, but o f Fitness and W isdom ; a N ecessity, con sisten t w ith the greatest Freedom and m ost perfect C h oice. For the only Foundation o f this N ecessity , is such an unalterable R ectitude o f W ill, and P erfection o f W isdom , as m akes it im p ossib le for a W ise B ein g to resolve to act fo o lish ly ; or for a Nature infinitely G ood, to ch u se to do that w h ich is E v il55.
La preuve de l’existence, de l’infinitude, de la puissance et de la per fection divine est alors fournie à l’homme, conclut Clarke, par les obser vations astronomiques que les Anciens ne connaissaient pas. À l’aide des télescopes, on peut saisir la perfection de l’ordre céleste, «the wonderful proportion » des lois qui règlent le cours des astres et, avec lui, la sagesse et l’éternité des lois morales. Malgré la grande réfutation de la théorie sur l’univers et sur la morale que les athées ont exprimée, et en particulier Spinoza, le pasteur William Carroll, dans cette bataille obsti née du penseur newtonien contre les déistes et les matérialistes et dans le commentaire de leurs œuvres, porta un jugement subtil qui, au fond, montrait l’atteinte d ’un résultat opposé et presque inavouable: la trans formation de Clarke en l’un des principaux propagateurs de la pensée de Spinoza à l’aube du nouveau siècle. Aussitôt que fut imprimé, en 1705, le premier cycle de conférences intitulées A Démonstration o f the Being and Attributes o f God, more particularly in A nswer to M r Hobbes, Spinoza, and their Followers, William Carroll, dans les pages du court texte Remarks upon Mr. C lar ke ’s sermon, preached at St. Paul ’s against Hobbs, Spinoza, and other atheists, partit immédiatement à l’attaque du clerc newtonien. Il stig
matise l’attitude de Clarke visant à délimiter et à réduire les capacités intellectuelles de l’homme à un état incurable de scepticisme, et à le rendre incapable de prouver l’existence de l’Être Suprême. La «Septical Hypothesis » que Clarke établit dans ses sermons, et sa marche vers cette voie démonstrative rendent, argumente Carroll, « absolutely impos sible for him to Confute those very same Atheists he names». En outre, les raisons démonstratives qu’il expose, résultent d’une confirmation
55 S. Clarke, A Démonstration o f the Being and Attributes o f God, in A Defence o f Natural and Revealed Religion, vol. II, 31. Une position très semblable avait été soutenue par John Howe, The living Temple, Part I, 1675, chap. II et III, in J.Howe, The Works, London, The Religious Tract Society 1863,6 vol!., vol.III. Sur la preuve de l’existence de Dieu voir: Emanuela Scribano, L'esistenza di Dio. Storia délia prova ontologica da Descartes a Kant, Bari, Laterza 1994, chap. V.
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plutôt que d’une réfutation de l’athéisme de Spinoza56. La conviction de Newton, de ses disciples et de Locke à propos de la possibilité d’avoir des idées des attributs et des propriétés de l’Être Suprême, mais de ne pouvoir en revanche rien savoir de sa substance, sonne plutôt comme une instauration de l’athéisme et non comme sa critique définitive. Elle pousse en tout cas à abandonner la tâche de comprendre la substance divine. It is absolutely Im p ossib le for Mr. C. to C onfute Spinoza, w ithout p erceivin g and p ro vin g , That the Substance o f G od is not the Substance o f M atter; that G od is not Matter, or M aterial. T h is is Self-evid en t. Is is im p ossib le for Mr. C. either to p erceive or prove, that the Substance o f G od, is not the Substance o f Matter, but by Intuition, or by D é m o n stra tio n 51.
Si les différences entre l’extension et la pensée ne sont pas mainte nues et si l’on ne distingue pas les deux substances, res cogitans et res extensa comme l’ont fait les cartésiens, on laisse place à cette confusion sur laquelle se fonde l’athéisme des modernes. Clarke, au contraire, s’est exprimé dans les mêmes termes de l’hypothèse athée qui unit Spi noza et Locke, c ’est-à-dire l’attribution de la pensée et de l’extension à une substance unique. De plus, Clarke a construit son argumentation sur une traduction inadéquate de certaines propositions de YÉthique et, ainsi, crut à tort avoir réfuté l’auteur. Carroll poursuivra sa bataille cri tique contre les athées modernes, les free-thinking matérialistes et, en particulier, contre Locke, dans les pages de la Dissertation upon the tenth chapter o f the fourth book o f Mr. Locke ’s «Essay concerning humane understanding »58.
Samuel Clarke répondra sans attendre à ce détracteur anonyme dans la préface du second cycle des Boyle Lectures ayant pour titre A D is course concerning the unchangeable obligations o f Natural Religion, and the truth and certainty o f the Christian Révélation, publié l’année
suivante, en 1706. Il déclare vouloir répondre aux dénigrations fondées sur de malveillantes incompréhensions de sa pensée, et surtout déclare que 56 William Carroll, Remarks upon Mr. Clarke’s sermons, preached at St. Paul's against Hobbs, Spinoza, and others atheists, London, Jonathan Robinson 1705, 2. Sur Carroll voir Stuart Brown, «Locke as Secret ‘spinozist’: the perspective of William Carroll », W. van Bunge et W. Klever, éds, D isguised and overt Spinozism around 1700, Leiden, Brill 1996, 213-234. 57 William Carroll, Remarks upon Mr. Clarke’s sermons, 5. 58 London, J. Matthews 1706.
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A ll that he [Carroll] pretends to say by w ay o f Argum ent, depends entirely upon Supposition o f the Truth o f the Cartesian Hypothesis, w hich the best M athem aticians in the World have demonstrated to be false ; I présum é it m y be su fficien t, to sh ow here the Insincerity o f that Author, and the W eakness o f his R easoning, by a few b rief O bservations59.
Convaincu de la portée de ses arguments contre le panthéisme maté rialiste de type spinozien, le clerc newtonien propose une fois encore la démonstration exposée dans les premières leçons en l’honneur de Robert Boyle. Prouver que Dieu est incréé, intelligent, libre, omnipo tent, sage, bon et qu’il est absolument distinct du monde matériel, signi fie démontrer que Dieu est un Esprit. Une démonstration qui, poursuit Clarke sur un ton polémique, ne semble pas convaincante aux yeux de l’auteur des Remarks , lequel semble ne prêter foi et tirer toute sa connaissance que de la dictée cartésienne. Choisissant, avec Newton, de «ne point construire d’hypothèses», Clarke lie sa critique sur les solides fondements de la science de New ton et se tient loin du terrain de la métaphysique cartésienne. If any M an w ill think a mere Hypothesis (the Cartesian, or any other) concernin g the in m ost Nature o f Substances, to be a m ore satisfactory D isco v ery o f the différent E ssen ces o f T hings, than w e can attain by reasoning thus from their dem onstrable Properties; and w ill ch o o se rather to draw fond C on séq u en ces from such Hypotheses and Fictions, founded upon no P roof at all, than to m ake use o f such P h ilosophy as is grounded only upon clear Reason or good Experiments', I know no help for it, but he m ust be perm itted to enjoy his O pinion q u ietly60.
La lecture critique de l’œuvre de Spinoza offerte par le penseur new tonien constitue un tournant important dans l’analyse et la diffusion du spinozisme en Angleterre. Après les réfutations du Tractatus theologico-politicus et des Opéra posthuma conservées dans les tiroirs de Robert Boyle et d’Henry Oldenburg; après celles livrées aux lecteurs par Henry More, Mattias Earbery et John Howe; Samuel Clarke consi dère - comme aussi après lui le feront Josiah Woodward et, surtout, Brampton Gurdon - que le philosophe d ’Amsterdam est digne d’un examen large et minutieux ne se limitant pas à l’analyse des aspects 59 S. Clarke, A Discourse concerning the unchangeable obligations o f Natural Reli gion, and the Truth and Certainity o f the Christian Révélation, in A Defence o f Natural and Revealed Religion, Préface, vol. II, 60. I'° Ibid., 61. Il poursuit son attaque contre la métaphysique cartésienne en évoquant les démonstrations physiques contenues dans les Principia de Newton. Voir S. Clarke, A Discourse concerning the unchangeable obligations o f Natural Religion, ibid.
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théologico-exégétiques de sa pensée, mais s’attardant surtout sur sa théorie métaphysique, sur sa conception de la matière et de l’ordre de l’univers. Ce n’est plus l’attaque contre la religion qu’opère Spinoza à travers la critique définitive des prophéties et des miracles qui provoque une dure réplique, comme celles déjà de Boyle et d ’Oldenburg, de More et d’Earbery, ou encore l’interprétation historico-critique des passages des Écritures fournis par Spinoza, qui suscite l’indignation des hommes de l’Église anglicane de même que des médecins et des scientifiques, comme Nehemiah Grew61. Au contraire, aux yeux de Clarke et des Boyle Lecturers qui lui succéderont, ce qu’il convient de réfuter pour décréter la fin du spinozisme et abattre le fondement de l’athéisme moderne, c ’est la conception de la nécessité logique qui nie toute liberté divine, la théorie de la substance et la définition du mouvement et des attributs de la matière que le philosophe hollandais a exposées dans ses Opéra posthuma.
5. - CONCLUSION. LA G L O R IEU SE USINE DE L’UNIVERS En 1710, Woodward reprochera à Descartes de s’être accroché à des rêves et des histoires romantiques auxquels les cartésiens s’étaient attar dés, et parmi eux Spinoza qui «took the Hints of his A theistical Principles from this French Philosopher»62. S ’il appartient à ses successeurs d’avoir porté si loin la position du maître, Descartes ne put cependant, selon Woodward, se soustraire à la responsabilité d’avoir renoncé aux causes finales dans la création divine du monde et d’avoir attribué un pouvoir abusif à la matière en mouvement en oubliant de la sorte Dieu, dans le premier cas, et en l’excluant de l’univers dans le second. Il reviendra à Brampton Gurdon63, au début des années 1720, de recevoir le témoin de la critique exprimée par les penseurs anglais et, en particu lier, newtoniens, au philosophe d ’Amsterdam. S p in osa is the on ly Person am ong the m od em A theists, that has pretended to g iv e us a regular S ch em e o f A theisnr, and therefore I cannot act unfairly in m aking him the R eprésentative o f their Party, and in proving the W eakness and A bsurdities o f the A th eistick S ch em e, by sh ew in g the 61
Voir Nehemiah Grew, Cosmologia Sacra.
62 Josiah Woodward, The Divine Light, Succour and Comfort o f the Christian Reli gion, in /l Defence o f Natural and Revealed Religion, vol. II, 508. 63 Brampton Gurdon (7-1741). Il étudia à Cambridge. Il fut l’auteur d’œuvres apolo gétiques.
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Faults o f his : tho’ I shall not so entirely con fin e m y s e lf to the E xam ina tion o f his S ch em e, as not to sh ew occasionally, that every other S ch em e that lea v es out the R eligiou s N otion o f a G od, w ill be liable to great A bsurdities. A nd if w e exam in e the H yp oth esis w hich S pin osa has substituted as a R em edy to the above-m entioned D ifficu lties, I am fully persuaded his R em edy w ill appear to all indiffèrent Persons to be m uch w orse than the D isea se he com plains o f64.
Le devoir que Gurdon s’était fixé au départ dans ses Boyle Lectures, était celui de débarrasser le champ des prétendues difficultés soulevées par les athées anciens, épicuriens et stoïciens, de même que par les modernes, comme Bayle et Toland, par rapport aux fondements de la religion naturelle et révélée. Les objections sur l’impossibilité et sur la contradiction des définitions de la non-matérialité de Dieu, de la créa tion à partir du néant et de l’incompatibilité de la bonté divine avec l’existence du mal naturel et moral dans le monde, semblaient légitimer, à leurs yeux, le choix athée. Il était tout aussi nécessaire pour Gurdon de soumettre à l’examen de la critique les réponses fournies par la méta physique spinozienne - qui se révélait un remède pire que le mal à com battre - afin d ’éclairer et de résoudre les questions soulevées par les infidèles. Suivant le sentier ouvert par Clarke, Gurdon souligne les points faibles du raisonnement spinozien. In the flrst place, T his is taking for granted, and B uilding his w h o le S ch em e upon what Sir Isa a c N ew to n , a m uch better P hilosopher than h im self, has sin ce his Tim e given the W orld strong R easons for b elieving to be false, v iz■ That th ere a re no S p a c e s v o id o f M a tte r65.
Soutenir comme l’avait fait Spinoza qu’il ne saurait exister d’espace vide signifie, par conséquent, l’affirmation de l’infinitude de la matière et de la possibilité de la diviser à l’infini. Bien que le philosophe hol landais tâche de démontrer que la divisibilité (non par cause extérieure, mais par lui-même) de l’Être divin ne constitue nullement une imper fection, cette division est néanmoins contradictoire par rapport à cette unicité exposée dans l’Éthique . Elle laisse en plan la question sur la façon dont une substance divisible et séparable peut être, à la fois, simple et unique. Il reste pour Gurdon encore une difficulté à laquelle les athées modernes ne peuvent offrir de réponse, à savoir l’impossibilité de sou 64 Brampton Gurdon, The Pretended Difficulties in Natural or Reveal'd Religion no Excuse fo r Infidelity, in A Defence o f Natural and Revealed Religion, vol. III, 299. 65 Ibid., 301.
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tenir le caractère immuable de leurs dieux. Ni les atomistes, ni les épi curiens - poursuit-il - n’avaient prétendu que leur dieu matériel fût immuable: afin de le soustraire au désordre des atomes, ils l’avaient placé en lieu sûr, dans les espaces ultramondains. Les athées modernes, au contraire, ont laissé leur Dieu «in all the Hurry and Confusion of Things»66, dans un état de changement perpétuel, sujet à la génération et à la corruption qui dominent le monde. For, as what others w ould call particular B ein gs or Substances, are with S pin osa only M od es o f the sam e O ne Substance God ; so it m ust be God that is the Subject o f all the C h an ges67.
L’argument de Spinoza en faveur du caractère immuable de la sub stance, soutient Gurdon, ou prouve trop, en soutenant en même temps l’immuabilité et la mutabilité de la substance, ou prouve trop peu en démontrant, à vrai dire, la seule éternité de cet Être qui ne peut être ni créé ni annihilé. Attribuer une signification sémantique différente au terme de substance, cette matière aux modes protéiformes, ne met pas cet Être à l’abri, du caractère d ’imperfection que le changement porte avec lui. En définitive, conclut Gurdon, Spinoza, afin de remédier aux difficultés (relevées aussi par Shaftesbury) de concevoir la création de la matière à partir du néant, ou d ’une substance spirituelle, « reduced to the Necessity of making no real Différence between Thought and material Extension, tho’ every Body else sees a manifest Différence between them »68. De même, en ce qui concerne la troisième objection soulevée par les infidèles, poursuit le Boyle Lecturer, l’antidote de la philosophie spino zienne se révèle comme le poison véritable. Afin de résoudre la diffi culté de l’existence du bien et du mal à partir d’un principe unique, Spi noza suppose la parfaite indifférence de la nature divine par rapport à ceux-ci et à quelque autre modification que ce soit, qui ne sont jamais que des manifestations nécessaires de toutes ses possibilités69. Pour la religion et la morale chrétienne, le danger de Spinoza et des spinozistes, parmi lesquels Gurdon nomme aussi Bayle, est manifeste. Les recons tructions de la pensée de Zoroastre, des pauliciens ou des manichéens que le penseur français a entrepris dans son Dictionnaire afin de conci lier rationnellement les deux principes opposés, le bien et le mal, ou
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Ibid. Ibid., 301 -302. Ibid., 304. Voir le Sermon V, Ibid., 306-313.
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bien de dépasser l’indifférence et le renoncement à toute liberté, comme dans le schéma spinozien, ne servent à rien. Mais celui qui a dépassé le maître en affirmant ce que Spinoza lui-même n’avait pas osé, à savoir que le mouvement est un attribut essentiel de la matière, est Toland qui, de cette manière, ne pose plus aucun frein à son athéisme. Reprenant à son compte les idées exprimées par Clarke dans les Boyle Lectures et dans ses répliques épistolaires à Leibniz, Gurdon argumente longuement contre la dernière génération de spinozistes et conclut le sixième sermon en proposant, une fois encore, les théories du mouvement et de la matière que Newton exprime dans YOpticks. Il revoit dans ces pages et dans le cours de son deuxième cycle de Lectures ces arguments épistémologiques et apologétiques qui furent le fruit de l’amitié de Clarke avec le grand homme de science, et que Newton sou tint sans équivoque dans le Scholium generale10. Clarke et ses Boyle Lecturers donnèrent aux scientifiques, ainsi qu’aux hommes de culture de l’Angleterre du dix-huitième siècle, une arme nouvelle, mais efficace, contre Spinoza et les athées modernes : la physique et l’image newtonienne du cosmos.
L u is a S im o n u t t i
CNR-Milan
70 Voir P. Casini, L’universo-macchina.
UNE RÉFUTATION INÉDITE DE UETHICA DE SPINOZA Parmi les premières réfutations de YEthica de Spinoza, celle entre prise par Caspar Langenhert dès 1698 n’est certainement pas des moins intéressantes. L’auteur lui-même présente ce Methodus refutandi opus posthumum Benedicti de Spinoza', demeuré manuscrit, comme le plus 1
Caspar Langenhert, co-recteur du gymnase de Zwolle en Hollande, s’est réfugié en France pour des raisons qu’il dit fondamentalement religieuses [«Religionis maxime caüssa», Caspari Langenhert philosophi Methodus refutandi opus posthu mum Benedicti de Spinoza, Paris-Mazarine 1119, Dedicatio, f. 2]; il les expose d’ailleurs dans un écrit rédigé sous l ’initiative du jésuite Pierre Benié, sous la tutelle duquel il s ’était placé dès son arrivée en France en 1697 [Rationes quae ex calvinismo redire eum [ Casparum Langenhert] ad religionem Romano-catholicamfecerunt, Paris-Mazarine 1119]. Langenhert s’était montré proche du cartésianisme dans ses premières publications faites en Hollande: Disputatio Philosophica inauguralis [Leiden, 1685], et Arnoldi Geulincx Compendium Physicae illustratum [Franecker, 1688, précédé d’une dissertation intitulée Brutum Cartesianum, sive Rationes, quibus sensu Bruta carere demonstrare nititur Renatus Cartesius, methodo geometrica propositae]. Pendant son séjour en France, il a traduit en latin et commenté Machiavel, Nicolai Machiavelli Florentini, Princeps, interprete Casparo Langenhert Philosopho. Qui sua ei Commentaria adjecit [Amsterdam, 1699], et publié des dialogues en latin, avec traduction française, sous le titre Philosophus novus, Le nouveau philosophe [Paris, 1701-1702], ainsi qu’un poème pour célébrer la naissance du duc de Bourgogne, Carmen natalitium Nemonicae Duci [Paris, 1704], On lui a encore attribué un manuscrit intitulé Nuda veritas. Langenhert retrace vraisemblablement lui-même son parcours intellectuel dans son Philoso phus novus [Dialogus Primus, p. 126-127; tr. fr. p. 115-119]. Il se serait apparem ment suicidé en 1730 [voir P. Vernière, Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, PU.F., 1954, p. 235-240, et surtout J.-R. Armogathe, Une secte fantôme au 18e siècle: les solipsistes, Paris, 1970, dactylogramme, chap. 3], La réfutation de Spinoza devait sans doute faire dans l ’esprit de Langenhert la preuve définitive de ses convictions, l’auteur de YEthica lui paraissant, comme il l’écrit, «non nostrae solum, non cuivis alii speciatim, sed omni omnino atq[ue] universae religioni, totus quantus, acer adversarius» [Dedicatio, f. 2]. Outre l’épître dédicatoire au cardinal de Noailles, la réfutation comprend une courte préface et sept chapitres. Je remercie F. Socas de l’aide qu’il m’a apportée dans la traduction de l’original latin et J.-R. Armogathe de m’avoir autorisé à consulter son travail sur les solip sistes.
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utile qui ait été conçu jusqu’à ce jour, les réfutations précédantes s’étant toutes soldées par un échec2. Spinoza prétendant avoir trouvé la vérité à l’aide d’une méthode très exacte [« accüratissimâ methodo», ParisMazarine 1119, Proemiüm, f. 4], Langenhert entend rester sur le même plan philosophique et montrer à partir des fondements mêmes de YEthica que son auteur se trompe et trompe ses lecteurs : « Ut verô nihil ejüs invenerit, nec qüicqüam prae ceteris veri ac certi (veritatem me eam intelligere, qüae ratione nüdâ vestigatür, semel monüisse süfficiat) detexerit, indicare propositum est, idq[ue] ex ipsis ejüs praesertim fundamentis» [ibid.]. Comme il le dit dès l’épître dédicatoire, il réfutera Spinoza suivant sa manière même de raisonner [«suo ratiocinandi m odo», Dedicatio, f. 2], avec ses propres arguments3. Langenhert dénonce en passant les carences formelles de la démarche spinozienne, le manque de rigueur dans ses définitions, réduites à des formules confuses4, l’usage d ’expressions creuses desti nées à confondre les profanes5, son artificieuse subtilité, pourtant facile 2
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« Cum tamen istum, quod quidem ego sciam, (tentarunt multi) satis hactenus refutaverit nemo; praemiis licet amplissimi eum infînem propositis. Hanc itaq[ue] ego refutandi operis pessimi concepi Methodum atq[ue] conscripti, eam equidem quâ non aliam utiliorem facile reperiri putem posse» [f. 2]. Langengert entend sans doute parler des réfutations de YEthica faites surtout en Hollande [Voir H.B. Hubbeling, «Zur frühen Spinozarezeption in den Niederlanden», dans K. Gründer und W. Schmidt-Biggemann (éd.), Spinoza in der Frühzeil seiner religiôsen Wirkung, Heidelberg, L. Schneider V., 1984, p. 149-180; et M.J. Petry, « Kuyper’s analysis of Spinoza’s method», dans K. Cramer, W.G. Jacobs und W. SchmidtBiggemann (éd.), Spinozas Ethik und ihre frühe Wirkung, Wolfenbüttel, 1981, p. 1-18]; mais la teneur de son écrit fait soupçonner qu’il connaît l’ouvrage de F. Lamy, Le nouvel Athéisme renversé, ou Réfutation du système de Spinosa tirée pour la plupart de la connoissance de la nature de l'homme [Paris, Roulland, 1696]. En parlant de cette réfutation incomplète dans son Philosophus novus, Langenhert explique qu’elle est faite «iis ex principiis, quae pro suis ipse ponit Spinoza, vel quae ex iis necessario sequuntur, quaeque adeo pro ipsis etiam non agnoscere non potest. Spinozam nempe réfutât per explicationem Spinozae» [Dialogus Primus. Mense Octobri, Paris, chez André Cramoisy, 1701, p. 76], II reproche ainsi à Spinoza de ne pas expliquer dans sa définition de la chose finie en son genre «qüid verô sibi vült genüs rei, res in sûo genere\ qüod est terminant»-, ni dans celle du mode « qüid porrô sit in se esse, qüid in alio», ces choses devant être plus claires dans une bonne définition [f. 7], 11 juge encore irrecevables les défini tions d’action et de passion avancées dans la troisième partie de l’ouvrage, E 3D2 [ff. 14-15; voir plus loin, note 22], et dit incompréhensibles certaines expressions employées dans celle des affections, E 3D3 [f. 15]. II écrit ainsi à propos de la doctrine spinozienne sur l’âme; «Qüas hîc species (o verba !) aeternitatis, qüae qüatenus, eatenüs, absolutè &c. vana in veritate investigandâ imo sine sensü dicta congerit, qüam confüse confündit !» [f. 12]. Ailleurs, il fait un jugement semblable sur l’ensemble de la deuxième partie : « Qüantüm confü-
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à démasquer6. Et n’ayant pu s’étendre sur les dernières parties de YEthica 7, il juge que ses lecteurs pourront toutefois aisément rejeter le discours spinozien sur la servitude et la liberté humaines, car fondé sur une terminologie ambiguë ne permettant pas de se faire une idée claire et distincte des choses, les démonstrations étant d’ailleurs, en général, loin d ’être convaincantes8. L’essentiel de la méthode que Langenhert propose est cependant ailleurs. Il s’agit de combattre Spinoza, comme il le dit, avec ses propres armes. Non pas en élaborant un système paral lèle partant de définitions et d’axiomes différents, comme d’autres ont tenté de le faire à l’époque. Mais en mettant plutôt en lumière la véri table logique du système tel qu’il est développé dans YEthica: tout est un, une et la même chose, ce qui rend impossible toute multiplicité véri table et toute connaissance dans les termes proposés par Spinoza. La réfutation s’ouvre ainsi par l’examen des rapports existant entre la substance et ses modes, où Langenhert voit sans aucun doute Yexperimentum crucis du système. Certes, sa démarche peut paraître quelque peu étrange. Car il ne se penche pas tout d ’abord sur les propositions concernant la divinité par lesquelles s’ouvre YEthica, où cette doctrine trouve sa place naturelle dans le système; mais s’intéresse plutôt à ses développements dans la seconde partie, qui traite de l’homme. Il ana lyse cependant ces rapports à la lumière d ’une interprétation de certains axiomes de la première partie destinée à jouer un rôle extrêmement
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sorüm, inutiliüm & nülliüs sensûs verborüm per totam spargatür Partem Secundam» [f. 13]. Langenhert conclut son argumentation concernant la distinction spinozienne d’es sence et d’existence par ces mots: «Qüae inqüam, si qüis vel mediocriter süetus ratiociniis contülerit, nae is facili operâ perspexerit, qüam subtiliter subtilem, sed non cohaerentem aerem pülset Spinoza, lüdat & lüdatür» [f. 10]. Langenhert ne donne dans cet écrit qu’un échantillon de sa méthode, qu’il applique surtout aux deux premières parties de YEthica. Ce qu’il en dit suffit, à son avis, pour ruiner implicitement les parties restantes. Il juge néanmoins indispensable de réfu ter l ’ouvrage de la première définition jusqu’au dernier scolie, une tâche qu’il croit «tam necessariae, quam justae, quam expetitae à bonis, sapientibüsq[ue] omnibus, maximè Christianis» [Dedicatio, f. 3]. « Qüam porrô ea, qüae de servitüte & libertate hümanâ Part : IV. & V. Spinoza spargit, prioribüs sint süperextrücta; i, e, qüam ab omni verâ scientia remota sine praejüdiciis diligenter attendenti ex hisce & satis & clarè innotescere posse nüllüs dübito: idq[ue] qüam maxime fore praedico, si examinans ea curatiüs cogitet, nüm satis claros & distinctos, satis cohaerentes rerüm ex iis qüeat formare conceptüs sive ideas, scireq[ue] qüid à me hic notata aliaq[ue] id genüs Spinozae crebra significent nomina; nüm certüs sit, non üllibi aqüam sibi haerere, se nüsqüam à conscientiae, qüod dicünt, morsü vexari?» [f. 18].
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important dans l’ensemble de son écrit. Langenhert explique E 1A5, que les choses qui n’ont rien de commun ne se conçoivent point l’une par l’autre, dans ce sens : « Habere aliqüid cüm alio commune, idem est, ac eatenüs ei esse idem ünümq[ue]» [ff. 4-5], Les choses qui ont quelque chose en commun sont donc jusqu’à un certain point une et la même. Or, Spinoza dit dans E 2L2 que tous les corps conviennent en certaines choses ; Langenhert ne retient cependant de la démonstration spinozienne que le fait que ces corps enveloppent tous le concept d’un même attribut, l’étendue, d’où il croit pouvoir conclure que l’étendue de tous les corps est une et la même, «extensio omnium üna est eademq[ue]» ff. 5]. Cela se conçoit, car il croit que Spinoza enseigne que cette étendue fait l’essence de chaque corps. C ’est en ces termes qu’il interprète E 2P37, Spinoza lui-même renvoyant dans sa démons tration au lemme cité: «Id, quod omnibus commune (de his vide suprà Lemma 2.), quodque aequè in parte, ac in toto est, nullius rei singularis essentiam constituit.» De toute évidence, Langenhert juge que Spinoza affirme par le biais de l’universel cela même qu’il semble nier du parti culier: l’étendue n’est pas l’essence d’un corps singulier, ce qui le défi nirait par rapport à tout autre, tout simplement parce qu’elle est l’es sence de l’ensemble des corps. Tous les corps seraient donc le même corps. Sans nulle nuance cette fois, puisque ce qu’ils ont en commun est leur essence même. Fourvoyé sur cette voie, Langenhert a trouvé logique de se servir de la proposition suivante, E 2P38, pour établir qu’il en serait de même à l’égard de la pensée: «U t extensio in corporibüs, cogitatio ilia generalis in cogitationibüs particülaribus. Id aütem, qüod est omnibus commune, qüodq[ue] aeqüè in parte est ac in toto, ex Prop : XXXVIII. Part: II. ‘non potest concipi, nisi adaeqüatè, i, e, verè’9» [f. 5]. Il se croit sans doute autorisé à le faire dans la mesure où Spinoza établit dans le corollaire un parallèle entre les choses dans lesquelles conviennent tous les corps, avec renvoi explicite encore au lemme 2, et les idées adéquates que nous en avons tous. Pour le confirmer, Langen hert invite d ’ailleurs à lire E 2P4D, où Spinoza prouve que l’idée des attributs et des affections dans l’entendement infini ne peut être qu’unique, Dieu étant unique10. Notre auteur entend établir de cette manière que, d’après Spinoza, toutes les pensées seraient la même pen sée, l’essence étant une et la même dans tous les cas. La conclusion de 9 E 2P38 : «Ilia, quae omnibus communia, quaeque aequè in parte, ac in toto sunt, non possunt concipi, nisi adequatè.» 10 E 2P4D : « Intellectus infinitus nihil, praeter Dei attributa, ejusque affectiones, comprehendit. Atqui Deus est unicus. Ergo idea Dei, ex quâ infinita infinitis modis sequuntur, unica tantum esse potest.»
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son raisonnement elle-même ne semble pas moins extravagante: «Qüod itaq[ue] omnibus commune est, natüram constitüit rei generalis vel üniversalis, nempe Dei » [f. 5]. Car il a été plutôt question de ce qui est commun aux attributs de l’étendue et de la pensée, qui ne se confon dent point. Il ne faut cependant pas oublier qu’il s’agit de l’homme dans les propositions qu’il cite et que l’homme réunit en lui-même les modi fications de ces attributs. Langenhert croit avoir ainsi établi l’identité dans le système de Spinoza de Dieu et de l’homme. Pour étayer son analyse, Langenhert fait appel à l’examen de E 1A4, la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’en veloppe. Or, dit-il, d ’après l’axiome analysé préalablement, la cause et l’effet doivent avoir quelque chose en commun et être jusqu’à un certain point [eatenus] une et la même chose. D ’ailleurs, souligne-t-il, Spinoza lui-même le reconnaît dans son Tractatus de intellectus em endatione". Notre professeur n’ajoute rien d ’autre. Mais on conçoit aisément ce qu’il entend signaler: connaître l’effet signifie, comme le veut Spinoza, connaître la cause. Mais la connaissance de l’effet n’ajoute rien à la connaissance de la cause. Car la cause et l’effet sont une et la même chose, se concevant l’un par l’autre. C ’est en effet la conclusion que Langenhert tirera de l’ensemble de sa démonstration : «Ex qüibus hanc colligimüs sümmam / Qüae per se invicem intelligüntür, à se invicem non differünt, sünt ünüm idemq[ue], i, e, idem per se ipsüm intelligitür» [f. 6]. Le corollaire qui clôt l’ensemble de cette critique renchérit sur cette conclusion: «Omnia, qüae percipiüntür, per se percipi debent» [ibid.]'2.
Il ne faudrait pas reprocher trop durement à Langenhert ses erreurs d’interprétation, Spinoza lui-même disant que les corps ne se distin guent point par rapport à la substance [E 2L1] ou que Dieu constitue l’essence, ou la nature, de l’âme humaine [E 2P11C, E 2P12D], Il est certain que Langenhert a été frappé par cette formule, puisqu’il renvoie "
F. 6: «Cognitio effectûs nihil aliüd est, quam perfectiorem caüssae cognitionem acqüirere.» Il cite la première édition des Opéra posthuma (p. 386). 12 Cette conclusion exprime par ailleurs l’opinion de Langenhert lui-même. Dans les premier et deuxième dialogues du Philosophus novus, il reprend cette critique de Spinoza: les choses n’ont rien en commun, car autrement elles seraient une et la même chose; par conséquent, elles ne peuvent pas être l’une cause de l’autre, ni être connues l’une par l’autre; et ainsi, tout ce qui est connu, est connu par soi [«Res quas intelligit,/;er .re eas intelligere (...). Omnia itaque per se intelligüntür, nihil per aliud», Dialogus Secundus. Mensis Novemb., A Paris, chez A. Cramoisy & chez la veuve Hortemels. 1701, p. 27 et 40], Le fond de la critique est dans ce cas un nomi nalisme extrême, qui nie toute réalité à un prétendu être général, sur lequel repose, d’après Langenhert, le système entier de Spinoza.
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lui-même ailleurs à E 2P30D, où Spinoza parle de Dieu en tant que constituant la nature de l’esprit hum ain13. On peut cependant regretter la manière dont il étoffe. Car il lit contre toute vraisemblance les proposi tions E 2P37 et E 2P38 à la lumière des rapports entre les attributs et leurs modes, le texte même faisant assez voir dans sa littéralité que Spi noza entend parler ici des seuls corps et des idées que nous en avons. Par ailleurs, il est clair que nul attribut de la substance, ni la substance ellemême, n’est un tout composé de parties14. Toujours est-il que dans cette deuxième partie Spinoza dit que la nature est un individu dont les corps seraient les parties [E 2L7S] - une «contradiction» sur laquelle Lan genhert reviendra plus loin. Cette même analyse permet de ruiner, dans le chapitre suivant, l’indi vidualité des choses particulières, par le moyen de l’analyse des défini tions de la chose finie en son genre et du mode. D ’après la définition spi nozienne, la chose finie en son genre est celle qui peut être limitée par une autre de sa même nature. Or, dit Langenhert, les choses de même nature sont celles qui enveloppent un même attribut, et ces choses, écrit-il, «eatenüs verô Cap: I. demonstravi, sünt ünüm idemqjue]» [f. 6]. De ce fait, la chose finie serait limitée par elle-même : « Igitür ilia res, qüae finita est, terminatür ab aliâ, qüatenüs cüm illâ convenit, cüm eâ commüne aliqûid habet, i, e, per precedentia, à se ipsâ, qüod falsum» [ibid.]. Certes, il ne s’exprime pas avec une trop grande rigueur: ce que ces choses ont en commun est l’attribut, c ’est-à-dire, d’après Langenhert, leur essence. Et puisque nulle chose ne peut se limiter elle-même et que Spinoza rejette qu’une chose puisse être limitée par une autre de différente nature, il faut conclure que cette limitation même est impossible - ce qu’il faut avouer absurde: «Nullam rem terminari, omnem infinitum esse. / Qüo qüid absürdiüs?» [f. 7]. La critique de la définition du mode qui suit repose elle-même sur les conclusions des premiers axiomes analysés, et partage avec elles la même confusion. Cette critique fait valoir la contradiction que renfermerait la définition. En effet, ce qui est en autre a avec cet autre quelque chose en commun, ou non. Si l’on retient la deuxième hypothèse, il ne pourra pas être conçu par la substance, comme le veut la définition. Si l’on suit plutôt la première, ils sont en réalité la même chose — et par conséquent, ce qui est en autre ne se conçoit pas par cet autre, mais par soi-même : « eatenüs ab illo non differt ; nec dicit debet per illud, tanqüam per aliud concipi ; sed per se, ex Cap : I.» [f. 7]15. 13 Chapitre 4, f. 11. 14 Voir £ 1P I2 et £ 1PI 3. 15 Langenhert signale en passant que cette analyse ruine l’axiome E 1A 1, «Omnia, quae sunt, vel in se, vel in alio sunt ».
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Le chapitre troisième renforce encore cette démonstration, le fonde ment restant toujours le même. Le chapitre s’ouvre par l’analyse de E 1P3, qu’une chose ne peut être cause d’une autre avec laquelle elle n’au rait rien en commun ; mais la démonstration de cette proposition repose sur les axiomes déjà commentés. D’ailleurs, les réflexions que Langen hert fait ici concernant l’identité de nature de la cause et de l’effet étaient implicites dans l’examen précédant de E 1A4. Leur développe ment est même d’une certaine façon inutile, sauf à accepter que le lec teur a pu ne rien comprendre là où la question avait été abordée au préa lable. En explicitant d ’ailleurs tardivement son argumentation, Langenhert affaiblit, ici aussi, sa portée: «Qüae itaqfue] res alteriüs est caüssa, cüm eâ habet aliqüid commüne & eatenüs solüm est caüssa ejüs ; eatenüs aütem ei est idem & ünüm; i, e, est caüssa sui ipsius» [f. 8], Car on pourrait dire formellement une chose cause de soi-même seulement si l’effet qu’elle produit était de sa même nature ou essence — c’est-àdire elle-même. Quoi qu’il en soit, nulle chose ne peut produire une autre, mais, comme le souligne le corollaire ajouté par Langenhert, tout est cause de soi-même: «Nüllam rem, qüamcünqfue] (üniversalis enim esse demonstratio) esse caüssam alteriüs ; sed omnen esse caüssam süi » [ibid.]. Tout être est donc nécessaire, substance, Dieu enfin, et par conséquent une et la même chose... Langenhert s’arrête ici sur la définition de la causa sui, où il trouve formellement posée la distinction d’essence et d ’existence16. Il suit les traces de cette distinction partout dans YEthica'. ici, l’essence divine apparaît comme le fondement de l’existence même de Dieu [E 1D817, E 1P7] et des êtres [E 1P34D ; E 2P3, son corrélat sur le plan des idées]; là, les idées des choses singulières n’existant pas sont dites comprises dans l’idée infinie de Dieu [E 2P8]; enfin, l’essence de l’homme n’im plique pas son existence nécessaire, ce qui signifie que l’homme parti culier peut être ou n’être pas [E 2A1]...18. Si Langenhert insiste sur ce point, c ’est qu’il trouve cette doctrine insoutenable. Ce qui n’est point n ’a pas d ’essence, affirme-t-il, et Spinoza lui-même n’aurait pu s’empê cher de reconnaître incidemment cette évidence : « Hanc existentiam ab 16 E 1D1: «Per causam sui intelligo id, eujus essentia involvit existentiam, sive id, cujus natura non potest concipi, nisi existens.» 17 Non pas « Part : I. Def. VII », comme le dit le texte. 18 Langenhert juge d ’ailleurs que cet axiome contredit E 1P35, où Spinoza affirme que tout ce que nous concevons être au pouvoir de Dieu est nécessairement. Il renvoie encore à E 2P35, ce qui semble une erreur de transcription, cette proposi tion n’ayant nul rapport avec le sujet ; Langenhert entend peut-être parler de E 2P45, où il est dit que l ’idée d’un corps enveloppe l’essence divine.
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essentiâ noster qüoq[ue] distinctam reverâ pütat; cüm tamen id, qüod non existit, essentiam habere non possit, adeoq[ue] nec ejüs essentia, i, e, nihil, concipi. / Qüomodo aütem, cüm dicimur essentiam rosae non existentis concipere, nostram essentiam vel aliqüid ejüs, non rosae concipiamüs, docet Spinoza, Part: II. Eth. Prop: XVII. Schol: II19 obscüritatem licet haut parvam vox magis adferat, qüâ ibidem more süo ütitür» [f. 9]. Voilà donc Spinoza en contradiction avec lui-même. En réalité, c ’est plutôt Langenhert qui ne comprend pas grand chose à la proposition qu’il cite. Spinoza entend parler, en effet, de l’imagination. Dans ce contexte, il affirme certes, que l’idée que nous avons d ’un autre être révèle plutôt l’état de notre corps que la nature de l’être perçu. Lan genhert l’entend d’un être qui ne serait point, car Spinoza affirme sur ce fondement que l’imagination peut nous donner l’idée (l’image) de choses qui ne sont plus. Mais il est évident qu’il n’y a point d ’image sans une perception préalable et qu’il n’y a point dans ce domaine de perception possible d’un corps qui ne serait point... La confusion décelée de la substance unique avec ses modes, qui exprime la logique cachée du système, serait à ce point pressante que Spinoza n’aurait pu empêcher qu’elle paraisse souvent en surface. L’Ethica se révèle ainsi pleine de contradictions. Langenhert les signale rapidement dans la doctrine sur la divinité. En effet, Spinoza identifie l’être absolument infini, tel qu’il est défini dans E 1D6, avec la nature. Langenhert renvoie à la préface de la quatrième partie de YEthica , où le lecteur pouvait trouver, répétée, la fameuse formule «Deus sive Natura». Il rappelle aussi qu’ailleurs, E 1P29S, Spinoza identifie la divinité tout autant avec la natura naturans qu’avec la natura naturata. Même s’il ne s’étend pas en considérations sur ce point, il semble évi dent que Langenhert entend souligner que Spinoza n’identifie pas seu lement Dieu avec la puissance qui fait son essence, la natura naturans, mais réellement avec l’ensemble des modes finis de la substance. Il y a pire. Car Spinoza ferait de Dieu un être fini et seul individu : «Considerari praeterea potest illud Ens, üt finitum. Part : II. Prop : IX. üt ünüm individüüm, Part: II. Lemm: VII. Schol.» [f. 11]. La proposition citée, E 2P9, ne fait qu’appliquer aux modes de la pensée ce que Spinoza avait développé dans la première partie sur les modes en général («Quodcumque singulare, sive quaevis res, quae finita est, & determinatam habet existentiam», E 1P28). Spinoza entend expliquer que Dieu agit 19 En réalité, E 2P17S, car cette proposition ne contient pas de deuxième scolie. Il se confond peut-être avec le deuxième corollaire de la proposition précédante, qui est le fondement doctrinal de l’exemple que Spinoza utilise dans le scolie de la distinc tion entre l’idée de Pierre, qui exprime sa nature, et l’idée que Paul a de Pierre.
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sur les modes finis non pas par la nature absolue de l’attribut (la pensée, dans le cas de l’idée d’une chose singulière), qui est infini, mais en tant qu’il est affecté par une modification finie. Or, Langenhert comprend que ce Dieu affecté par une modification finie doit être lui-même fini. Il néglige ainsi le processus décrit par Spinoza — de manière certes par trop abstraite— pour expliquer comment les attributs de la substance produisent les modes finis par la voie des modes infinis découlant de la nature absolue de l’attribut [E 1P21] et de la nature de l’attribut modifié [E 1P22]. A l’autre endroit cité, E 2L7S, Spinoza dit la Nature l’indi vidu total composé de l’ensemble des corps. Langenhert croit ainsi pou voir signaler que Spinoza fait de Dieu un tout composé de parties, puis qu’il identifie Dieu et la Nature. Seulement, la nature dont il est ici question est l’ensemble des seuls corps, et non pas de tous les modes finis découlant des attributs divins. Langenhert a cru encore devoir rappeler dans ce contexte que la confusion dénoncée de l’infini et du fini est la véritable substance du spinozisme, quelle que soit par ailleurs la définition de Dieu que l’on trouve dans YEthica. Cette confusion, signale-t-il, découle également de la considération de Dieu comme cause de toutes choses. Il invite son lecteur à se rappeler des axiomes qui ont fondé les premiers pas de sa critique, et le renvoie encore à E 2P10S, où on peut lire que Dieu est l’unique cause de toutes choses. « Qüicqüid seqüitür ex natürâ rei alicüjüs, id ad naturam ejüs pertinet, ab eâ non differt, est effectüs ejüs, ilia est caüssa, sunt unüm idemqfue]» [f. 11]: c ’est, comme il le rappelle, ce qu’il a établi dans le chapitre premier de sa réfutation. Dieu absolument infini est donc la même chose que les modes finis. Pour le confirmer encore, il cite E 2P30D. On peut s’en étonner, puisqu’il est question dans cette démonstration de la connaissance inadéquate que nous avons de la durée de notre corps. Il n’y a pourtant pas d ’erreur, puisque Lan genhert renvoie à un endroit précis de cette démonstration, dont il cite les premiers mots. La chose s’explique aisément, Spinoza parlant à cet endroit de Dieu comme constituant seulement la nature de l’esprit humain... Dans la doctrine spinozienne sur l’âme, Langenhert décèle une contradiction semblable. L’idée du corps constitue l’âme humaine, liton dans E 2P13. Ailleurs cependant, le même Spinoza affirme que cette âme est une partie de l’entendement infini de Dieu [E 2P11C]. D ’ailleurs, l’une comme l’autre de ces doctrines se révèlent à l’analyse insoutenables. Langenhert prouve la deuxième impossible ex methodo ratiocinandi Spinozae : «Si nostra mens aliaeq[ue], partes sünt infiniti intellectûs Dei, vel ejüsdem sünt natürae atq[ue] ille intellectüs, vel alte riüs. / Si priüs: ünaqüaeqfue] pars est infinita; est enim intellectüs ille
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infinitüs : Ergô plüres intellectüs infiniti, qüod contra hypothesin. Sin posteriüs; qüod sc[ilicet] partes hae sint alteriüs natürae, qüam cüjüs dictüs est intellectüs: Ergô cüm ipse in partes illas divideretür, üt re ipsâ est divisüs, natüram suam amitteret ; contradictoriüm aütem est, natüram amitti, per id, qüod natüram constitüit» [ff. 11-12], Langenhert applique mécaniquement ici la démonstration que Spinoza a donnée pour prouver l’indivisibilité de toute substance [E 1P12], Seulement, ce que Spinoza appelle l’entendement infini de Dieu n’est pas l’attribut de la pensée, comme Langenhert le croit, mais fait plutôt partie de la nature20. Le fait que cet entendement infini, ou cette âme du monde (une expression que Spinoza n’a certes jam ais employée...), contienne les âmes particulières comme autant des parties ne rend pas ces âmes nécessairement infinies, l’identité divine n ’étant nullement ici en cause. Par ailleurs, dire dans ce contexte les parties d’une autre nature que l’en tendement qu’elles constituent signifie les faire finies; et dans ce cas, l’entendement ne perdrait pas sa nature en raison même de ce qui fait sa nature, l’infinité dans l’hypothèse21. La suite du chapitre n ’est pas facile à comprendre. Quand Langen hert écrit: «Insam nünc examino Propositionem » [f. 12], il ne veut pas du tout parler de celle dont il vient d’essayer de réfuter le corollaire, comme il semblerait logique; l’examen porte plutôt sur la proposition ouvrant le chapitre, qui définit l’âme comme l’idée du corps. Certes, on ne sait pas trop bien comment interpréter la formule qui suit: «Objectum ideae est idea ipsa mentem hümanam constitüens » [ibid.], Langen hert renvoyant son lecteur tout simplement à une série de propositions qu’il se contente d’énumérer. Tout porte cependant à croire qu’il entend mettre encore par là Spinoza en contradiction avec lui-même: l’idée qu’est l’âme ne saurait renvoyer au corps de quelque manière que ce soit, car l’objet de toute idée est renfermé dans le champ clos des idées. Cela le prouverait d’abord E 2P7, qui établirait un ordre et une connexion propre aux seules idées; et puis d’autres propositions telles que E 2P20 et E 2P21, rapportant respectivement les idées à la pensée divine et à l’âm e; dans le scolie de la dernière proposition, Langenhert pouvait même lire que l’idée de l’âme est l’idée de l’idée [«idea Men tis, hoc est, idea ideae»]. Ailleurs cependant, Spinoza revient à sa thèse 20 Voir E 1P31. 21 Langenhert entend sans doute affirmer que la substance perd sa nature du fait même d ’être composée de parties, ce que Spinoza ne songerait pas à démentir. Seulement, l’entendement infini de Dieu n’est pas la substance, ni l’un de ses attributs... Il est certain, en tout cas, que le raisonnement de Spinoza qu’il essaie d’appliquer ici est autrement plus logique: la substance ne serait plus une substance parce que compo sée de parties qui ne partageraient plus sa nature...
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originelle, la dernière proposition que cite Langenhert, E 2P23, révélant encore que l’âme a des idées dans la mesure où elle connaît les affec tions du corps... Et pour finir, il invite à comparer ces propositions avec d ’autres de la dernière partie, E 5P23, E 5P29, E 5P34 et E 5P39, où il est question de l’immortalité de l’âme, de la survie de l’âme au corps, dont nous savons pourtant qu’elle est l’idée. Or, Langenhert pouvait explicitement trouver la solution à cette contradiction apparente dans l’une des propositions qu’il cite, E 5P34, où Spinoza enseigne que l’âme est en Dieu et qu’elle conçoit de ce fait l’essence du corps avec une sorte d’éternité. Langenhert trouve encore la contradiction évidente en ce qui concerne la doctrine spinozienne des idées, en étroit rapport avec celle de l’âme. L’examen de E 2P7 révèle que les idées sont des effets d’autres idées: «Ideae hîc sünt effectüs, vel caüsata objectiva, vel objecta caüsae» [f- 12]. Pour le confirmer, Langenhert renvoie à E 2P9D, une proposition déjà analysée dans le contexte de la doctrine sur la divinité, qui prouverait que la cause de toute idée singulière n’est pas Dieu en tant qu’il est chose pensante absolument. Or, s’étonne-t-il, E 2P5 établit dès sa formulation que c ’est Dieu lui-même qui est la cause efficiente de toute idée en tant qu’il est chose pensante. La contradiction serait en effet flagrante, si ce n’était que Spinoza parle dans ces propo sitions de choses différentes, c ’est-à-dire de l’être actuel des idées, ou des idées existant en acte, et de leur être formel respectivement. Ce n’est d’ailleurs pas la seule contradiction que Langenhert croit déceler dans la deuxième partie de YEthica. L’objet de l’idée qui constitue l’âme étant le corps humain [E 2P13], comme il a été déjà signalé dans le chapitre précédant, tout ce que nous connaissons passe donc par le corps et ses affections. Or, d’après Spinoza, l’âme ne possède point une connais sance adéquate des parties composant le corps [£ 2P24], ni de l’objet extérieur affectant le corps [E 2P25], ni du corps lui-même [E 2P27], ni de l’âme [E 2P29], puisque les idées des affections du corps ne sont pas claires et distinctes, mais confuses [E 2P28], Langenhert invite ainsi à comparer l’ensemble de ces propositions «cüm iis, qüae de cognitione mentis adaeqüatâ loqüitur, arenam per te, Lector, videbis sine calce» [f. 13]. Car les idées adéquates ne sont qu’en Dieu, sans passer par le biais de l’âme en ce qui concerne le corps, et en tant seulement que Dieu fait l’essence de l’âme, en ce qui concerne les modes de la pensée [voir E 2P28, E 2P36]. Enfin, Langenhert n ’a pu s’empêcher de remarquer une dernière confusion de Spinoza, qui reproche au vulgaire dans l’appen dice de la première partie de croire qu’il y a un ordre dans les choses autre que celui inventé par l’imagination, tandis qu’il parle lui-même de l’ordre commun de la nature [E 2P29S], nie que les choses aient pu être
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produites par Dieu d’aucune manière autre et dans aucun ordre autre que de la manière et dans l’ordre où elles ont été produites [E 1P33], souligne que l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses [E 2P7] et parle enfin de l’ordre ou l’enchaînement des choses [E 3P2S], Mais l’ordre dont parle Spinoza dans les propositions que Langenhert se borne à énumérer n’est rien d ’autre que la disposition nécessaire des êtres et ne peut pas être opposé à un quelconque désordre. Dans le chapitre final, Langenhert entend prouver l’impossibilité du changement dans les principes du système de Spinoza22 - et par consé quent l’inanité de la doctrine entière des affections: «Sed solum ostendam obiter», signale-t-il après avoir examiné les définitions par les quelles s’ouvre la troisième partie de YEthica23, «qüod tamen satis sit, 22 Même si l’approche est différente dans l’un et dans l’autre cas, cette idée n’est pas sans rappeler la critique de Toland, qui dans ses Letters to Serena reprochait à Spi noza d’être incapable d’expliquer les origines du mouvement. Le parallèle est d’au tant plus intéressant que Langenhert et Toland jugent que ce défaut interdit toute approche sérieuse à la physique dans le système élaboré par Spinoza. Le premier écrit: «Hüic certè qüaestioni, uni totius verae scientiae colümini satisfacere posse noster debüisset cüjüs tamen veritatis notissimae, experientiâ qüotidianâ ac certitüdine summâ comprobatae, tantum abest, üt rationes reddere qüeat, qüin contrarium ex allegatis hisce fündamentis ejüs, si vera forent, liqüido constet» [f. 17]. Le deuxième, pour sa part, juge: « Spinosa then, who values himself in his Ethicks on deducing things from their first Causes (which the Schoolmen term a priori) Spinosa, I say, having given no account how Matter came to be mov’d or Motion cornes to be continu’d, not allowing God as first Mover, neither proving nor supposing Motion to be an Attribute (but the contrary) nor indeed explaining what Motion is, he cou’d not possibly show how the Diversity of particular Bodys is reconcilable to the Unity o f Substance, or to the Sameness of Matter in the whole Universe...» [London, 1704; Letter IV. To a Gentleman in Holland, showing Spinosa’s System of Philosophy to be without any Principle or Foundation, p. 146-147]. 23 Dans E 3D 1, Spinoza définit la cause adéquate «eam, cujus effectus potest clarè, & distinctè per eandem percipi». Dans la définition suivante, il dit que l’homme peut être dit actif quand il est cause adéquate de quelque chose qui se fait en lui ou hors de lui, et passif s’il en est seulement cause partielle. Or, dit Langenhert, ce dont nous sommes cause adéquate a quelque chose en commun avec notre nature, et dans ce sens fait partie d’elle: rien de ce dont l ’homme est cause adéquate ne se fait donc hors de lui : « Cüjüs adaeqüata sümüs caüssa, id per nostram natüram solam debet clare & distinctè intelligi ; id ergo cüm nostrâ natürâ habet qüid commüne, per ax: V. Part: I. h, e, (per Cap: 1. hüjüs) eatenüs est ünüm idemq[ue]: sed hoc, qüia qüicqüid ex rei alicüjüs natürâ seqüitür, ad ejüs tantüm natüram pertinet, non ad alteriüs, non potest dici extra nos, extra nostram natüram fieri...» [f. 14]. En revanche, si l’homme n’est pas cause adéquate de quelque chose, cette chose ne peut être dite en quelque manière que ce soit son effet: «Qüod si effectüs per eam intelligi neqüit, ejüs nec est effectüs, per ax: IV. Part: I. sed aliüs caüssae, per qüam intelligi potest» [f. 15],
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m utationis eüm natüram mirüm quantum ignorasse, facileq[ue] ejüs ex fundamentis, si vera forent, sequi nullam mutationem esse, nec concipi
posse» [f. 16]. Son argumentation repose sur les conclusions tirées de l’analyse des axiomes de la première partie, établissant que la cause est de la même nature que l’effet qui s’ensuit: «Si res, qüaecümqfue] easit, mütabitür (methodo philosophandi Spinozae ütor) vel à se, à suâ natürâ, essentiâ mütabitür; vel à re aliâ» [f. 16]. Or, une chose ne peut point changer par elle-même: «Non à se qüia, qüicqüid ex ipsius natürâ seqüitur, ejüs est caüssa adaeqüata (per Def: II. Part: III.) positâ ergô hac natürâ, illüd qüoq[ue] ponitur (per ax : III. Part : I.) & per eam intelligitür, (per ax: IV. Part: I.) Vide & Prop: IV. Part: III. ponit eam, non tollit, non mütat; est ünüm idemq[ue], qüod ea; Vide Cap: I. hüjüs & nota, qüicqüid seqüitur ex rei alicüjüs natürâ, ei semper adesse, abesse nünqüam posse» [f. 16]. Ce qui change dans l’hypothèse est cause adé quate de ce qui se suit de sa nature, comme le dit E 3D2. Cette cause posée, tout ce qui se suit de sa nature est en même temps donné, parce que son effet, et se conçoit d ’ailleurs par elle, la connaissance de l’effet dépendant de celle de la cause. A cet endroit cependant, la démonstra tion de Langenhert prend un tour inattendu : au lieu de souligner direc tement l’identité de nature des choses qui se conçoivent l’une par l’autre, il renvoie à E 3P4. Cela ne facilite précisément pas la compré hension de son raisonnement. Car cette proposition dit seulement que nul être ne porte en lui-même les causes de sa destruction, la définition de son essence affirmant son existence et en aucun cas sa négation. Or, Langenhert interprète que c ’est ce qui se suit de la nature d’une chose comme de sa cause adéquate qui pose cette nature ou cette essence. On le comprend aisément, puisque, comme il l’ajoute, ce qui suit de la nature d ’une chose est une et la même chose avec elle. Tout changement d’une chose par elle-même s’avère donc impossible, puisque ce qui résulte du changement fait partie de l’essence de la chose même qui est supposée changer et est donc, comme le dit Langenhert, toujours pré sente dans la chose, jamais absente. Dans le changement provoqué par une autre chose, tout se réduit à savoir si l’être qui détermine le changement et l’être qui change ont, ou n ’ont pas, quelque chose en commun : « Si à re aliâ, ilia vel ejüsdem erit naturae, vel alteriüs : vel partim ejüsdem, partim alteriüs ; sive, habebit aliqüid commüne cüm eâ rê, qüae mütabitür, vel nihil» [f. 16]. En effet, Langenhert réduit dans la suite ce qu’il appelle la «troisième hypo thèse» aux deux premières24. Cette démarche ne saurait étonner qui «Sed ad propositûm redeüntes consideremüs hypothesin tertiam. / Qüod sc[ilicet] ea res, qüae aliam mütaret, partim natürae ejüsdem, partim esset alteriüs. / De eâ
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conque a suivi dès le début l’identification qu’il fait implicitement de ce que les choses peuvent avoir en commun avec leur nature ou leur essence, une identification que le lecteur retrouve d ’ailleurs dans le contexte de la discussion sur le changement. Dans le cas des choses de même nature, le changement se révèle impossible: «Si priüs: nihil igitür in aliâ re mütandâ potest prodücere, qüod non & ex ejüs ipsiüs natürâ seqüatür, i, e, qüod ilia ipsa non possideat, adeoq[ue] nihil, qüod eam reddere possit aliam, h, e, mütare. / Seü, qüatenüs ejüsdem est natürae, vel qüatenüs habet cüm eâ qüid commüne, eatenüs ei est ünüm idemq[ue], ex Cap: I. hüj[us] ergô & eatenüs illam non potest mütare; nülla enim res, jam dixi, mütatur à se» [f. 17]. La double démonstration prétend montrer que cette explication du changement se réduit pour l’essentiel à celle déjà rejetée d’une chose qui changerait par elle-même. La chose qui détermine le changement ne peut rien produire dans la chose qui change qui ne puisse découler de la nature même de celle-ci, les deux choses étant de même nature ; or, la preuve a été faite que ce qui découle de la nature d ’une chose est dans la chose et est la chose même. Par ailleurs, la chose qui provoque le changement étant de même nature que la chose qui change, elles seraient en réalité une et la même chose. Le prétendu changement aurait donc lieu dans la chose même — ce qui a été prouvé impossible. Pour montrer enfin qu’une chose ne saurait agir sur une autre de différente nature, Langenhert renvoie son lecteur à E 4P29: «Sin posteriüs legerit, objecero Part: IV. Prop: XXIX...» [f. 17], où Spinoza lui-même avoue l’impossibilité pour quelque chose particulière de modifier en quelque mesure que ce soit la puissance d ’agir de l’homme si elle est d ’une nature entièrement différente de la nôtre25. Tout reste donc immuable... La réfutation de YEthica par Caspar Langenhert révèle une lecture appliquée de l’ensemble de l’ouvrage — même si elle porte essentielle ment sur la deuxième partie. C ’est en effet l’examen de l’ensemble des propositions concernant l’homme — sa nature, et dans un moindre degré ses affections— qui fonde à strictement parler la critique. Ce que consideratâ in priore süi parte idem dico, qüod dixi de re plané ejüsdem natürae. / Si verô qüatenüs alteriüs ; idem, qüod de re plané alteriüs natürae vel essentiae süpra dictüm est» [f. 18]. «R es quaecunque singularis, cujus natura à nostrâ prorsùs est diversa, nostram agendi potentiam nec juvare, nec coërcere potest, & absolutè res nulla potest nobis bona, aut mala esse, nisi commune aliquid nobiscum habeat.» Langenhert dit d’ailleurs cette proposition contradictoire avec la suivante [E 4P30], qu’il interprète dans ce sens : une chose est mauvaise pour nous dans la mesure où elle est contraire à notre nature...
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Langenhert reproche à Spinoza n’est pas exactement de confondre Dieu et les créatures, mais le fait plutôt que cette confusion élimine toute multiplicité, tout étant une et la même chose, et par là toute connais sance. On ne saurait l’accuser de négliger tout ce qui dans l’ouvrage qu’il réfute garantit l’identité de l’être absolument infini et la réalité des modes dans la substance. Car ce sont à son avis des puérilités, qui conduisent Spinoza à des contradictions insupportables. Il est cepen dant certain que la complexité des rapports qu’il examine lui échappe. Ce qui fait qu’il interprète souvent à contresens les propositions dont il se sert... Miguel
B e n it e z
Université de Séville
LE « RETOUR AUX PRINCIPES » DE L’ÉTAT DE MOÏSE. ÉLÉMENTS POUR UNE LECTURE POLITIQUE ET MATÉRIALISTE DE L’ENSEIGNEMENT DU CHRIST CHEZ SPINOZA En 1974, Fernando Belo publiait une Lecture M atérialiste de l ’Évangile de M arc dont «l’enjeu dernier», écrivait-il, est de «rendre possible la confrontation entre une pratique politique se voulant révolu tionnaire et une pratique chrétienne ne se voulant plus religieuse»1. L’auteur tissait pour cela une triple problématique: 1°) d’exégèse et d’histoire biblique; 2°) d’articulation théorique de récit, pratique, idéo logie', 3°) d 'ecclésiologie m atérialiste, permettant de changer les termes de la question initiale des rapports entre pratique politique révolution naire et pratique chrétienne2. Cet excellent livre cite Spinoza une seule fois, et indirectement, en évoquant Nietzsche et la philosophie de Gilles Deleuze : Pour introduire la p h ilosop h ie du corps de N ietzsch e, D eleu ze cite S p i noza ouvrant « aux scien ces et à la p h ilosop h ie une v o ie n ou velle : nous ne savon s m êm e pas ce que p e u t un corps, d isa it-il» . L’argumentation de S pinoza est que l ’ex p érience q u ’on a du corps est très lim itée, que l ’on « ne connaît si exactem en t la structure du corps que ( l’on) ait pu en expliquer toutes les fon ction s », et d ’invoquer le com portem ent souvent étonnant des bêtes et « c e que font très souvent les som nam bules, pen dant le som m eil, q u ’ils n ’oseraient pas pendant la v e ille » ; et de conclure que « c e la m ontre a ssez que le corps p eu t, par le s seu les lo is de sa nature, beaucoup de c h o ses qui causent à son âm e de l ’éton n em en t» ( ...) . N otre ex p érience du corps, du fait d e sa répression par le s appa reils de cla sse notam m ent, est ainsi très lim itée et personne ne peut p r é d ire d ’a va n c e (le prétendre relèverait du th éo lo g iq u e!) q u elles forces
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F. Belo, Lecture Matérialiste de l ’Évangile de Marc. Récit-Pratique-Idéologie, éd. du Cerf, 2e éd. revue 1975, p. 13 (415 p.). Op. cit. p. 18.
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LAURENT BOVE actives seront lib érées le jou r où une form ation so cia le radicalem ent com m uniste aura lieu 3.
Les textes de Spinoza, concernant plus particulièrement le Christ et son enseignement dans la Palestine du 1er siècle, peuvent-ils, par euxmêmes, nous aider à éclairer cette perspective politique, matérialiste et révolutionnaire, que - pour sa part, et en dehors de Spinoza - F. Belo lit à partir de l’Évangile de M arc? Que le Traité Théologico-politique et certaines Lettres offrent des pistes pour une telle lecture, c’est ce que nous souhaiterions montrer, comme l’indication d’un parcours d’inter prétation possible de la politique spinoziste à partir de l’enseignement du Christ.
LA DISSOLUTION DE L’ÉTAT HÉBREU : LES DEUX VOIES DE RÉSISTANCE Nous trouvons tout d ’abord, chez Spinoza, des informations sur la situation politique dans laquelle va intervenir l’enseignement du Christ. Sous la domination de l’Empire romain, l’État juif a conservé une relative autonomie qui a permis à la Loi juive de demeurer en place. Spi noza affirme, en effet, qu’à l’époque du Christ, L es Pharisiens pensaient que pour vivre dans la béatitude il suffisait d ’observer le s règles juridiques de l ’État, c ’est-à-dire la L oi de M o ïse 4.
C ’est donc que cette Loi, selon Spinoza, était toujours en vigueur dans la Palestine du premier siècle. Cependant beaucoup de Juifs avaient quitté Israël et l’existence de l’État hébreu était précaire. Dans le second Empire, en effet, les Pontifes eurent l’autorité de rendre des décrets et de traiter des affaires de l’État ; et afin que cette autorité fut étemelle ils usurpèrent le droit du Prince et finirent par se faire attribuer le titre de Roi. Afin d ’illustrer leur nom, ils créèrent aussi de nouveaux décrets sur les cérémonies, la foi, et sur tous les points, en leur attribuant l’autorité d ’une tradition établie depuis les temps anciens ; décrets, auxquels ils ne voulaient pas q u ’on attribuât un caractère m oins sacré et une autorité m oindre qu’aux lo is de M o ïse; il arriva par là que la reli gion dégénéra en une superstition funeste et que le sens vrai et l ’inter prétation des lo is se corrom pirent5. 3 4 5
Op. cit. partie IV, Essai d ’ecclésiologie matérialiste, p. 390-391. TTP V, Gebhardt III p. 71, trad. Appuhn II GF p. 103. TTP XVIII, G. III p. 222, A. II p. 304.
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Mais cette prise de pouvoir ne fut possible, «dans un premier tem ps», que par beaucoup de complaisances à l’égard de la foule que les prêtres manipulaient avec habileté. C ’est ainsi que furent « trompés » les Pharisiens et que naquirent différentes sectes en luttes perpétuelles. Les luttes idéologiques étaient en effet permanentes: les Pharisiens «pour la plupart du bas peuple»6, s’opposent aux Sadducéens «plus éclairés» sur les agissements des Pontifes et qui s’en tiennent au texte même de la Torah7, et nient la résurrection des morts8. Spinoza met l’ac cent sur le fait que cette lutte idéologique, dans le domaine religieux, lutte entre «sectes», n’était en fait que l’occasion d ’une lutte d’intérêt. C ’est, pour dépouiller les plus riches de leurs dignités les Pharisiens commencèrent d’inquiéter des gens au sujet de la Religion et d’accuser les Sadducéens d’impiété9. Luttes de classes certes - pour les Pharisiens d ’origine populaire contre l’aristocratie sadducéenne - mais où le peuple est manipulé, « trompé » dit Spinoza sur son véritable intérêt, par les Pontifes avides de pouvoir, et de faux prophètes voulant complaire aux Rois ou, au contraire, les renverser10. Ces luttes, loin d’être libératrices, ne peuvent en fait et nécessairement que déboucher sur l’instauration d’un nouveau tyran11. D ’autre part, ces luttes trouvent le plus souvent comme boucs émissaires ceux dont justement la vie est irréprochable et qui pourraient servir d ’exemple aux ignorants :
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TTP XVIII, G. III p. 223, A. II p. 305. TTP XVIII, G. III p. 223, A. II p. 305. TTP X, G. III p. 150, A. II p. 201. TTP XVIII, G. III p. 225, A. II p. 307. TTP XVIII, G. III p. 221 et 225, A. II p. 299 et 307. Dans sa deuxième partie («Le mode de production de la Palestine biblique»), chapitre 1 («L’ordre symbolique de l’ancien Israël»), F. Belo écrit: «la visée du système de la dette était l ’égalité sociale ( ...) : « qu’il n’y ait pas de pauvres chez toi » (Dt. 15,4) ; il tendait précisément à évi ter un système de classes, une monarchie subasiatique (...). Si l’on faisait l’exégèse des textes prophétiques, je crois que l’on confirmerait aisément la conclusion bru tale qui déjà se dégage et que les exégètes bourgeois évitent systématiquement: le régime de classes instauré par David, l’exploitation du frère par le frère, c ’est cela la malédiction qui est tombée sur Israël et l’a amené à la désolation et à l’exil (...). Ce n’est évidemment pas la lecture qu’en fait la classe sacerdotale, d’abord liée à la cour monarchique et, après l’exil, la remplaçant» (op. cit. p. 87-88 ; cf. aussi p. 120 sq. sur «La lutte de classes en Palestine»), 11 TTP XVII, G. III p. 221, A. II p. 289.
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A l’exemple des Pharisiens, les pires hypocrites, animés de la même rage ont partout persécuté des hommes d’une probité insigne et d’une vertu éclatante, odieux par là même à la foule, en dénonçant leurs opi nions comme abominables et en enflammant contre eux la multitude féroce12. Tel fut, selon Spinoza, le sort du Christ que Pilate fit crucifier, alors qu’il le savait innocent, afin de complaire à la colère des Pharisiens.13 Devant cette décadence et cette dissolution de l’État juif qui va favo riser (et que va accélérer) l’invasion des troupes romaines, deux atti tudes religieuses et politiques semblent possibles : -
refuser cette dissolution, vécue comme un procès négatif, et par conséquent désirer une reterritorialisation des anciennes valeurs;
-
affirmer stratégiquement cette dissolution afin d’en faire le moyen d ’une transvaluation de toutes les anciennes valeurs: cette seconde voie sera celle choisie par le Christ.
1°) Refuser cette dissolution signifie ne pas pactiser avec l’ennemi puisque cela est un péché. Il s’agit alors de défendre, à tout prix, l’ordre symbolique juif centré sur le Temple de Jérusalem. L’État qui suivit la restauration du Temple (et qui fut à peine l’ombre du premier, les Pontifes ayant usurpé le droit des chefs) put difficilement être détruit par les Romains. Tacite lui-même l’atteste dans le livre II des His toires: Vespasien avait achevé la guerre des Juifs sauf qu’il n ’avait pas encore forcé Jérusalem, entreprise rendue plus dure et plus ardue par la complexion de cette race et son fanatisme irréductible, que par les forces restées aux assiégés pourfaire face aux nécessités de la situationu.
Les Zélotes (Spinoza ne les nomme pas mais c’est bien d ’eux dont il s’agit essentiellement ici), Pharisiens par leur idéologie religieuse, 12 TTP XVIII, G. III p. 225, A. II p. 307. j j p xvill, G. III p. 225, A. II p. 307. L’interprétation spinoziste de la mort du Christ est donc politique, non théologique. Le Christ n’est pas mort afin de sauver les péchés du monde mais victime de «la furieuse passion populaire» au service d’obscurs intérêts politiques et de luttes de tendances. Sur le «meurtre de Jésus: là où la puissance s’est mesurée avec le pouvoir, celui-ci triomphe...», cf. F. Belo, op. cit. p. 369-371 et p. 376-377. Cf. aussi Henri Laux qui nous invite à lire la passion du Christ «dans le processus de la fortitudo qui qualifie cette vie», Imagination et Religion chez Spinoza. La potentia dans l ’Histoire, Vrin 1993, p. 276. 14 TTP XVII, G. III p. 215, A. II p. 293.
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défendirent le Temple, centre vital du champ symbolique juif, avec acharnement durant toute la guerre et particulièrement dans son dernier épisode (contre Titus). Le Temple fut entièrement détruit et, avec lui, l’État d ’Israël. 2°) Cette disparition définitive (de 70) le Christ, selon Spinoza, l’avait prévue. Un cinquantaine d ’années avant l’effondrement définitif de l’État hébreu, il enseignait une seconde attitude (religieuse «et» politique) face à la dissolution de l’ordre symbolique juif et à l’invasion romaine. Cette seconde manière est fondée sur le paradoxe: elle enseigne l’obéissance aux pouvoirs établis. Mais cette obéissance est très singulière puisqu’elle s’accompagne d’une désacralisation néces saire de tout pouvoir établi particulier. Le Christ enseigne l’obéissance à la loi de l’État (de Moïse ou de César) parce qu’elle est la loi ; parce que toute loi politique qui permet le rapport entre les hommes a, en ellemême, une positivité vitale, en tant qu’elle sauve les hommes de la misère absolue qu’engendre la solitude de l’état de nature. Mais alors que dans toute libre République le contenu de la loi peut être modifié par la souveraine puissance, lorsque le salut du peuple l’exige15, le sort même de l’État hébreu, sous la domination romaine et selon sa singula rité historique, rend im possible toute initiative de réforme ou de rébel lion. C ’est pour cela que le Christ recommande aussi la pratique de nonrésistance à l’injustice. Dans ces conditions particulières se soumettre à la loi c ’est désirer que se maintienne le lien social, que la société ne sombre pas dans le chaos. Dans son aspect universel, l’enseignement du Christ, en opérant la distinction entre la fonction nécessaire et vitale de la loi et son contenu circonstanciel, découvrait la nature paradoxale du lien symbolique16. Cette distinction, le Christ l’opère explicitement en démarquant son enseignement, essentiellement éthique, de toute collu sion politique particulière. C ’est le lien social qui est sacré, la commu nauté des hommes en elle-même, et non la loi de tel ou tel État particu lier fût-il un État religieux. A travers cette démarcation, le Christ conserve cependant l’essentiel de la loi de Moïse, c ’est-à-dire l’esprit de fraternité entre Juifs qu’enseignait cet État. Mais la fraternité est à pré sent enseignée pour tous les hommes sans exception. En extrayant l’es prit de fraternité de son contexte historique et politique particuliers (la théocratie hébraïque), le Christ démarque certes son enseignement de 15 TTP XX, G. III p. 241 -242, A. II p. 330 ; Traité politique IV, 6. 16 Nous avons étudié cette distinction, et le lien paradoxal qu’elle ouvrait nécessaire ment, dans le chapitre VII § 1 de notre ouvrage, La Stratégie du Conatus. Affirma tion et Résistance chez Spinoza, Vrin 1996.
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toute politique particulière et du nationalisme ju if sur lequel s’appuie alors la résistance zélote, mais cet enseignement, qui constitue dans l’amour du prochain le ciment le plus fort de toute vie commune, reste inséparable de l ’idéal politique d ’égalité sociale, de fratern ité et de liberté collective qui lui a donné naissance et dont il porte toujours avec lui la prom esse n . Ce qu’enseigne en effet le Christ c’est, dans une
situation historique qui est, selon lui, sans issue politique pour l’État hébreu, un retour aux principes de cet État. Or ce retour enveloppe paradoxalement non pas le salut de l’État hébreu mais sa disparition. Cependant, cette disparition de l’État, dans le dépassement de sa parti cularité théocratique liée à ses origines barbares, se fait au profit de la réalisation universelle des principes démocratiques de cet État, adaptés à des hommes déjà engagés dans le processus de civilisation. Car le « retour aux principes » est ici retour aux principes mêmes de la socialité. L’État hébreu était en effet parfait pour un peuple barbare vivant en autarcie économique, politique et idéologique. Il devient une absurdité historique pour des hommes civilisés, ouverts au commerce (tant des idées que des marchandises) avec le monde extérieur, comme c ’est le cas sous l’empire romain. Dans ces conditions, l’esprit de la démarche «politique» du Christ a quelque chose de machiavélien. Confronté à la mutation radicale imposée par la fortune romaine, il s’agit certes d ’abandonner provisoirement le lieu figé du pouvoir mais c ’est pour susciter la résistance/soulèvement de la puissance de la vie pour une appropriation d’un temps et d’un espace historiques collectifs hors des rapports de domination. Contrairement à l’illusion zélote, le retour aux '7 « La part de terre et de champs possédée par chacun d’eux était égale à celle du chef et ils en étaient maîtres pour l’éternité, car si l’un d’eux, contraint par la pauvreté, avait vendu son fonds ou son champ, au moment du jubilé, la propriété devait lui en être restituée (...). Ce qui, en outre, avec le plus d’efficacité, non seulement les atta chait au sol de la patrie, mais aussi les engageait à éviter les guerres civiles et à écar ter les causes de la discorde, c ’était que nul n’avait pour maître son semblable, mais Dieu seul, et que l’amour du concitoyen, la chanté envers lui, passaient pour la forme la plus élevée de la piété», TTP XVII, G. III p. 216, A. II p. 293-294. F Belo écrit: «L e droit de rachat sur les terres vendues à cause de la disette («la terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes», Lv. 25,23) se complète par l ’année jubilaire (de 50 en 50 ans), pendant laquelle la terre et la propriété rurale reviennent à l’ancien propriétaire (Lv. 25, 23-55). Bien que cela, selon de Vaux, n’ait jamais été mis à exécution (et pour cause) le principe de l’extension y est mani feste, de même que son but, la justice, l’égalité sociale: «il n’exploitera pas son pro chain ni son frère» (Dt. 15, 2) ou «qu’il n’y ait donc pas de pauvre chez toi» (Dt. 15, 4).» (op. cit. partie II ch. 1 p. 72).
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principes ne peut donc pas être une reterritorialisation nationaliste, mais ne peut être, à l’inverse, qu’une universalisation ou une internationali sation des principes qui ont présidé à la naissance de cet É tat... et, il faut ajouter, de tout Etat. Dans le chapitre XVI du 7T P'8 Spinoza a posé, en effet, les quatre principes de consentement mutuel qu’il considère comme nécessaire ment enveloppés dans une promesse au principe de toute vie commune : 1°) agir selon les commandements de la raison ; 2°) réfréner sa convoi tise; 3°) ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fît; 4°) défendre le droit d ’autrui comme s’il s’agissait de son propre droit. On peut certes lire, dans ces préceptes, l’écho hobbien d ’une problématique de la loi naturelle. Il est cependant possible d’y lire, aussi, dans une acception plus proprement spinoziste car plus proche des thèses de l’Ethique, l’expression des lois naturelles, non de la raison mais des affects - à condition de lire ces préceptes à partir des lois de l’imitation que supposent les points 3 et 4, à partir desquels s’expliquent 1 et 2, comme effets de rationalité et formation d ’une «H um anité»19. Qui conque enfreignant un des termes de la promesse devenant par son acte même, «inhum ain», ennemi du lien commun qui est le «bien com mun ». Dans ce fondement éthique de la société, Spinoza nous inciterait donc à reconnaître la socialité même, en son essence, avant sa constitu tion politique dans des lois particulières et sous la détermination d ’un pouvoir particulier. C ’est alors le conatus du corps collectif qui est à lire dans la promesse, soit la persévérance en un être qui est le lien social lui-même sous la forme, d’abord, d’un lien naturel des affects constitu tifs de l’humanité des hommes par là même capables d’agir selon les commandements de la raison, de réfréner leur convoitise... La pro messe dit alors clairement la vérité éternelle enveloppée dans le désir de vivre ensemble: la promesse n ’exige aucune obéissance à des lois par ticulières mais elle sacralise le lien social lui-même, le désir de vivre et " TTP XVI, G. III p. 191, A. II p. 264. 19 Avant toute organisation et toute coercition politiques, c’est l’amour de soi, mais aussi la compassion, la bienveillance, la miséricorde, voire l’indignation (cette «haine envers quelqu’un qui a fait du mal à un autre», Eth. déf. 20 des Affects) qui conduisent les hommes à ne pas faire à leurs semblables ce qu’ils ne voudraient pas qu’il leur fût fait et à défendre le droit d’autrui (c’est-à-dire la vie même de l’autre semblable) comme s’il s’agissait de leur propre droit (cf. Eth. III, 27 scolie et corol laires, 29 et scolie). Nous résumons dans tout le passage qui suit l’analyse déjà déve loppée dans notre article: «Enseignement du Christ et résistance dans le Traité Théologico-politique de Spinoza», in La Bible et ses raisons. Diffusion et distor sions du discours religieux (XIVe siècle-XVIIe siècle), Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1996.
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de décider ensemble. Car le désir de société enveloppe une aspiration radicale à la démocratie ; pour vivre dans la sécurité et le m ieu x p ossib le, les hom m es ont dû nécessairem en t aspirer à s ’unir en un corps et ont fait par là que le droit que chacun avait de Nature sur toutes ch oses appartînt à la c o llectiv ité et fût déterm iné non plus par la force et l ’appétit de l ’individu, m ais par la p uissan ce et la volonté de tous en sem b le20.
Et c ’est cette aspiration de vivre selon la «volonté de tous ensem ble» qui s’exprime dans F«établissement très ferme» de la pro messe. Comme le dit Antonio Negri, cette affirmation d’un «pouvoir» qui est «volonté de tous» apparaît à la fois «comme un écho (...) de la pensée républicaine de l’humanisme aux monarchomaques protes tants » et comme « une virulente polémique anticipée contre la « volonté générale»21. La puissance sociale de la promesse c’est ainsi la puissance même du corps collectif, du désir de société comme puissance continue de consti tution politique. Mais c ’est aussi l’affirmation d’une volonté collective de résistance, «de tous ensemble», à toute logique de domination poli tique qui tendrait à briser le lien social, à renvoyer les individus à la soli tude et à transformer la société en désert. Aussi faut-il aussi défendre le droit d’autrui comme son propre droit :jusque denique alteriüs tanquam suun defendere\ c ’est le principe de résistance inhérent à la promesse, déjà agissant en creux dans le précepte: «de ne faire à personne ce qu’(on) ne voudrait pas qui (nous) fût fait». Or tout l’enseignement du Christ repose dans ce précepte «tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le aussi pour eux; car c’est la Loi et les Prophètes» (Matthieu, ch. VII v. 12)22. Ce qui apparaît sous forme seu lement négative lors du pacte social originel devient précepte positif dans l’enseignement du Christ. Le désir de société enveloppe ainsi une éthique du désir qui, en acte, est «religion vraie»: la laïcisation de la religion est alors corrélative de la sacralisation du lien social comme être même du collectif. La loi de Moïse et des Prophètes, pour le Christ, se résume donc positivement en une règle du don qui appelle l’égalité de l’échange, 2° 21
7 7 p x v i , G. III p. 191, A. II p. 264.
A. Negri, L’Anomalie Sauvage. Puissance et Pouvoir chez Spinoza, PUF 1982 p. 191-192. 22 Dans le ch. XV du TTP, Spinoza renvoie le lecteur au «Sermon sur la Montagne» tel que le restitue l’Évangile selon Matthieu, ch. VII v. 12, et qui contiendrait toute «la doctrine du Christ».
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base positive et rationnelle de la persévérance commune, dont l’épa nouissement intégral n’existe qu’en démocratie. L’enseignement du Christ tend donc à réaliser le principe même de la vie collective, à savoir son conatus démocratique, et l’esprit démocratique d ’égalité sociale, de fraternité et de liberté collective, au principe de l’État de Moïse, trouve son expression adéquate dans l’enseignement du Christ23.
LA FOI COMME PRATIQUE ET LA RÉSURRECTION COLLECTIVE DES CORPS Dans la clôture politique de la Palestine du premier siècle, cet ensei gnement, qui a extrait l’essentiel d’une culture juive dégénérée en de funestes superstitions afin de l’universaliser, peut apparaître alors comme essentiellement subversif. Le Christ enseigne un nouvel ordre symbolique, qui rompt avec le nationalisme dont la stratégie de résis tance est suicidaire, et ouvre sur un nouveau champ symbolique qui déborde les frontières de 1’État d’Israël pour s’étendre au monde entier. Cette religion nouvelle (au sens cicéronien d’une nouvelle manière pour les hommes de se «relier»), n’est rien d’autre que cette instance du symbolique universel par laquelle la puissance de la multitude peut enfin, dans le lien intrinsèque qui rattache chaque être à la communauté de tous les hommes, se déployer et trouver son salut. L’enseignement du Christ c’est, pour tous les hommes, le support symbolique au service du salut collectif. «Révéler l’humanité à elle-même en lui dévoilant ses vrais besoins, telle était, semble-t-il, la stratégie conçue par le Christ », écrit Alexandre Matheron24; et cette stratégie subvertit les frontières d’Israël et son champ symbolique : 23 C’est en ce sens que Spinoza peut écrire en Traité Politique VII, 30, que se compor ter «véritablement (...) en vicaire du Christ» c’est, en politique, comme le fit de manière exemplaire le pontife romain à la demande des Aragonais, défendre toujours et premièrement - pour une multitude libre du choix de son gouvernement - l’insti tution explicite de l’«imperium» populaire contre l’élection d’un monarque. Et si, malgré ce sage conseil, la multitude choisit quand même la monarchie, défendre l’établissement «d ’usages équitables» dans la continuité des coutumes propres «au génie de la nation» considérée, et surtout l’établissement juridico-politique d’une force de résistance de fait aux actions du monarque selon laquelle pourra s’affirmer, sous la forme d’une «assemblée populaire», la puissance politique que possède le peuple de manière inaliénable. En politique donc, être fidèle à l ’enseignement du Christ c’est être machiavélien si, comme le dit Spinoza, le projet fondamental du «très perspicace florentin» a été de «montrer combien une libre république doit se garder de confier totalement son salut à un seul homme» (TP V, 7). 24 Alexandre Matheron Le Christ et le salut des ignorants, Aubier-Montaigne 1971, p. 62.
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Ce que le Christ dit de plus grand de lui-même, c’est qu’il est le temple de Dieu, et cela parce que Dieu, comme je l’ai montré, s’est manifesté principalement dans le Christ25. Le Christ, en se substituant au temple, est ainsi le producteur du nou vel espace du «Fils de l’homme collectif», hors des rapports de domi nation26. Car ce qui est projeté, c ’est l’extension et l’expansion illimi tées de la puissance du corps social en dehors du fétichisme des codes superstitieux et des logiques de pouvoir: c ’est la résurrection collective des corps. Le Christ, dit Spinoza, «tire ses disciples d’entre les morts pour autant qu’ils suivent son exemple»27, c ’est-à-dire pour autant qu’ils entrent dans cette pratique puissante de justice et de charité, constitutive de fraternité, d ’égalité et de plaisir de vivre ensemble, qui est la dyna mique même de leur résurrection. C ’est dire que la bénédiction des corps, déjà en partie libérés de la fascination de l’argent et des honneurs, libérés de la superstition de la Loi et de la crainte de la mort, est immé diate et matérielle: c ’est «en possession de l’éternité»28, la jouissance même de la liberté collective dans l’amour du prochain. Ce qu’enseigne le Christ, c’est bien une pratique de la puissance des corps, du soulève ment collectif de la vie, contre les logiques mortifères de la domination. Le Christ (la puissance de la parole devenue «chair») est donc le nou veau Temple, le nouveau centre symbolique, la nouvelle loi qui, trans gressant toutes les frontières, enseigne cette fraternité universelle que les Hébreux, se croyant les seul élus de Dieu, avaient jalousement (selon Spinoza) réservés pour eux-mêmes. Le nouveau centre est donc partout et nulle part de manière privilégiée, mais là seulement où règne effecti vement « l’esprit du Christ», c ’est-à-dire où sont les pratiques puis santes de Justice et de Charité29 et où l’on peut dire ce que Jean dit pour le Christ, là où « le Verbe s’est fait chair»30- c ’est-à-dire pratiques com munes de libération.
25 Lettre 75 à Henri Oldenburg, G. IV p. 316, A. IV p. 340. 26 «C e mouvement du messianique du cercle BAS «cbasiléïque: de basiléa = royaume> en extension géographique proclame le Fils de l’homme collectif; cette stratégie politique vers la table mondiale du rassasiement a, elle aussi, un nom dans la tradition messianique: c ’est l ’espérance», F. Belo, op. cit. IV chapitre 3 p. 336337. 27 Lettre 75 à Oldenburg, G. IV p. 315, A. IV p. 340. 28 Id. ibid. 29 Lettre 76 à Albert Burgh, G. IV p. 318, A. IV p. 342. 30 Lettre 75 à H. Oldenburg, G. IV p. 316, A. IV p. 340.
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La Loi de Moïse avait certes « seulement en vue le bien public et l’in térêt de l’État» (soit le besoin du corps individuel et du corps collectif), alors que l’enseignement du Christ concerne lui non seulement l’action extérieure mais aussi «le consentement même de l’âme» (animi consensum Ÿ'. Mais cela ne signifie pas que l’opposition des bienfaits corporels/politiques dans l’État hébreu (le bien-être matériel des sujets), et des bienfaits «spirituels» de l’enseignement du Christ, soit l’opposi tion entre le corps et l’esprit. Bien au contraire. C ’est parce que la béné diction attendue de la foi est éminemment matérielle, qu’elle concerne tout le désir - et par là même nécessairement aussi la puissance des corps - qu’elle peut être profondément «spirituelle». Ce qui doit être alors opposé, c ’est seulement l’extériorité des bienfaits matériels (dans le plaisir de la consommation) liés aux codes politiques, économiques et idéologiques d’une époque, et la plénitude, matérielle, qui est simulta nément celle de l’esprit (c’est la «m êm e chose» dit Spinoza)32, en deçà de la détermination de ces codes. La foi provoque, en effet, un véritable déplacement de l’objet du désir, elle suscite une conversion. Et c ’est du lieu matérialiste de cette conversion qu’il faut comprendre la pratique puissante de libération qu’enveloppe l’enseignement du Christ. Car cette conversion est aussi un retour au principe même de la vie dans son affirmation, par-delà toutes les perversions subies. Qu’est-ce que, pour Spinoza, le fonde ment même de la foi - en deçà des croyances dans lesquelles elle se cris tallise - sinon, dans le rapport à soi, la confiance intrinsèque en la vie que chaque être exprime dans et par la persévérance en son être qui est persévérance en et par Dieu: conatus? Dans Yacquiescentia in se ipso du sage ou Y animi consensum du fidèle, en deçà de toute croyance et de toute représentation, la foi c ’est la pratique puissante et commune de la vie en son affirmation. Que cette affirmation ait besoin paradoxalement de la médiation de la représentation, voire de la croyance pour se déployer, c ’est ce que Spinoza enseigne aussi. Et nous retrouvons une réponse à ce besoin de la nature humaine avec l’élaboration des sept dogmes de foi universels - il faudrait dire de croyance - proposés par Spinoza aux désirs des ignorants. Entre la foi et la croyance il y a un lien paradoxal et une véritable tension. En effet, ce que demande le Christ, pour accéder à la «vraie manière de vivre33», c ’est le désinvestissement des valeurs ordinaires tant sociales (honneurs, richesses, plaisirs), que 51 TTP V, G. III p. 70, A. II p. 103. M «L’Âme et le Corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l’attri but de la Pensée, tantôt sous celui de l ’Étendue III 2 scolie. TTP XII, G. III p. 162, A. II p. 221.
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religieuses-superstitieuses (les cérémonies, les cultes...). Or l’abandon des formes religieuses-superstitieuses ne peut être que paradoxal et tendantiel, puisque le Christ - conscient de la nécessité des conditions concrètes de possibilité de la réception de son message - ne peut pas recommander explicitement cette rupture. Il enseigne même par la médiation de ce support: c ’est dans et par la continuité des coutumes et des habitudes qu’il travaille à la désacralisation et au désinvestissement des formes superstitieuses qui les constituent34. Et c ’est la pratique col lective de la justice et de la charité qui doit rendre de plus en plus ines sentielles (et par là même tendantiellement inutiles) les formes histo riques religieuses-superstitieuses à travers lesquelles cette pratique s’est tout d ’abord développée, avant que ces formes n ’apparaissent explicite ment comme celles du pouvoir et de la fortune et, par là même, comme les véritables obstacles à l’épanouissement collectif de la vie. Car c ’est bien du pouvoir de ces superstitions sociales et religieuses, qui main tiennent les âmes et les corps dans la tristesse et dans la crainte, dont il faut se libérer afin de progressivement accéder à cette béatitude du fidèle, que rend possible la seule pratique puissante et collective de vie vraie, de justice et de charité, dans le plein consentement de l’âme.
UNE PRATIQUE TENDANTIELLE DE RUPTURE AVEC LES CODES SOCIOLOGIQUES, POLITIQUES ET ÉCONOMIQUES DOMINANTS La vie étemelle nécessite, selon l’enseignement du Christ, une rup ture avec ce que le vulgaire appelle «les biens terrestres». Cela est manifeste par Marc ch. X, verset 21, auquel nous renvoie la note margi nale V du ch. III du TTP. Le passage fait allusion aux paroles du Christ à un homme riche qui affirme avoir observé tous les commandements de la Loi de Moïse depuis son enfance et demande ce qu’il lui faut faire encore pour avoir la vie étemelle: «Une seule chose te manque, lui répond Jésus : va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor au ciel ; puis viens, suis-moi ». A ceux qui observent la Loi, Moïse promettait «la sécurité de la vie et des avantages matériels35»; mais que cela ne suffise pas pour obtenir la vie éternelle, c’est ce qu’affirme le 34 Cf., à ce propos, le chapitre 1 de notre étude «Les raisons de l’échec de l’enseigne ment du Christ et la constitution du christianisme dans le Traité Théologico-poli tique de Spinoza» in Les Fruits de la dissension religieuse. Fin X V-D ébut XVII' siècle, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1998. 35 TTP III, G. III p. 47-48, A. II p. 73.
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récit de Marc. Le passage porte sur la contradiction entre la possession de biens matériels et le désir de parvenir à la vie étemelle. Or, il s’agit là d’une vérité pratique spinoziste. Le début du Traité de la Réforme de VEntendement détermine en effet les trois codes sociologiques domi nants, fascinants pour le désir: la richesse, les honneurs, le plaisir36. Dans le passage de Marc, Jésus enseigne que sauver sa vie c’est, avant tout, perdre ses biens (la vente des biens est ici le moyen du don et du partage « à chacun selon ses besoins»). Le véritable disciple c’est donc celui qui rompt avec les codes sociologiques, économiques et idéolo giques dominants, pour suivre le Christ, c ’est-à-dire pour prendre le chemin du salut ou du «royaume de D ieu»37. Dans YEthique il est plu sieurs fois question de l’aliénation qu’engendre la richesse. Par exemple, Spinoza écrit : L’argent est devenu l’instrument par lequel on se procure vraiment toutes choses et le résumé des richesses, si bien que son image occupe d’ordinaire plus qu’aucune chose l’Ame du vulgaire; on ne peut guère en effet imaginer aucune sorte de Joie sinon avec l’accompagnement comme cause, de l’idée de la monnaie38. Chez l’homme ordinaire, l’image de l’argent domine en permanence son esprit car: plus il y a de choses auxquelles se rapporte une image, plus elle est fré quente, c’est-à-dire plus souvent elle devient vive et occupe l’esprit39.
36 II s ’agit de fait, pour Spinoza, d’une rupture avec la matrice même de la croyance. Mais le simple fidèle a encore, pour cela, un très long chemin à parcourir... En réa lité, la rupture est, pour lui, graduée et tendantielle. Elle suppose qu’aux valeurs superstitieuses se substituent les seules valeurs constituantes de la socialité : la fra ternité, l’amour de la liberté commune, l’amour de l ’égalité. Le début du Traité de la Réforme de l ’Entendement exprime, quant à lui, l’effondrement d’une vision du monde dominée par la crainte (et, secondairement, l’espoir qui lui est corrélatif). C’est l ’effacement d’un certain sens et d’une certaine valeur illusoirement attribués à l ’existence ordinaire : soit la fin d’une croyance. Mais la croyance en la valeur des valeurs ordinaires et la croyance au Dieu de la superstition ne procèdent elles pas du même procès désirant de l’homme ignorant et impuissant? Pour Spinoza, en effet, les croyants sont des athées qui s’ignorent (TTP préface, G. III p. 8, A. II p. 22-23) tandis que les athées sont des croyants qui s’ignorent («Les athées ont coutume de rechercher sans mesure les honneurs et les richesses...», Lettre 43 à J. Osten, G. IV p. 219, A. IV p. 272). 37 Cf. la lecture que F. Belo donne de ce passage, op. cit. III ch. 2 p. 233-237 et IV ch. 3 p. 334. 38 Ethique IV appendice ch. 28 ; Ethique V proposition 11. Cf. aussi la proposition 13.
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Chez le philosophe (comme chez le vrai fidèle), l’âme fera en sorte que toutes les affections du corps, c ’est-à-dire toutes les images des choses, se rapportent à l’idée (ou à la représentation juste) de Dieu40. Pour l’homme ordinaire, c ’est au contraire l’image de l’argent qui occupe la place de l’idée de Dieu. L’argent est devenu Dieu c ’est-à-dire tout ou le principe même de toutes choses. Tel est le processus de fétichisation qu’opère l’avare qui fait, d’un objet partiel, l’objet total de son désir41. L’affirmation de l’idée de Dieu est donc incompatible avec l’image dominante de l’argent. Le vrai fidèle, comme le philosophe, vivent pauvrement. De ce point de vue, la pauvreté comme choix est aussi le chemin de la vertu (et/ou de la puissance) ; elle est déjà, par ellemême gage de piété. C ’est ainsi que les «pauvres» sont identifiés aux « pieux », et opposés à la superbe des dominants qui, en tant que tels, ne peuvent pas être sauvés42. L’élection qui gratifie «la vertu véritable», apparaît alors concerner, en premier lieu, les «pauvres». Et la pratique puissante de justice et de charité apparaît ainsi, de fait, comme une pra tique de libération relevant directement des masses dominées. Le sens de cette pauvreté n’est cependant pas l’ascétisme43; ce sont au contraire ceux qui sont dominés par l’image de l’argent, qui rédui sent la vie du corps: Ils donnent bien au Corps sa pâture selon la coutum e, mais en cherchant à épargner, parce q u ’ils croient perdue toute partie de leur avoir dép en sé pour la conservation du Corps. Pour ceux qui savent le vrai u sage de la m onnaie et règlent leur rich esse sur le b esoin seulem ent, ils viven t contents d e peu44.
C ’est déjà la critique du type d’homme de l’idéal ascétique que pro duit le capitalisme. Cependant 1’argent n ’est pas en lui-même un vice ; il n’est, un vice que ch ez ceu x qui sont en quête d ’argent, non par besoin ni pour pourvoir aux n écessités de la vie, m ais parce q u ’ils ont appris l ’art varié de s ’enrichir et se font honneur de le posséder45.
Comme l’enseigne le Christ à l’homme riche, il faut savoir aban donner ses biens afin de sauver sa vie. L’homme riche, stupéfait du 40 Ethique V proposition 14. 41 Ethique IV scolie de la proposition 44. 42 TTP III, G. III p. 56, A. II p. 80, qui cite Sophonie, chapitre III verset 12-13. 43 Cf. la lettre 44 à Jarig Jelles, G. IV p. 228-229, A. IV p. 277. 44 Ethique IV, appendice ch. 29. 45 Ethique IV, appendice ch. 29.
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conseil du Christ, s’enfuit46. Et sans doute, pour Spinoza la communauté des disciples du Christ développe-t-elle, en acte, l’idée d ’un commu nisme réel mais embryonnaire, du corps social, qui s’efforce de devenir celui de l’humanité entière47. En 1671, dans une lettre à Jarig Jelles, commentant un livre intitulé Homo politicus, qui place le souverain bien dans « les honneurs et les richesses» et qui explique le «moyen d’y parvenir» en rejetant «toute religion intérieure», Spinoza y oppose le «mépris généreux des richesses» de Thalès de Milet qui enseignait: toutes choses sont communes entre amis, les Sages sont les amis des Dieux, toutes choses appartiennent aux Dieux, donc toutes appartien nent aux Sages48. La «religion intérieure» du fidèle comme la religion du sage (à laquelle Spinoza ramène «tous les désirs et toutes les actions dont nous sommes cause en tant que nous avons l’idée de Dieu ou en tant que nous connaissons Dieu»)49 contribuent à cet «établissement de l’amitié», dont Y Ethique nous dit qu’elle est aux «fondements de la cité»50, souli gnant ainsi, parallèlement au TTP, le sens et la valeur éthico-économique du désir de société et de la «promesse» qu’il exprime, au prin 46 «Alors Jésus regardant autour de lui, dit à ses disciples: Comme il sera difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu !», Marc X verset 23. 47 Au sein du mouvement des Collégiants - que Spinoza a fréquenté de 1660 à 1663 à Rijnsburg - Pierre Balling (qui est un des correspondants de Spinoza) préconise, dans la mesure du possible, le communisme des biens. Les Collégiants affirment que le christianisme est une nouvelle façon de vivre et de sentir plutôt qu’une croyance en des dogmes intangibles. Comme le dit L. Kolakowski, « le mouvement des Collégiants incarne le maximum social de conscience religieuse non exclusive» (Chrétiens sans Eglise. La conscience religieuse dans le lien confessionnel au XVII' siècle, Gallimard 1987). En effet, au sein des collèges, la conscience religieuse est quasiment réduite à la conscience laïque du lien à autrui constitutif de l’humanité de chacun comme du corps social primitif. Ainsi, les Collégiants retrouvaient-ils prati quement le sens et la valeur de la promesse au principe de la vie sociale et, d’un point de vue biblique, le droit qu’avait chaque Hébreu de «prophétiser» dans la démocratie originaire du premier pacte passé avec Dieu (TTP XVII, G. III p. 206, A. II p. 283). Pourtant les Collégiants sont impuissants à tirer les conséquences poli tiques, socialement transformatrices, de leur prise de position subversive dans le champ religieux. C’est la limite idéologique du mouvement. 4H Lettre 44, G. IV p. 228-229, A. IV p. 277. Cf. à ce propos A. Matheron, Individu et Communauté chez Spinoza, éd. Minuit 1969 p. 612, ainsi que, du même auteur, « Spinoza et la propriété » in Anthropologie et politique au XVIIe siècle, Vrin reprise 1986. 4'' Ethique IV, scolie 1 de la proposition 37. 50 Id.ibid.
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cipe de toute vie commune. Si « le désir insatiable doit amener, et en fait a amené la ruine des États »51, le désir d’égalité - de mettre toutes choses en commun - est au contraire, dans l’amitié (comme politique à l’état pur étendue à la multitude entière), intrinsèque au conatus du corps col lectif. Or l’enseignement du Christ tend à effectivement réaliser le sens et la valeur économico-politiques de la promesse. Ainsi, ce que la puis sance de la raison pourrait logiquement actualiser pour la vie commune de quelques uns, la puissance pratique de la foi ne pourrait-elle pas, en effet aussi, le rendre politiquement et institutionnellement possible pour tous?52 Le Christ, a qui ont été révélées «les décisions de Dieu qui conduisent les hommes au salut»53 n’a-t-il pas pu rationnellement et politiquement concevoir (et par là même pratiquement anticiper) cette perspective historique «absolue» d ’un communisme mondial, actualisé par la multitude dans l’affirmation «entièrement absolue»54 de son Droit? Dix-sept siècles plus tard, Spinoza, devant ce qui n’est encore qu’une utopie confrontée aux pouvoirs constitués et aux effets contreproductifs des lois réelles des passions humaines, laisse cependant - à cause de la productivité même de son ontologie de la puissance - la question historiquement ouverte. Laurent B ove
Université d ’Amiens 51 Cf. lettre 44, G. IV p. 228-229, A. IV p. 277. 52 II serait totalement illusoire de croire qu’en politique l’enseignement seul de la fra ternité suffit. Cet enseignement est voué à la perversion et à l’échec s’il ne trouve pas des relais institutionnels. Spinoza pense même qu’il doit être soutenu, dans son action, par la force de l’ensemble constitutionnel de l’Etat, comme ce fut le cas dans l’Etat hébreu {TTP XVII, G. III p. 212, A. II p. 290). Or, comme l’écrit F. Belo, si «le but STR du messianique et de 1’ecclesia est la transform ation de la F.S. (...), dans la situation d’impuissance politique qui est celle des classes dominées de l’empire romain», ce but est historiquement irréali sable (op. cit. p. 385). «Que dans une situation d’impuissance économique et poli tique, le messianique ne puisse pas assurer la transformation du M.P.E. , ceci implique qu’il n’est opératoire que dans la mesure où la F.S. lui fournit des codes, des moyens économiques, politiques et idéologiques pour qu’il devienne une pratique révolutionnaire: le messianique de lui-m êm e n’en a pas, il n’est pas révolutionnaire» (Ibid. p. 381). Sur ce qu’en pense Spinoza, p o u r son tem ps, cf. la partie 3 de notre article (op. cit. 1996) qui traite de la convergence problématique de la religion vraie et du désir de démocratie dans la libre République des Provinces Unies. 53 TTP I, G. III p. 21, A. II p. 37. 54 Om nino absolutum , dit le Traité politiqu e ch. XI, 1, pour désigner le caractère radi cal de l ’auto-organisation (autonome) de la multitude en démocratie.
LES PHILOSOPHES DU XVIIIe SIÈCLE ET L’HISTOIRE DU MATÉRIALISME
DE JEAN-BAPTISTE À ANACHARSIS, OU L’ITINÉRAIRE D ’UN MATÉRIALISTE Le jeune baron Jean-Baptiste Cloots du Val de Grâce1, né en 1755 à Clèves dans une riche famille d’ascendance flamande et hollandaise, avait reçu, au départ, une éducation foncièrement catholique. Dans ses Voeux d ’un Gallophile (1786), il écrit: «Je me rappelle que, jusqu’à l’âge de dix ans au plus, le catéchisme et le prône me contentoient beau coup » (p. 25). A l’âge de neuf ans, il est mis en pension à Bruxelles dans une institution religieuse et loge avec son frère chez un curé. Moins d’un an plus tard, on le retrouve au collège des Jésuites de Mons, et c’est entre dix et onze ans que sa famille l’inscrit à Paris au collège du Plessis, dépendance de la Sorbonne où il aura pour condisciple La Fayette, ainsi que les journalistes Gorsas et Millin. C ’est là qu’apparaissent les premiers signes de son indépendance d’esprit et de sa révolte précoce contre certaines prescriptions et proscriptions d ’ordre religieux. Il invite quelques-uns de ses camarades à manger chez un traiteur une omelette au lard; or l’Église interdit ces repas le samedi. Survient l’oncle d’un des convives qui soufflette son neveu et apostrophe le responsable. Celui-ci riposte en contestant la légitimité d ’un tel interdit et en mettant en cause «un droit usurpé» mais aussi la confession, la messe et l’Évangile. On devine la stupeur du cher oncle. C ’est que Jean-Baptiste est alors élève de cinquième et il n ’a pas quinze ans, puisqu’à cet âge il quittera Paris pour l’Académie militaire ou Académie des nobles à Ber lin. Il y aura pour maître le savant suisse Sulzer qui recommandait à ses élèves: «Messieurs, n’oubliez jamais que la voie d’autorité est une voie de perdition». Il n’est pas indifférent que ce soit un professeur protes tant qui lui ait indiqué la voie du libre examen. A la fin de ses études, il opte résolument pour l’érudition et la critique historique, à l ’instar de son oncle, l’éminent anthropologue De Pauw, chanoine à Xanthen et une des gloires scientifiques de l’époque. Sa mère - car il a perdu son père dès 1767 - l’autorise à se retirer dans la propriété de famille, le
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Pour plus de détails sur l 'homme et sa vie, voir notre A nacharsis Cloots, ou l ’uto p ie fou droyée, Paris, Stock, 1995. Nos citations renvoient à sa pagination.
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petit château de Gnadenthal (Val de Grâce en français), à proximité de Clèves. C ’est là qu’il amassera pendant quatre ans, et à raison de quinze heures de travail par jour, l’énorme documentation philosophique et his torique qui servira de support à une attaque en règle contre toutes les religions révélées, et en particulier contre le christianisme. Il publiera en 1780 un fort ouvrage de plus de 600 pages petit in-8° sous le titre para doxal La Certitude des preuves du mahométisme, qui se présente comme la réfutation savante du traité apologétique La Certitude des preuves du christianisme publié en 1768 par l’abbé Bergier. Il y prend la parole sous le nom d’un énigmatique Ali Gier-Ber, qui n’est évidem ment que l’anagramme de Bergier. Cloots y montre comment tous les arguments invoqués en faveur du christianisme peuvent fonder avec beaucoup plus de pertinence la légitimité du mahométisme. A coup de citations et de références, il y guerroie contre toutes les formes de reli gions révélées en brandissant contre elles ce qu’il appelle son GRAND ARGUM ENT [sic] et parfois son Palladium. Celui-ci reproduit en fait la thèse fondamentale de Y Examen critique des Apologistes de la reli gion chrétienne ( l re édition 1767), généralement tenue pour l’œuvre de Lévesque de Burigny, et un propos de Hume dans son 10e Essai { M i l ) . Son argument massue, Cloots le résume en une seule phrase: «Dès qu’un Dieu sage et bon a voulu établir la vraie religion, il a dû la mettre à la portée des plus simples ; et donner des preuves non seulement sen sibles, mais durables ; en rendre le dépôt incorruptible : autrement, ce n ’est plus l’ouvrage d ’un Dieu sage et bon» (p. 47). L’ouvrage se veut savant, bardé de notes qui mangent toute la page et d ’un ton souvent très violent, comme parcouru par une animosité pro fonde. L’auteur exècre à la fois les dogmes et les pratiques du christia nisme: «Depuis longtemps, le bourbier infect où m ’avoit plongé l’en fance m ’est en horreur» (p. 40). Il se démarque cependant nettement du matérialisme athée et du déterminisme : il se proclame déiste et refuse l’amalgame avec les athées et leurs «pitoyables raisons». Son Dieu est l’Etre suprême de Voltaire et de Rousseau (p. 49). Dans l’ensemble, le livre est surtout voué à la polémique antichrétienne et à la justification de la religion naturelle. Cloots restera très attaché à cette oeuvre de jeunesse et il continuera à la distribuer et à la citer, même lorsqu’il aura renoncé ouvertement au déisme. Dans l’immédiat, il cherche à la répandre et à la défendre dans des «conférences», véritables débats organisés au cours desquels il s’efforce de mettre a quia des adversaires appartenant tantôt au clergé, tantôt à la «bonne société». Il prétend même avoir troublé la foi d ’un curé, bouleversé par son argument et gêné dans l’exercice de ses fonc tions sacerdotales. Entre 1780 et 1785, le baron de Cloots est persuadé
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avoir écrit l’ouvrage «qui manquait absolument à la République des Lettres (et qui) est très propre à opérer une révolution générale dans les esprits» (p. 57). Mêlé à la gestion du Musée (ou Lycée), cette Université ouverte créée autour de 1780, il se brouille avec son directeur, le protestant Antoine Court de Gebelin qui s’indigne d ’entendre ce jeune adhérent tenir des discours dans lesquels il voit l’esprit des Lumières balayer les «livres invéridiques» (p. 67). On le menace d’exclusion, mais la mort inopinée de Court met fin à la querelle. Peu avant 1789, Cloots entreprend un long voyage dans l’Europe méridionale, qu’il interrompt à la nouvelle de la prise de la Bastille, et il se lance dans la vie politique et dans le journalisme. Il ne sera plus guère question du déisme dans les textes du baron jacobin, qui finira par se « déféodaliser » en renonçant à son titre et à se « déchristianiser » en ren voyant, selon son expression, Jean-Baptiste en Palestine pour adopter le prénom du philosophe scythe Anacharsis. Dès lors, il abandonne les gros ouvrages pour se tourner vers d ’autres formes de communication : brochures, lettres, discours, adresses et motions dans lesquelles il se présente comme «le secrétaire de la raison». Il combat avec vigueur ceux qui voudraient faire du catholicisme la religion d’Etat. Sa thèse reste celle de la C ertitude : la seule religion nécessaire au peuple est la religion naturelle, simple et à la portée de tous. Il plaide pour la sépara tion de l’Église et de l’Etat et critique l’intrusion, si fréquente dans les pays catholiques, de la théologie dans la politique. Au fil des mois, son anticléricalisme se fait plus intense. Il découvre dans les prêtres les pires ennemis de la Révolution, tout en constatant avec plaisir combien les ouvriers et les artisans se détachent de la religion dans leurs « conversa tions philosophiques», nourries de lectures surprenantes (Voltaire, Helvetius, Fréret, Bayle, Bolingbroke, Rousseau, Diderot). Peut-être leur prête-t-il candidement ses propres lectures. Dès l’été de 1790, il est convaincu que la lutte contre l’Église est la plus urgente des priorités, que Révolution et déchristianisation sont désormais synonymes. Aussi propose-t-il des économies massives par la suppression des aides au clergé. Il combat avec la même violence les idées mystico-maçonniques du Cercle social et le communisme chrétien soutenu par l’abbé Fauchet dans sa Bouche de fer. C ’est au cours de ces démêlés qu’il associera pour la première fois le refus de la religion et celui de la royauté. Sans doute est-ce la lecture du curé Meslier qui lui inspire la phrase venge resse : « Soyons persuadés que nous n’avons rien fait tant qu’il y aura un roi et un prêtre dans le monde» (p. 198). Aussi se désole-t-il de l’atta chement des masses paysannes, et en particulier des femmes, à l’em prise du clergé. La liberté restera illusoire aussi longtemps que le peuple
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croira à cette « féodalité des châteaux enchantés ». Désormais, l’admira teur éperdu de Rousseau lui préférera la logique de Voltaire. Il propose un jeu politique, qu’il qualifie de «machiavélique», qui consisterait à faire du roi un «mannequin radieux». En 1792, Cloots publie son texte politique majeur, La République uni verselle, ou Adresse aux tyrannicides, où il développe sa vision universaliste en même temps que les idées philosophiques auxquelles il adhère dorénavant. Il rejette le système fédératif au profit d’une «nation unique du genre humain» où «le bonheur sera sans bornes» et réclame une liberté complète dans l’ordre religieux, pour autant que l’athée soit écouté aussi paisiblement que le mahométan ou le mazdéen. Lui-même s’affirme maintenant résolument athée au sein d ’une opinion encore majoritairement déiste ou chrétienne. Chercher une cause finale qu’on appellerait Dieu, c’est expliquer une merveille par une autre merveille, c ’est ajouter un incompréhensible théos à un incompréhensible cosmos. L’argument du Dieu ouvrier de Voltaire ne tient pas : «Je nie que l’uni vers soit un ouvrage. Je dis que le monde est une chose éternelle, un être étem el» (p. 241). Cloots ne dit rien de ses sources et, s’il mentionne «le sage et profond Hobbes », il ne cite ni d’Holbach, ni Diderot, ni Naigeon. Nous savons qu’il a eu, au Lycée, des contacts fréquents avec Laplace, et peut-être est-ce l’illustre astronome et physicien qui a fourni au penseur les principes de sa philosophie définitive. Il est en tout cas le seul lien repérable entre Cloots et les héritiers du cercle holbachique. Le courant déchristianisateur de novembre 1793 trouve en lui un adepte résolu, même si le culte de la déesse Raison devait lui paraître un calque déri soire des rites chrétiens et une concession inutile au besoin d’une foi. Le bruit se répandit bientôt qu’il était le véritable responsable de l’abdica tion du premier archevêque constitutionnel de Paris, l’Alsacien J.-B. Gobel, le 7 novembre, devant la Convention. Quatre jours plus tard, Ana charsis accédait à la présidence du club des Jacobins. Il y prononcera, le 17, un fougueux discours-programme où il affirme que le seul dieu est la nature, comme le peuple est le seul souverain. Dans sa péroraison, il pro pose aux clubistes l’érection d’une statue du curé Meslier afin de rendre hommage au premier prêtre abjureur. Le projet restera sans suite. Le zèle antireligieux de Cloots accentuera encore la haine de Robes pierre, déjà hostile à sa République universelle. A peine Anacharsis a-til quitté son fauteuil présidentiel que « l’incorruptible» entame une campagne d’épuration minutieusement organisée. A sa profonde stu peur, Cloots s’y trouve dénoncé en tant que baron, millionnaire et prus sien, puis accusé de haute trahison : son antichristianisme et son univer salisme faisant le jeu des ennemis de la République, il ne pouvait être que l’agent de Pitt!
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Livré à la vindicte des clubistes, il ne devait pas s’attendre à trouver un défenseur. Son exclusion fut prononcée le 12 décembre sous les applaudissements du public au terme d’un terrible réquisitoire de Robespierre, soigneusement préparé la veille par un article haineux de Camille Desmoulins dans son Vieux Cordelier. Cloots riposta par un A ppel au genre humain où il rompait en visière avec celui qu’il quali fiait de Tartufe (20 décembre 93). Il revint à la charge le 26 décembre dans une note sur les spectacles où Robespierre était personnellement visé. Celui qu’on avait humilié en public et traité impunément d’espion ennemi s’y rebiffe et contre-attaque en dénonçant à son tour les «nou veaux courtisans tarés » et leur « masque religieux qui sied si bien aux traîtres». Il ajoute même: «Si j ’étais un fripon, je déclamerais contre l’athéisme. Si j ’étais un intrigant, je cajolerais, j ’encenserais les person nages éminemment influents » (p. 450). Bien loin de se laisser intimider, il redit son adhésion inébranlable à l’athéisme radical et sa volonté d’éradiquer toute forme de religion, parce que «le soi-disant théos gâte le très réel cosmos». Dès le lendemain, 27 décembre, Cloots est arrêté «par mesure de sécurité générale» et ses papiers sont saisis par la police. On n’y trouvera rien qui ne soit déjà connu et pas la moindre preuve d’une complicité étrangère. De sa prison du Luxembourg, le député déchu lance encore, avec une vaine obstination, le 8 janvier 1794, un message Aux hommes de bonne volonté. L’appel restera sans écho. A défaut de preuves, Fouquier-Tinville adjoindra le nom de Cloots au procès en préparation contre les hébertistes et les étrangers. Malgré une défense indignée et en l’absence de tout avocat, Cloots sera condamné, au terme d’une parodie de justice, à la peine capitale. Il avait eu le temps de lancer un nouvel appel à la nation et un autre aux «amis du genre humain», l’un et l’autre manus crits et donc sans effet. Il s’y présentait en «soldat de la Révolution», mais n’y faisait aucune allusion à ses opinions philosophiques. Quand viendra l’heure de sa mort, dès l’énoncé de la sentence, le souci majeur d’Anacharsis sera d ’adjurer ses compagnons de ne pas flé chir dans leurs opinions philosophiques. Il songeait évidemment à la dernière nuit des Girondins et au débat qu’ils avaient tenu sur l’exis tence de Dieu, admise par la majorité. Un prisonnier de la Conciergerie, Honoré Riouffe, rapporte dans ses souvenirs les propos tenus par Cloots au moment du supplice. Il leur prêchait le courage, la dignité, mais surtout la constance dans leur athéisme matérialiste: «Clootz, qui se mourait de peur qu’un d’eux ne crût en Dieu, prit la parole et leur prêcha le matérialisme jusqu’au der nier soupir» (p. 481). Son témoignage est confirmé par celui, plus auto risé encore, du bourreau lui-même. Sanson n’apprécie certes pas les
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mala, excedens, rara»s - qui lui a permis de connaître et d’étudier toutes
les branches de la science. L’article que Bayle dédie à Cardan - «médecin, & l’un des grands esprits de son siècle»9 - reconnaît le caractère exceptionnel de ce per sonnage, mais, en même temps, limite et circonscrit la personnalité du philosophe italien dans les bornes mêmes de cette singularité. Mais si Cardan devient dans les pages du Dictionnaire le témoin typique des sciences curieuses de la Renaissance, il donne aussi l’occasion à Bayle d ’aborder d ’autres problèmes importants, comme le prétendu athéisme de l’auteur du De subtilitate et les débats provoqués par l’horoscope de Jésus-Christ et par les prédictions astrologiques de l’italien. Religion et astrologie: voilà les deux thèmes qui devaient focaliser l’attention de Bayle et lui faire concentrer ses critiques. Mais, avant de nous fixer sur ces sujets, la lecture de cet article nous donne avant tout des informations sur la vie et sur la personnalité de Cardan. Ainsi Bayle rappelle la détention qu’il a dû supporter - déjà vieux - à Bologne en 157010, et dépeint ensuite le caractère et le tempé rament de ce personnage. Suivant le D e propria vita, Bayle conclut que Cardan était un esprit bizarre, «un homme d’une trempe singulière» et « d ’une humeur très-inconstante»11. De plus, il nous apprend la conduite fantasque de ce philosophe, qui parlait « d ’une infinité de pro diges par lesquels il connoissoit [...] ce qui lui devoit avenir» et qui
8 Vita Cardani, f. 22 t. 9 D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», in corp. 10 Cf. D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», in corp. : «Il professa dans cette demiere ville [Bologne] jusques en l’année 1570: alors on l ’emprisonna, & au bout de quelques mois on le ramena chez lui. Ce ne fut point un plein retour de sa liberté; car il eut son logis pour prison, mais cela ne dura guere. Il sortit de Boulogne au mois de septembre 1571, & s’en alla à Rome.» 11 Sur les bizarreries de l’esprit de Cardan, voir aussi D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», in corp: «M ais on connoitra bien mieux les bisarreries de cet esprit, si l’on examine ce qu’il nous aprend lui-même de ses bonnes & de ses mauvaises qualitez. Cette seule ingénuité est une preuve manifeste que son ame fut frappée à un coin tout particulier. Il nous aprend, que si la nature ne lui faisoit point sentir quelque douleur, il se procurait lui-même ce sentiment desagréable en se mordant les lèvres, & en se tiraillant les doigts jusques à ce qu’il en pleurât; qu’il a voulu quelquefois se tuer lui-même; qu’il se plaisoit à rôder toute la nuit dans les rues; qu’il n’alloit pas jusqu’à l’excès dans les plaisirs de l’amour, mais que s’il en prenoit au delà du nécessaire, cela ne l’incommodoit pas beaucoup; [...] qu’il avoit aimé les jeux de hasard jusques à y passer les journées toutes entieres, au grand dommage de sa Famille & de sa réputation, car il jouoit même ses meubles & les bijoux de sa femme. Il raconte ces choses & plusieurs autres avec la demiere naï veté.» Cf. aussi rem. (G), (H), (I), (K), (L), (M), (N).
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croyait « comme Socrate & quelques autres grands hommes » être « sous la direction d ’un Génie particulier»12. Tandis que Cardan pense posséder des qualités naturelles qui lui per mettent de connaître l’avenir et de faire des prédictions13, Bayle, au contraire, doute de la validité de cette assertion14. Et la conclusion à laquelle Bayle parvient est intéressante, puisqu’il fait appel au nom de Naudé pour affirmer la folie de Cardan : Naudé, qui n’a pas été l’auteur d’une vie de Cardan, mais qui a écrit «un Discours où il explique sa pensée sur le caractère de cet homme [...] n’a pu s’empêcher de dire que c ’étoit un fou: il lui fait justice quant au reste, sur l’esprit, sur l’erudition, & c» 15. Sur l’analyse de ces passages, quelques réflexions s’imposent. La figure de Cardan est marquée dans le Dictionnaire par l’excentricité et la folie, et Bayle n’hésite pas à utiliser le témoignage de Naudé pour soutenir cette hypothèse. Certes, Cardan se caractérise même pour Naudé par sa personnalité singulière et originale, par moment excep tionnelle, mais l’érudit parisien retrouve une stricte affinité et une sym pathie intellectuelle entre le naturalisme de l’italien et sa propre concep tion de la nature. En outre, dans sa Vita Cardani, Naudé souligne les contributions de l’italien à la médecine et aux mathématiques et admire l’énorme production du philosophe dans tous les domains des sciences humaines. En revanche, l’article du Dictionnaire oublie entièrement la place occupée par Cardan dans l’encyclopédie du savoir de la Renais sance, ainsi que ses études mathématiques, et il fait seulement quelques allusions à sa profession de médecin16. 12 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», in corp. 13 Cf. D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», in c o rp : «Que dirons-nous des quatre choses singulières que la Nature lui donna? C’est I, qu’il tomboit en extase quand il vouloit; II, qu’il voioit ce qu’il vouloit; III, qu’il voioit en songe tout ce qui lui devoit arriver; et IV, qu’il le connoissoit aussi par certaines marques qui se formoient sur ses ongles.» Cf. aussi rem. (O). 14 Cf. D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», in c o rp : «on prétend que ses Pronostics Astrologiques ont été assez souvent confirmez par l’événement: mais il avoue luimême que les réglés de l’Astrologie se trouvèrent fausses sur son sujet.» • 15 D ictionn aire, art. « Cardan (Jerôme)», in corp. 16 Bayle parle de Cardan médecin à propos de son voyage en Ecosse l’an 1522. Cf. D ictionnaire, «Cardan (Jerôme)», rem. (E): «Il dit que l’Archevêque de Saint André, Primat du Roiaume, le manda, après avoir eu recours inutilement aux Méde cins du Roi de France, & puis à ceux de l’Empereur. Ce Prélat paia fort bien les frais de voiage. Cardan vit par ce moien beaucoup de païs [...]. Ce fut en cette occasion qu’il alla à Londres, & qu’il fit un horoscope du Roi Edouard [...]. Ajoutons que cet Archevêque, âgé alors de quarante-deux ans, étoit incommodé depuis dix années. Son mal étoit une grande difficulté de respirer, & revenoit tous les huits jours depuis
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En définitive, Cardan se trouve chez Bayle sous le signe de la singu larité, et soustrait à la plénitude de son époque et de sa culture. Il se pro duit, entre Bayle et Cardan, une sorte d ’incompréhension, comme si, brisé le lien propre au naturalisme de la Renaissance qui unissait encore Cardan à Naudé, le philosophe italien était maintenant devenu indéchif frable aux yeux d ’un cartésien de la fin du XVIIe siècle17. Dans cette reconstitution partielle de la philosophie de Cardan, Bayle met en évidence deux thèmes auxquels il tient beaucoup: la reli gion et l’astrologie. A la remarque (D) il examine les raisons par les quelles Cardan refusa de s’établir en Danemark : c ’est-à-dire le climat et la religion - réformée - de ce pays. Or, Bayle reconnaît que l’idée que l’on s’est formée de Cardan n’est pas celle d’un homme aussi «conscientieux», mais il affirme aussi qu’il faut se méfier des «opi nions précipitées » et des préjugés, et « aller aux sources »; et si on lit le D e vita propria, on y trouve plutôt «le caractère d’un homme supersti tieux, que celui d’un Esprit fo rt» 18. Certes, Cardan a avoué qu’il n’était pas dévot, mais il ne peut pas être accusé d’impiété. Ainsi, aux dénon ciations de Martin dei Rio, qui assure «que Cardan avoit composé un Livre de la Mortalité de l’Am e», et aux imputations de ceux qui affir ment que son livre sur l’immortalité de l’âme - qu’il a effectivement écrit - a été publié «par politique», pour cacher sa véritable impiété, Bayle répond en défendant le penseur italien; il n’a jamais été athée, mais bien plutôt a montré sa nature fanatique : « Je croi qu’on se trompe : le Docteur Parker, qui a représenté fort heureusement les folies & les disparates de Cardan, le trouve beaucoup plus fanatique qu’athée. Je croi qu’il a raison. Voiez son traité de Deo, à la page 77.»19
deux ans: les intervalles avoient été plus longs avant ce temps-là. Le malade se porta mieux dès que Cardan l’eut traité. Le Médecin prit congé de lui au bout de soixante-quinze jours, & lui laissa des ordonnances qui le guérirent dans deux ans.» Mais cette digression sur Cardan médecin donne l’occasion de parler d’une prédic tion faite par Cardan sur cet archevêque qui, à en croire certains historiens, aurait réussi. Bayle rejette ce conte comme faux. 17 L’attitude cartésienne de Bayle est indubitable. Dans cet article, il soulève une objection en termes cartésiens à propos du «génie particulier» de Cardan. Cf. D ic tionnaire, «Cardan (Jerôme)», rem (N) : «Je ne douterois point qu’il [Cardan] n’eût raison [à l’égard de son génie particulier], si je croiois que tout ce qu’il conte est véritable; car il ne me semble pas que l’on puisse expliquer cela par les seules Loix générales de l’union de l’ame & du corps.» 18 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D). Et cf. peu après: «Il se met en colere contre Polybe, qui nioit l ’aparition des Esprits, & tels autres dogmes de la Religion Paienne.» 19 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D).
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Bayle se réfère ici aux Disputationes de Deo etprovidentia divina de Samuel Parker, le théologien empiriste et anticartésien anglais, dont la conception philosophique est peut être rapprochable de celle de Gas sendi ou de Hobbes. Dans cet écrit Parker critique l’innéisme cartésien et il établit un parallèle entre Epicure et Descartes, à propos de leurs idées physiques et de l’esquisse anti-finaliste du mécanisme cartésien20. Et lorsqu’il s’interroge, à la première de ses six disputationes, sur l’athéisme des philosophes, il touche aussi le problème de l’impiété de Cardan. Ainsi, pour le théologien anglais, le philosophe italien n’était pas athée, mais plutôt fou, comme on peut voir dès le titre de la section dédiée à Cardan : « Sect. XXV. In Cardanum inquiritur, & virum eruditissimum non impium sed insanum fuisse demonstratur.»21 Et la conclu sion de ces pages est claire: Cardan était un homme tout à fait fana tique: «ut quicunque leget non omnino Atheum sed totum Fanaticum fuisse concluserit.»22 Or, ce chapitre des Disputationes dépend totalement des pages de Naudé, qui est la source directe, citée plusieurs fois, des informations de Parker - «ut optime narrat Naudaeus», «ut inquit Naudaeus»23 - , et il nous montre l’influence exercée par l’érudit parisien partout en Europe. 20 Sur S. Parker voir A. Pacchi, C artesio in Inghilterra, Roma-Bari, Laterza, 1973, p. 118-140 et les études de A. Lupoli: «Una critica antiretorica ed antiermeneutica, la F ree a n d Im partial Censure o f the P latonick P hilosophie (1666) di Samuel Par ker», dans L ’interpretazione nei secoli XVI e XVII, a cura di G. Canziani e Y. Ch. Zarka, Milano, Angeli, 1993, p. 155-184; Id., «Il pensiero politico di Samuel Par ker (1640-1688)», dans L ’Inghilterra e l ’E uropa m o d e m a : storie di donne, di uomini, d i idee. O m aggio a Christopher H ill, a cura di G.M. Cazzaniga, Pisa, Edizioni ETS, 1995, p. 123-167; Id., « L ’Account o f the Nature and the Extent o f the D ivin e D om inion an d G oodnesse di Samuel Parker: dalla teologia alla fîlosofia politica», dans «M ind senior to the w orld». Stoicism o e origenism o nella fîlosofia p la to n ic a d e i Seicento inglese, a cura di M. Baldi, Milano, Angeli, 1996, p. 205254. 21 Cf. S. Parker, D ispu tationes de Deo, et providen tia divina, Londini, typis M. Clark, impensis Jo. Martyn, 1678, p. 68-77. 22 S. Parker, D ispu tationes de D eo, et providen tia divina, cit., p. 77. 23 Cf. S. Parker, D ispu tationes de D eo, et providen tia divina, cit., p. 69: «Insanianti autem proximum vixisse quis de isto homine dubitare possit, qui (ut optime narrat Naudaeus) somnis, ostentis, auguriisque vanissimis & maxime ridiculis fidem adhiberet; qui totum ex delirantium vetularum observationibus penderet; qui quoties vellet, a sensibus per extasim peregrinatur; [...] senex quoque carcerem vitare non potuit...», et p. 70: «mirum itaque non est si in mores inconditos vitamque ebrii ad instar inequalem praecipitaverit tam anomala sanguinis temperies, quae cum melancholica fuerit et adustae bilis copia referta, ventosa (ut inquit Naudaeus) facit ingénia, & magnarum rerum, ut nominis, honorum, auctoritatis desiderio flagrantia...»
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«Beaucoup plus fanatique qu’athée»: en reprenant en français les mots latins de Parker, Bayle exprime alors sa véritable idée de la reli gion de Cardan, tout en se fondant, comme le théologien anglais, sur les argumentations de Naudé. Et bien que la personnalité de l’italien soit marquée par la folie et par le désordre, elle n’arrive pourtant jamais à l’impiété, même si les livres de Cardan sont «parsemez de très-mau vaises doctrines», comme l’a montré Scaliger par les mots qu’il rap porte de l’ouvrage « sur l’immortalité de l’Ame, qui sont la pure impiété d ’Averroës»24. Dans ce texte Cardan arrive à soutenir «que notre ame est aussi mortelle que l’ame d ’un chien»25, mais on peut y trouver aussi « d ’autres principes [...] car ce n’est qu’un assemblage de diverses pieces qu’il avoit pillées deçà & delà en lisant les Livres de Pomponace, & d ’Augustin Niphus, &c.»26. L’accusation portée contre Cardan par Scaliger, et reprise par Bayle, est donc celle d’avoir été un plagiaire. Il s’agit d ’une accusation grave, spécialement pour un écrivain et un philosophe, mais qui est bien diffé rente de celle d’avoir été athée. Ainsi, selon Bayle, il faut parler, à pro pos de Cardan, non pas d’athéisme mais d’hétérogénéité culturelle et, enfin, de confusion27: chez lui la folie se conjugue avec le désordre, et sa 24 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D). 2Î D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D). Voir le passage tout entier: «Car dan soutient qu’il n’y a qu’un entendement dans les régions sublunaires, & que cet entendement, qui n’est humain qu’entant que la matiere de l ’homme le peut rece voir, entre dans les hommes, ce qui fait qu’ils produisent des actes d’intelligence; qu’il s’approche aussi des bêtes & qu’il les entoume, mais qu’il ne peut y entrer à cause des disproportions de leur matiere; c ’est pourquoi il illumine les hommes au dedans, & ne fait que raionner par dehors autour des bêtes. Voilà toute la différence que Cardan admet entre l’entendement des hommes, & celui des animaux. Il résulte de là manifestement que l’ame de l’homme n’est point plus parfaite que celle des bctes, & que ce n’est qu’à l’égard de la matiere qu’elles sont inférieures à l’homme, d’où il s’ensuit que notre ame est aussi mortelle que l ’ame d’un chien.» 26 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D). Le passage continue: «Pour cou vrir son vol, il mêla des Déclamations aux doctrines qu’il prenoit dans les Ecrits de ces Philosophes. Thomasius auroit pu joindre ces paroles de Scaliger avec celles qu’il a rapportées de Naudé, pour faire voir que Cardan avoit été Plagiaire.» Mais la position de Naudé est plus nuancée, car il affirme seulement, à propos de l’horo scope de Jésus-Christ, que Cardan ne fut pas le premier à le faire, mais qu’il l ’em prunta à d’autres auteurs qu’il ne nomma jamais. Cf. rem. (Q): «Naudé assûre que Cardan s ’étant bien trouvé de la supression des noms des Auteurs dont il emprunta l’horoscope de Jesus-Christ, (car par ce moien il passa pour le prémier Inventeur), ne voulut jamais découvrir ces mêmes noms lors qu’il se vit ensuite persécuté pour cet horoscope.» Et cf. Vita Cardani, f. 25r. 27 Sur le désordre expositif de Cardan et sur son obscurité, cf. D ictionnaire, art. « Car dan (Jerôme)», rem. (T): «Les Lecteurs trouvent dans ses Livres ce qu’ils n’eussent
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philosophie, dépourvue de toute véritable structure logique et déductive, se place sous le signe du syncrétisme et de la bizarrerie. Mais cette remarque (D), relative à la religion de Cardan, est aussi l’occasion pour Bayle de relancer son idée latitudinaire et tolérante de la religion. Cardan, dans le D e propria vita, avoue de n ’être pas dévot, et d’être naturellement très vindicatif, mais aussi qu’il «négligeoit de se venger quand l’occasion s’en présentoit». Et, ajoute Bayle, «il le négli geoit, dis-je, par respect pour le bon Dieu: ‘Dei ob venerationem, & quod omnia haec vana quantum sint dignosco, occasiones oblatas ultionum etiam consulto negligo’»28. S’appuyant sur cette affirmation de Cardan, l’auteur du D ictionnaire soutient que le philosophe italien n ’était pas impie, car «il n ’y a point de priere, point d’assiduité aux Églises, qui vaille le culte que l’on rend à Dieu de cette maniéré ; je veux dire en obéissant à sa Loi par le respect qu’on lui porte & contre le plus fort panchant de la nature »29. Bayle propose ici, donc, une religion qui se passe de cultes extérieurs et qui se réalise dans la pratique morale, dépassant les bornes et les règles formelles imposées par les Églises. La religion devient ainsi très proche de la morale: au-delà des prières et de la fréquentation des églises, le véritable culte que l’on rend à Dieu consiste à respecter et à obéir aux lois qu’il a établies. En défendant Cardan des accusations d’impiété, Bayle se refuse à condamner ou à persécuter qui que ce soit. De plus, il propose une religion tolérante, respecteuse de la conscience et de la liberté personnelles, qui trouve sa raison d’être dans une pra tique morale plutôt que dans une doctrine ou dans une Église. A côté de la religion, l’astrologie est l’autre grande question soule vée par l’article «Cardan». Bayle, qui, dans ses Pensées diverses, avait déjà jugé avec sévérité la croyance à l’influence des astres, continue, dans le Dictionnaire, sa critique de la magie et de l’astrologie, dans le nouveau cadre d ’une critique historique. Et, à propos de Cardan, il aborde deux problèmes liés entre eux: celui de l’horoscope de JésusChrist et celui des prophéties. jamais attendu : ils trouvent dans son Arithmétique plusieurs discours sur le mouve ment des planetes, sur la création, sur la tour de Babel. Ils trouvent dans sa Dialectique un jugement sur les Historiens, & sur ceux qui ont composé des Lettres. Il avoue qu’il faisoit des Digressions afin de remplir plutôt la feuille ; car son marché avec le Libraire étoit à tant par feuille. [...] Quant à son obscurité, l’Auteur que je cite [Naudé] en donne quelques raisons, & celle-ci entre autres, c ’est que Cardan s’imaginoit que plu sieurs choses qui lui étaient familières n’avoient pas besoin d’être dites; & d’ailleurs, son esprit vif & vaste le faisoit passer promptement d’un lieu à un autre.» 28 D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (D). 29
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Le commentaire cardanien sur le Quadripartitum de Ptolomée, publié à Bâle en 1554, contient des pages consacrées à l’horoscope du Christ qui provoquèrent la réaction indignée d ’auteurs comme De Thou ou Joseph Scaliger. Déjà Naudé s’était aperçu de l’impiété de ces pas sages, mais il défend Cardan, observant qu’il n’a pas été le premier à parler de l’horoscope du Christ30. Bayle consacre toute la note (Q) à « l’audace» du philosophe italien, en reprenant, presque à la lettre, la défense de Naudé et en affirmant que Naudé « remarque deux choses sur ce fait. I-Il censure Joseph Scaliger d’avoir cru que personne avant Car dan n’avoit entrepris une telle chose. 11-11 observe que Cardan eut la vanité d’aimer mieux passer pour l’inventeur, que de se justifier par l’exemple de ceux qui le précédèrent dans cette profane entreprise»31. Ainsi selon Bayle (et Naudé), un siècle avant Cardan, le Calabrais Tiberio Russiliano Sesto avait parlé de l’horoscope du Christ, et avant lui Pierre d ’Ailly, Albert le Grand et Albumasar32. Et cette conception naturaliste du Christ devait garder toute sa valeur d’hétérodoxie même au XVIIe siècle, car elle réapparaît chez Vanini et dans le Theophrastus redivivus 33. Bayle se rattache à Naudé, qui avait répandu cette théorie dangereuse sous prétexte d ’en diminuer l’originalité, sans rien ajouter ou atténuer, mais le sens qu’elle prend dans le Dictionnaire est bien dif férent. Ce qui chez Naudé - ou chez Vanini ou dans le Theophrasts redi vivus - sonnait comme une «énonciation libertine» presque insuppor table devient maintenant chez Bayle quelque chose d’extravagant, mais qui a perdu sa charge éversive. Il s’agit plutôt d’une vieille hypothèse «astrologique», certainement audacieuse, mais qui demeure étrangère aux débats philosophiques ou théologiques postcartésiens, propres à l’univers intellectuel de Bayle. Certes, pour Bayle l’astrologie représente toujours une théorie fausse, mais elle n ’a plus ni l’autorité ni le pouvoir qu’elle exerçait à la Renaissance, et la croyance astrologique de Cardan est le meilleur exemple de la vanité de cette crédulité. L’« humeur très-inconstante» et 30 Cf. Vita Cardani, f. 24rv-25r. 31 D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (Q). 32 Cf. D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (Q): «Voilà quatre Auteurs que Naudé allègue [...]; d’où il conclut que Mr. de Thou, & Scaliger, ont eu tort de croire que Cardan mérite ici l’infamie de l’invention.» 33 Cf. G.C. Vanini, Am phitheatrum a e te m a e providen tiae divino-m agicum , Christiano-physicum, nec non astrologo-catholicum . A dversus veteres Philosophos, Atheos, Epicureos, P eripateticos, & Stoicos, Lugduni, Apud viduam Antonii de Harsy, 1615, «Exercitatio VII», p. 47-50 et Theophrastus redivivus, edizione prima
e critica a curadi G. Canziani e G. Paganini, 2 vol., Firenze, La Nuova Italia, 19811982, p. 398-405.
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la «trem pe singulière» de l’auteur du D e vita propria sont alors liées aussi à sa réputation d’astrologue; ainsi «on prétend que ses Pronostics Astrologiques ont été assez souvent confirmez par l’événement : mais il avoue lui-même que les réglés de l’Astrologie se trouvèrent fausses sur son sujet»34. Bayle nie donc la véridicité des prédictions astrologiques de Cardan, et que le philosophe italien ait cru effectivement au véritable pouvoir exercé par l’astrologie. Et bien que Naudé eût déjà démontré que «les principaux horoscopes de Cardan ont été directement contraires aux événemens», Cardan lui-même ne devait pas tenir pour vraies les loix de l’astrologie, car il avoue que «par la connoissance qu’il avoit de l’Astrologie, il s’étoit persuadé qu’il ne vivroit pas plus de quarante ans, ou du moins qu’il n’arriveroit pas à quarante-cinq»35, ce qui a été démenti par les faits. En outre, à la remarque (E), qui traite du voyage en Ecosse de Car dan pour y soigner l’archevêque de Saint-André, Bayle nie que le méde cin italien ait fait à ce prélat une prédiction sur sa mort, qui se soit avé rée. Bayle allègue deux raisons qui montrent sa vision critique de l’astrologie et de ses disciples: «la prémiere est que Cardan étoit un homme trop intéressé, & trop bien instruit dans ces Charlataneries Astrologiques, pour faire de semblables menaces à un Prélat aussi important que celui-là», et la deuxième est que «si Cardan avoit dénoncé cette Prophétie, il s’en seroit vanté dans l’Ouvrage où il raconte qu’il guérit cet Archevêque » et il auroit rendu public un fait « si favorable à son Astrologie »36. Ainsi, non seulement Cardan est «trop bien instruit dans les Charla taneries Astrologiques», mais l’astrologie même a une attitude servile et lucrative qui vise seulement à flatter les puissants : « vous ne voiez guere que les Astrologues disent à un grand Seigneur qu’il est condamné par son étoile à une fin ignominieuse : ils lui promettent ce qu’ils s’imaginent qu’il souhaite le plus ardemment; & c’est par là qu’ils attrapent mieux quelques pistoles.»37 3,1 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», in corp. Et le passage continue: «Quelquesuns ont dit qu’aiant marqué qu’il mourrait en un certain tems, il s’abstint de nourri ture, afin que sa mort confirmât la Prédiction, & que sa vie ne décriât point le métier. Il craignoit donc de survivre à la fausseté de ses Prophéties: il étoit donc si délicat sur le point-d’honneur, qu’il n’eût pu souffrir le reproche d’avoir été faux Prophete, & d’avoir fait tort à sa Profession.» 35 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (R). Et Bayle continue: «Il ajoute que cette croiance lui fut fort préjudiciable». 34 D ictionnaire, art. « Cardan (Jerôme)», rem. (E). 57 D ictionnaire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (E).
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Aux yeux de Bayle, donc, les prophéties de Cardan sont fausses et erronées, et sa croyance même à l’astrologie est suspecte et ambiguë, car il croit aux influences astrales, mais il pense pouvoir se soustraire à leur action. Il s’agit d’une foi naïve, qui relie le caractère et les inclina tions individuelles aux étoiles, et qui finalement se rattache à la folie propre du personnage38. De plus, Bayle considère Cardan comme «un grand menteur» et il ne croit pas à l’image que l’italien donne de lui-même : «Naudé prétend que Cardan étoit tel qu’il se représente : m aisj’aimerois mieux dire qu’il a prétendu seulement montrer ce que les malignes influences de son étoile l’eussent rendu, s’il ne les eût corrigées ; car il demeurait d ’accord que les Sciences divinatrices se trouvoient frustrées de leur certitude dans sa personne.»39 D ’ailleurs, la chiromancie et l’astrologie lui avaient prévu tout autre avenir40. Toutefois, il faut souligner que cette digression astrologique se place au cœur de la remarque (U), qui traite de la folie de Cardan, et, en effet, Bayle met en rapport l’extravagance du philosophe italien avec sa foi équivoque dans les influences astrales. L’astrologie devient alors une variante de la folie, tandis que cette dernière est le véritable signe dis tinctif de la pensée cardanienne. De plus, en bouleversant une affirma tion de Senèque selon qui on trouve toujours un grain de folie dans les grands esprits, Bayle affirme que l’esprit de Cardan au contraire n’est que « l’accessoire de la folie»41, et il utilise le témoignage de Naudé pour corroborer cette hypothèse42. 38 Cf. D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (U): «Une autre grande preuve de sa folie est le mal qu’il a publié de lui-même. [...] il avoue que son étoile lui avoit donné une ame impie, vindicative, traîtresse, magicienne, calomniatrice, adonnée à toutes sortes d’impuretez, & remplie d’un grand nombre de défauts honteux qu’il spécifie.» 39 D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (U). 40 Cf. D ictionn aire, art. «Cardan (Jerôme)», rem. (U): «Par les réglés de la Chiromance, on avoit jugé qu’il étoit d’un esprit stupide [...]; & parcelles de l’Astrologie, il devoit mourir avant l’age de quarante-cinq ans. Chacun sait comme Socrate justi fia le Physionomiste qui lui avoit attribué tant de défauts. N ’oublions pas, I. Que Naudé soutient que Cardan, qui se vantoit de n’avoir jamais menti, est un grand menteur: il l’en convaine menifestement sur certains articles. II. Que le Docteur Parker est du sentiment de Naudé à l’égard de la folie de notre Cardan, & qu’il en ramasse les principaux signes.» 41 Cf. D ictionnnaire, art. « Cardan (Jerôme)», rem. (U) : « La pensée que Seneque attri bue à Aristote, qu’il entre toujours un grain de folie dans le caractere des grands esprits, «nullum magnum ingenium sine mixtura dementiae», n’est point juste à l’égard de Cardan; ce n’est point pour lui qu’il faut dire que la folie est mêlée avec le grand esprit: il faut prendre la chose d’un autre sens, & dire que le grand esprit est
«BEAUCOUP PLUS FANATIQUE QU’ATHÉE»
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Mais le cadre que les pages du Dictionnaire esquissent est très diffé rent de celui de la Vita Cardani. Même si Naudé fait mention de l’ex centricité du personnage, il souligne les contributions de ce philosophe au savoir de la Renaissance et il dépeint les qualités exceptionnelles de son esprit : ainsi les éléments de singularité - et parfois de folie - n ’em pêchent pas un jugement largement favorable. Par contre Bayle utilise les passages naudéens pour réaffirmer son hypothèse herméneutique qui relègue l’auteur du D e vita propria dans un espace d’extravagance et de folie, dont l’astrologie est une de ses configurations - et des plus singulières et dangereuses. Certes, Bayle soutient Cardan contre les accusations de ses ennemis : ainsi Cardan n’a été ni magicien43 ni athée, et il a été plutôt un esprit curieux et fanatique. Mais cette défense produit aussi un effet négatif, qui soustrait la figure du penseur italien à la philosophie de son siècle pour la placer dans le seul univers de l’excentricité. L’article « Cardan » révèle donc les difficultés propres à Bayle et à la culture cartésienne de la fin du XVIIe siècle dans leurs rapports avec la philosophie de la Renaissance et surtout avec le naturalisme de cette époque, qui, encore chez Naudé, était l’objet d’une analyse attentive et d’une complicité curieuse. Il s’agit chez Bayle d ’une incompréhension qui rend indéchiffrable la philosophie de l’italien et qui lui fait perdre le sens général du jugement naudéen, si souvent cité. En revanche, le legs de Naudé - non seulement dans cet article « Car dan » mais aussi, en général, dans le Dictionnaire - est ailleurs : dans l’esprit critique et érudit et dans la critique des sources historiques ou, encore, dans l’absolution de tout auteur de l’accusation de magie. Et cette défense de la liberté de pensée se transforme chez Bayle en une attitude tolérante et critique à l’égard des Églises et des rites établis, sus mêlé avec la folie; le grand esprit ne doit être considéré que comme Vappendix & l’accessoire de la folie.» Cf. aussi rem. (H): « c ’est qu’en certaines choses Cardan paroissoit au dessus de l’intelligence humaine, & en beaucoup d’autres au dessous de celle des petits enfans.» 42 Cf. D iction n aire , art. «Cardan (Jerôme)», rem. (U): «Ceux qui trouveront que j ’outre la chose s’en tiendront, s’il leur plait, au sentiment de Naudé, j ’y consens: il aprouve ceux qui ont dit qu’il ne s’en faut guere que Cardan n’ait vécu comme insensé. [...] C’est une marque très-certaine, ajoute-t-il, que Cardan n’étoit point toujours en son bon sens, que de voir les contradictions prodigieuses qui sont dans ses Livres. On ne peut les attribuer, ni à un défaut de mémoire, ni à une ruse : le peu de raport qu’il y a entre ses variations est une suite des différens accès d’extrava gance qui lui prenoient. [...] Une autre grande preuve de sa folie est le mal qu’il a publié de lui-même.» 43 Bayle remonte à V A pologie de Naudé pour nier que Cardan a vécu sous la direction d’un génie particulier. Cf. D ictionn aire , art. «Cardan (Jerôme)», rem. (N).
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ceptible de ramener l’idée et le sens de la religion à la seule morale. Ainsi la tolérance est un des résultats - et des plus importants - que la tradition critique et libertine a laissé en héritage au philosophe de Rotterdam. Lorenzo
B ia n c h i
Istituto Universitario Orientale, Naples
JEAN MESLIER, STRATONICIEN REDIVIVUS En août 1704, lorsque Pierre Bayle fait paraître à Rotterdam, chez Reinier Leers, sa Continuation des pensées diverses, Jean Meslier a quarante ans. Curé d’Étrépigny, il mène son existence habituelle, ryth mée par ses devoirs professionnels et par les visites périodiques de l’ar chevêque de Reims1. On ne sait pas s’il travaille déjà à son Mémoire, qu’il achèvera sans doute entre 1720 et 1729, date de sa mort. Ce texte, comme il est notoire, constitue l’exemple le plus remarquable d’une pensée athée et matérialiste, mais, en même temps, fortement influen cée par le cartésianisme et par le malebranchisme. C ’est précisément en raison de cette appartenance à l’école cartésienne que Meslier rencontre Pierre Bayle. Le curé d ’Étrépigny s’avère, en effet, être l’incarnation vivante et précoce de l’athée virtuel auquel Bayle avait donné la parole dans la Continuation, en le présentant comme un disciple moderne de Straton de Lampsaque. Cette relation, précisons-le d’emblée, est purement conceptuelle; elle ne relève pas d’une filiation historique directe. Car, selon toute pro babilité, M eslier n ’a jamais lu, ni connu, les ouvrages de Bayle. Le seul Dictionnaire historique qu’il cite et qu’il utilise est celui de Moréri qui était précisément la cible critique du philosophe de Rotterdam... Le Dictionnaire de Bayle fut d’ailleurs interdit en France dès sa parution, en 1697. Sa grande diffusion date des années de la Régence, mais M es lier était trop éloigné des centres intellectuels et culturels du pays pour en avoir connaissance; quant aux autres écrits bayliens, ils étaient encore moins connus que le Dictionnaire en dehors du Refuge hollan ' .
Sur Meslier, voir la bibliographie exhaustive publiée dans le t. III des Œ uvres de Jean M eslier, éd. J. Deprun, R. Desné, A. Soboul, Paris 1970-1972 [dorénavant: M], p. 573-610, à intégrer pour les années postérieures à 1972 à l’aide du répertoire B ibliograpliia clandestina, par A. Mothu ( http://w w w .vc.unipm n.it/~m ori/e-texts/ bibclan.htm ). Pour ce qui concerne Pierre Bayle, voir la bibliographie des études bayliennes (1900-1999) publiée dans G. Mori, B ayle philosophe, Paris 1999 {http://w w w .cisi.u iiito.it/progetti/bayle/biblio.h tm l). Nous citerons les ouvrages de Bayle dans les éditions suivantes: D ictionnaire historique et critique, Amsterdam 1740 [= D ict.]\ Œ uvres diverses, 4 vol., La Haye 1727-1731, plus 5 vol. supplé mentaires, Hildesheim 1982-1990 [= OD],
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dais. Meslier ne rencontre le nom de Bayle que dans les pages du jésuite Toumemine, dont il apostille les Réflexions sur l ’athéisme, publiées en annexe à l’édition de 1718 de la Démonstration de l ’existence de Dieu de Fénelon2. Mais il ne fait aucune observation à son sujet; il se borne à confirmer la position de Bayle que Toumemine avait essayé de réfuter, concernant l’existence réelle, et non pas imaginaire, d’athées spécula tifs. Il va sans dire, d’ailleurs, que Meslier n’avait pas besoin à cet égard du témoignage d’autrui... Cependant, l’analogie entre les deux auteurs va bien au-delà de cette question ; elle se situe au fondement même de leurs réflexions respec tives autour de l’athéisme. Un simple exposé descriptif et schématique des doctrines de Bayle et de Meslier nous aidera à découvrir quels pou vaient être, vers 1700-1720, les matériaux conceptuels - et les stratégies argumentatives - d’un athéisme philosophique de souche cartésienne et malebranchiste3.
1 - MATÉRIALISME Si le matérialisme n’implique pas l’athéisme, car il existe bien des théologies matérialistes affirmant la corporéité de l’âme et même de Dieu (de Tertullien aux sociniens, sans oublier la position de Hobbes, dont l’interprétation est cependant controversée)4, il est évident que l’inverse de cette proposition est substantiellement vrai, du moins à l’époque de Bayle et de Meslier: aux siècles XVIIe-XVIIIe, tout athée est naturellement porté à faire sienne l’option matérialiste, niant l’exis tence d’une substance spirituelle distincte de la matière5. C ’est aussi la position du stratonicien de Bayle et de Meslier. Leur matérialisme, 2
Voir MIII, 337.
3
On trouve une analyse critique des positions de Bayle et de Meslier dans P. Rétat, «M eslier et Bayle: un dialogue cartésien et occasionaliste autour de l’athéisme», dans Le curé M eslier e t la vie intellectuelle religieuse et sociale, Actes du colloque de Reims (dactyl.), 1980, p. 497-516. Nous reviendrons par la suite sur cet excellent article, dont nous nous écartons surtout en ce qui concerne l’interprétation de la position de Bayle.
4
Sur la possibilité d’une théologie matérialiste, voir R. Cudworth, True Intellectual System , I,ch. 3, § 30. Voir aussi Bayle, D ict., «César», H àpropos des sadducéens: la négation de la spiritualité de l’âme n’entraîne pas nécessairement celle de la pro vidence. Voir également Meslier, M il, 231.
5
Voir Bayle, D ict., «Ruggeri», D: «on croit ordinairement que toute personne qui nie l'existence de Dieu, nie aussi par une suite nécessaire l’existence de tous les esprits et l’immortalité de l ’âme» (par la suite de ce texte, Bayle reconnaît que ce jugement est vrai de fa c to , en Occident, bien qu’il soit possible de concevoir un athéisme spiritualiste et animiste comme celui des Chinois...).
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pourtant, est surtout fondé sur des considérations d’ordre négatif: il joue sur les apories du concept de res cogitans, en exploitant à la fois les objections des adversaires de Descartes et la psychophysiologie mécaniste - et donc réinterprétable en sens matérialiste - des cartésiens. Même s’il passe communément pour un partisan convaincu du dua lisme cartésien, Pierre Bayle a bien vu les difficultés de cette doctrine, qu’il attaque à partir de 1679, en reprenant à son compte plusieurs argu ments des adversaires de Descartes (surtout de Hobbes et de Gassendi)6. Le trait distinctif des objections de Bayle contre le cartésien Poiret, rédi gées en cette même année, est l’affirmation de l’inintelligibilité du concept de substance pensante. Selon Bayle, seul le concept de matière/étendue a une positivité sémantique, qui lui vient de notre expé rience quotidienne: lorsque nous affirmons que quelque chose «est un corps», nous disons quelque chose de positif, comme lorsque nous disons qu’un homme «est français»; au contraire, lorsque nous affir mons qu’un être est «imm atériel», nous nions seulement qu’il soit un corps; c ’est comme si nous disions, de quelqu’un, qu ’« il n’est pas fran çais»7. C ’est ainsi que le cogito n’atteste pas selon Bayle l’existence d ’une substance pensante: nous ne sommes conscients que d ’une « action », qui suppose à son tour une « faculté » susceptible de produire ces actes que nous appelons pensées8. La question reste de savoir si un corps matériel peut posséder une telle faculté tout en gardant toutes ses caractéristiques essentielles. Or, pour Bayle, il ne s’agit pas de faire penser la matière en tant que telle, c ’est-à-dire de faire de la pensée un attribut essentiel des corps, comme l’étendue. Dans tous ses ouvrages, Bayle tient cet alliage pour incompréhensible : les spinozistes eux-mêmes, à son avis, considèrent la coexistence de la pensée et de la matière en Dieu comme l’endroit le plus faible de leur système9. Cependant, l’objection principale des car tésiens, «fondée sur le fait que le mouvement, la figure et les autres modifications des corps diffèrent toto cœlo de l’idée de pensée»10, n’est 6 Pour plus de détails sur la position de Bayle concernant le dualisme cartésien - et sur les autres doctrines bayliennes mentionnées dans le présent article - voir notre B ayle ph ilosoph e, cité ci-dessus, note 1 (où nous essayons également de prouver l ’attribution à Bayle des O bjections à Poiret, remise en question par É. Labrousse). 7 Cf. O D IV, 151b (trad. fr., O D V -l, 35). Cf. aussi ibid .: «celui qui dit d’une chose qu’elle est corporelle et matérielle y place des qualités réelles; dire d’une autre chose qu’elle est incorporelle et immatérielle, c ’est nier les précédentes qualités sans rien lui attribuer de positif.» 8 II est inutile de remarquer ici l'influence des objections de Hobbes à Descartes. * O D III, 942b. 10 O D V -l, 31.
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valable que si l’on suppose que deux «attributs» radicalement diffé rents comme la matière et la pensée se joignent dans une même sub stance. Pour avancer une hypothèse alternative, Bayle en appelle à la toute-puissance divine, en soutenant que Dieu peut créer une matière qui, tout en demeurant essentiellement étendue, acquiert des modifica tions conscientes à l’occasion de «certaines» de ses configurations11. A cet égard, Bayle se fonde sur le principe même de l’occasionalisme, c ’est-à-dire sur l’impossibilité d’un rapport causal effectif entre l’âme et ses modifications. Ce rapport, selon les occasionalistes, est purement occasionnel, il a été établi par Dieu de manière arbitraire. Mais alors, observe Bayle, Dieu pouvait également lier des modifications conscientes à un sujet purement matériel. En ce sens, la sensibilité pour rait être considérée comme une faculté dont jouissent certaines espèces animales, en relation à l’état de la matière qui les compose. Cela per mettrait de ne pas tomber dans le panpsychisme, à l’opposé de ce qui se passe dans la théorie épicurienne des atomes animés12. Car, comme Bayle l’affirme explicitement: «je ne dis pas que le mouvement et la figure constituent formellement l’acte de penser; je me borne à suppo ser qu’ils sont Y occasion de la pensée.»13 Quant au passage de ce maté rialisme occasionaliste et théologique à un matérialisme pur et simple, il est rendu possible, selon Bayle, par la doctrine commune des théolo giens, qui supposent que Dieu peut faire tout ce qui n’est pas contradic toire: il s’ensuit qu’un assemblage de matière doué de pensée est «pos sible» de lui-même, avec ou sans l’intervention de D ieu ...14 La stratégie de Meslier n’est pas différente - mis à part, bien entendu, le recours à la toute-puissance divine - de celle esquissée par Bayle dans les passages que nous venons de citer. Il commence égale ment par nier l’évidence de la notion d’immatérialité : « pensez et repen sez tant que vous voudrez à ce que pourrait être un prétendu être, qui n ’aurait ni corps, ni matière, ni figure, ni couleur, ni étendue aucune, vous ne formerez jamais une idée claire et distincte de ce qu’il pourrait ê tre » 15. La pensée devient alors, comme chez Bayle, «une action, ou 11 Cette hypothèse va être reprise, sous une forme partiellement différente, par Locke et par un grand nombre de déistes du XVIIIe siècle. Mais on la retrouve déjà dans les Sixièmes objections aux M éditations de Descartes. 12 Sur les critiques de Bayle à l’égard de l’épicurisme, voir D ict., «Démocrite», E; «Épicure», F; «Leucippe», E; «Lucrèce», F. 13 OD V -l, 31-32. 14 «Q u’on ne dise pas qu’il peut assurément se faire qu’un corps pense par l’effet d’un miracle: car j ’en déduirai manifestement qu’il appartient donc à la nature du corps d’être capable de penser» (OD V -l, 31). 15 MIII, 14.
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une modification passagère de l’âme ou de l’esprit», ce qui entraîne la conséquence qu’il existe «une faculté, ou facilité, que certains êtres qui vivent ont de penser et de raisonner»15. En bon cartésien, Meslier est cependant hanté, tout comme Bayle, par la question épineuse posée par Descartes : la pensée n’est pas compatible avec la matière, elle n’est ni longue, ni ronde, ni carrée... La Huitième preuve du Mémoire est consacrée presqu’entièrement à la réfutation de cet argument. Meslier s’y prend ainsi : il avoue que la pensée n’a pas de dimensions, mais il nie en même temps que cela entraîne l’existence d’une substance pensante distincte de la matière. Pour Meslier, comme pour Bayle, ce n ’est pas la matière qui pense; c’est plutôt une «certaine» organisation de la matière qui donne lieu à la pensée17. On aboutit alors à une sorte de matérialisme fonctionnaliste - strictement analogue au matérialisme occasionaliste de Bayle - où la pensée perd toute substantialité pour être réduite à un état, ou à une fonction du corps18. Il va sans dire que cette explication n’est pas dépourvue de difficultés. Meslier avoue honnêtement que «nous ne connaissons pas clairement comment telle ou telle modification de la matière nous fait avoir telle ou telle pensée...». L’existence même de la pensée, en effet, a de quoi « nous étonner et nous surprendre, car nous ne comprenons pas, et nous ne saurions même comprendre, comment nous pouvons former aucune pensée, ni aucune connaissance»19. Il s’agit pourtant de comparer les difficultés, et de voir si le système opposé est à même de proposer une théorie moins accablée de difficultés : or, selon Meslier, «il n ’y a qu’une difficulté à expliquer, en supposant, comme je fais, que les seules modifications de la matière font toutes nos pensées [...] Mais en supposant le contraire, on trouvera quantité de difficultés insurmontables »20. 16 MIII, 55, 88. 17 Voir par exemple M III, 80: «certains mouvements»; «certaines modifications et agitations internes ». 18 Aram Vartanian a bien montré le lien entre l’occasionalisme et le matérialisme fonc tionnaliste, voir «Quelques réflexions sur le concept d’âme dans la littérature clan destine», dans [O. Bloch, éd.], Le M atérialism e du XVIIIe siècle et la littérature clan destin e , Paris 1983, p. 149-163. Vartanian voit à juste titre dans l’occasionalisme de Malebranche la source du matérialisme «fonctionnaliste». Certes, Meslier soutient également, en citant Lucrèce, que l ’âme est la partie la plus subtile de la matière. Mais il entend sans doute soutenir que c ’est ici qu’il faut chercher l ’occa sion, la condition de la pensée (voir aussi, sur ce point, la note annexe de Jean Deprun, dans M III, p. 371-373). ISI M III, 42 et M II, 406. 2Ü MIII, 41.
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Parmi ces difficultés du dualisme cartésien, la plus évidente est sans doute celle qui découle de la doctrine des animaux-machines, c ’est-àdire de l’affirmation que les animaux n ’ont pas de sensibilité, mais sont des automates inconscients. Selon Bayle, cette thèse cartésienne, tout en étant la conséquence nécessaire du dualisme (si l’on veut éviter la doc trine invraisemblable de l’immortalité des âmes des anim aux...), est «insoutenable» et contraire à l’expérience la plus commune. En effet, comme Bayle l’affirme à plusieurs reprises, «il n’y a guère d’opinion que la nature nous fasse sentir plus vivement que celle qui attribue de la connaissance aux bêtes»21. Les exemples foisonnent sous sa plume: «[les bêtes] ne sont-elles pas sujettes au froid et au chaud, à la faim et à la soif, aux douleurs et aux maladies? [...] Sont-elles exemptes d ’af fliction quand on leur ôte leurs petits ? Sont-elles exemptes de la crainte de la m ort?»22. On retrouvera chez Meslier, comme chez les autres adversaires de la thèse cartésienne, des interrogations rhétoriques tout à fait semblables: «ne voyez-vous pas [...] que [les bêtes] sont tristes et languissantes, qu’elles se plaignent, et qu’elles font de dolents soupirs quand elles sont malades, ou qu’elles se sentent blessées; ne voyezvous pas aussi qu’elles crient quand on les frappe et qu’elles s’enfuient de toutes leurs forces quand on les menace, quand on les poursuit et qu’on les frappe rudement?»23 Mais il ne s’agit pas que de rhétorique. Bayle et M eslier peuvent, en effet, exploiter la psychophysiologie mécaniste que les cartésiens ont longuement développée, dans le sillon creusé par Descartes lui-même avec les Passions de l ’âme et le Traité de l ’homme. C ’est encore une fois Malebranche qui est surtout mis à contribution, surtout par Meslier : «les plus sensés d ’entre les philosophes sont obligés de reconnaître que la différence qui se trouve entre les esprits des hommes [...] ne vient que de la diverse constitution de leur cerveau » (suit un renvoi précis à la Recherche de la vérité )24. En ce sens, comme Bayle l’observe à son tour dans l’article «Rorarius» du Dictionnaire, la différence entre les animaux et les hommes pourrait être purement graduelle, et dépendre, en dernière instance, de la différente conformation de leurs organes. Un stratonicien en conclura que, «si la nature a pu s’élever jusque là dans les animaux, elle a pu s’élever dans l’homme jusqu’au degré de connaissance qu’il possède»25. Meslier, quant à lui, ne manquera pas de 21
OD III, 791a.
22 OD III, 657a. 23 M III, 94. 24 M III, 241 (cf. Malebranche, Œ uvres com plètes, éd. Robinet, 1.1, p. 194). 25 OD III, 343a.
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tirer cette même conclusion, en demandant aux cartésiens s’il est pos sible que la nature ait donné aux animaux tous les organes de la sensibi lité sans pourtant leur donner aucune sensation : « leur aurait-elle donné des yeux pour se conduire, et pour ne rien voir? des oreilles pour écou ter et pour ne rien entendre ? [...] Leur aurait-elle donné un cerveau avec des fibres, et des esprits animaux pour ne rien penser et pour ne rien connaître ?»26.
2 . -DÉTERMINISME L’athéisme de Meslier et du stratonicien imaginé par Bayle est un athéisme strictement déterministe, qui soutient l’existence de lois natu relles nécessaires et universelles, en niant la présence dans la nature de tout élément d ’indétermination, tel que le «hasard» ou la «fortune». Loin d ’être une conséquence banale de l’adhésion à un système philo sophique de type athée, cette option déterministe représente, au contraire, un trait définitoire de l’athéisme du XVIIIe siècle, et surtout de l’athéisme de souche cartésienne, par opposition aux courants athées et libertins du siècle précédent. Une comparaison avec le Theophrastus redivivus, qui constitue sans doute l’expression la plus notable de l’athéisme au XVIIe siècle, peut contribuer à éclaircir ce point. L’auteur anonyme du Theophrastus - qui rédige son texte, vraisemblablement, dans les années 1650 - énonce (au passage) une philosophie de la nature fortement marquée par la pensée de la Renaissance. A son avis, il existe dans l’univers un principe d’ordre, la « nature » (« ad natüram referuntur ea omnia quae in universo mundo certo ordine invariabilique lege procedere videmus»), mais aussi un principe d’indétermination, le «hasard» («ad fortunam refe runtur ea omnia quae extra natürae ordinem, et absque proposito et consilio ullo contingunt»)27. Comme il est évident par ce dernier pas sage, les deux acceptions philosophiques du « hasard » ne sont pas dis tinguées. L’auteur du Theophrastus identifie le hasard entendu comme exception à la nécessité naturelle («...extra natürae ordinem») et le hasard comme absence d ’une finalité consciente («...absque proposito et consilio ullo»). Or, si dans cette deuxième acception le hasard est compatible avec une philosophie déterministe, il est évident que la pre mière acception du mot n ’est concevable que dans une doctrine indéter ministe admettant, du moins en principe, l’existence de discontinuités, 26 M III, 93. 27 Voir l’éd. Canziani-Paganini, Firenze 1981,1.1, p. 94 sq.
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de brèches qui sont susceptibles d’altérer la régularité des lois de la matière. Il n ’en va pas de même chez Meslier et chez le stratonicien de Bayle. Certes, la nature agit selon eux « sans connaissance et sans dessein »28, mais il ne s’ensuit nullement qu’elle agisse en certaines occasions contre les lois universelles qui règlent le mouvement des particules de la matière. Comme Bayle l’affirme au début de la remarque U de l’article «Épicure» du Dictionnaire , lorsque les déterministes - il est question ici de Leucippe et Démocrite - soutiennent que le monde s’est formé «par hasard, ou par la rencontre fortuite des atomes», ils entendent seu lement exclure «la direction d ’une cause intelligente», sans pourtant nier que l’état actuel du monde est «la suite des lois étemelles et néces saires du mouvement des principes corporels»29. Bayle distingue expressément, sur ce point, entre la position de Straton et celle d’Epicure: «on a même lieu de croire que [Straton] n ’enseignait pas comme faisaient les atomistes, que le monde fût un ouvrage nouveau, et produit par le hasard, mais qu’il enseignait, comme le spinozistes, que la nature l’a produit nécessairement et de toute éternité.»30 La position des stratoniciens se fonde donc sur une conception déterministe des lois natu relles ; Bayle va jusqu’à en faire la doctrine commune de tous les philo sophes athées: «il n ’y a point d ’athée de raisonnement qui ne souscrivît à cela en gros, et qui ne confesse que l’action de la nature suit des règles étemelles et immuables qui sont d ’une justesse que l’on se saurait assez admirer.»31 La position de Meslier se situe dans le même contexte théorique. Certes, il souligne qu’il existe des «m onstres» dans la nature et plu sieurs événements qui semblent constituer des exceptions à l’égard des lois naturelles. Il va jusqu’à affirmer explicitement l’existence de quelques « mouvements irréguliers », ce qui pourrait faire soupçonner qu’il soutient, au fond, une conception naturaliste proche de celle des philosophes de la Renaissance32. En réalité, les mouvements prétendus 28 M III, 342. Cf. Bayle, D ict., «Spinoza», A: Straton soutenait que la nature était «inanimée» et qu’elle faisait toutes choses « d ’elle-même et sans connaissance». 29 Bayle, D ict., «Épicure», U. 30 D ict., « Spinoza», A. On voit ici, au passage, une différence substantielle entre les stratonisme et la position de Meslier: le stratonisme n’est pas une théorie évolu tionniste de la matière; il se rapproche plutôt d’un fixisme qui rappelle la position de Toland. 31
O D III, 332a.
32 Voir M II, 447 sq.: «les mouvements irréguliers des parties de la matière ne produi sent pas réglément les mêmes effets, ou ne les produisent pas toujours de même façon...». Pour plus de détails sur cette question, voir notre article «L’ateismo
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irréguliers dont Meslier fait état ne constituent aucunement des excep tions par rapport aux lois de la physique (comme la loi d’inertie, c ’està-dire la «première détermination» qui fait que chaque corps tend à continuer son mouvement en ligne droite)33, mais par rapport à ces «règles» qui se sont formées dans la nature indépendamment de l’es sence de la matière. Meslier songe surtout aux régularités biologiques qui sont à l’origine des espèces animales et végétales, dont la constance n’est pas absolue, comme l’attestent précisément les monstres. L’exemple même dont il se sert - un ruisseau qui détourne son cours à cause d ’une obstruction - nous semble démontrer qu’il ne suppose pas l’existence d’un principe d ’indétermination, mais plutôt l’irruption (nécessaire) de quelques obstacles matériels qui interrompent le train ordinaire des événements34. Au demeurant, il n’est pas besoin de chercher ailleurs que dans la psychophysiologie cartésienne, et notamment malebranchiste, la source de cette doctrine de Meslier. Malebranche admet en effet sans ambages la présence de quelques mouvements « irréguliers » dans la matière, sur tout au niveau des structures biologiques des êtres animés. C ’est le cas, par exemple, des mouvements violents des « esprits animaux », qui rom pent l’équilibre des «traces» frayées précédemment, sans pourtant déroger aux lois immuables de la physique. Les «m onstres» sont, pour Malebranche, l’effet de ces «mouvements irréguliers» qui dérangent, certes, l’ordre de la reproduction biologique, mais non pas celui des lois du mouvement. Au contraire, c ’est précisément en raison de la «sim pli cité» des lois du mouvement que les particules de la matière sont quel quefois obligées de ne pas suivre le parcours qui serait le plus utile pour les corps où elles se trouvent35. Meslier adopte entièrement ce modèle malebranchiste, ce qui lui permet d ’expliquer les événements apparem ment « irréguliers » de la nature sans renoncer à son interprétation déter ministe des lois physiques.
«malebranchiano» di Meslier», dans Filosofîa e religione nella letteratu ra clandestina, éd. G. Canziani, Milano 1994, p. 139-144. , n
M II, 452-3. Certes, comme l’a montré P. Casini, «Fénelon, Meslier et les lois du
mouvement», dans les actes du colloque de Reims, cit., p. 263-279, Meslier nie (dans l ’A nti-Fénelon) que le mouvement en ligne droite soit «essentiel» aux corps. Mais il est évident par le contexte qu’il entend simplement nier que les corps se meuvent toujours en ligne droite, et qu’un mouvement différent soit impossible. Sur ce point, voir notre article cité à la note précédente, p. 134-136. 14 M il, 450 sq. 11 Malebranche, Œ uvres com plètes, t. XII-XIII, p. 285, et cf. ibid., t. II, p. 337 (on trouve une autre occurrence d’«irrégulier», ibid., p. 335) et M il, 447.
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De plus, Meslier distingue clairement entre les deux notions de hasard. Si par «hasard» on entend l’opposé du finalisme, c’est-à-dire si l’on entend nier l’existence d ’une cause intelligente qui conduit le monde de manière sage et juste, il est évident, à son avis, que cette notion est pleinement confirmée par l’expérience et par la raison. D ’ailleurs, la plupart des passages où Meslier soutient que le «hasard» est à l’origine des phénomènes naturels se trouvent précisément dans ces pages du M ém oire qu’il consacre à la destruction du finalisme pro videntiel et de la théodicée chrétienne, en renchérissant - comme nous le verrons plus loin - sur les mêmes objections épicuriennes que Bayle avait amplifiées dans ses articles célèbres consacrés au manichéens et aux pauliciens36. En revanche, si par «hasard» l’on entend l’absence d’une cause naturelle nécessaire et déterminée qui agit suivant des lois constantes et immuables, il est patent que Meslier rejette cette notion, qui n ’aurait aucun sens ni dans sa physique ni dans sa métaphysique. Ses expressions sont d’ailleurs formelles. Prenant position contre un argument classique en faveur du finalisme (la jonction fortuite de quelques caractères d’imprimerie, disaient les apologistes, ne pourrait jam ais former les vers de l’Iliade...), il soutient en toutes lettres que «ce n ’est point le hasard qui a fait l’univers»37. Selon Meslier, en effet, la nature «est d’elle même ce qu’elle est», elle ne dépend d’aucun prin cipe extérieur; surtout, encore une fois, elle se règle selon les «lois du mouvement», qui sont «inviolables» et «naturelles»38. Le déterminisme rigoureux de Meslier et du stratonicien de Bayle a des retombées inévitables sur la question du libre arbitre, qui n’a pas lieu d ’être dans un univers soumis à la nécessité naturelle. Encore une fois, cette position ressort également d’une analyse polémique des dif ficultés de la théologie rationnelle chrétienne. Sur ce point, M eslier et Bayle n’ont aucune difficulté à mettre en relief les contradictions des théologiens : si toute action dépend de Dieu, la liberté d’indifférence de l’homme - que ceux-ci sont contraints de supposer pour justifier le péché d ’Adam - devient inexplicable. Bayle: si Dieu est la cause de toutes les voûtions, l’homme ne peut lui résister ni «arrêter» sur un objet différent le mouvement de sa volonté : « cela est contradictoire »39. 36 Voir M II, 383-388 ; 437-443. Cf. M II, 386 : « si c ’était un être intelligent et souve rainement parfait, qui voulût se mêler de conduire et de gouverner les choses natu relles et humaines, il ne les laisserait pas aller ainsi au hasard [...] Puis donc qu’il ne paraît aucune sagesse, ni aucune justice, ni même aucune intelligence dans ces sortes d’événements, et qu’ils ne se font tous que par hasard [...].» 37 M III, 235. 38 A/III, 235; 278, 281. 39 D ict., «Pauliciens», F 39.
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Meslier: «comment [la volonté] se déterminerait-elle et se modifieraitelle elle-même, puisque c’est Dieu qui donne le vouloir et le faire ? Cela se contredit manifestement.»40 La seule liberté que l’on puisse conce voir est donc la liberté entendue comme spontanéité, c’est-à-dire comme absence de contrainte. Selon Meslier, «nous sommes libres dès que nous faisons ce que nous voulons sans contrainte ; nous ne sommes point autrement libres [...]; notre volonté jouit de la liberté lorsqu’elle choisit ce qui nous plaît, et qu’elle fait sans contrainte ce qu’elle veut»41. L’athée baylien, de même, «réduit notre liberté à la simple et illusoire spontanéité, ou non coaction, qui accompagne ce que nous nommons actions libres»42. Cette thèse est d’ailleurs identique à celle que Bayle lui-même soutient en première personne dans tous ses ouvrages, en insistant, tout comme Meslier, sur le fait que l’illusion de la liberté dépend du sentiment agréable que suscitent parfois nos actions: «quelquefois les actes de notre volonté nous plaisent infini ment [...], ils nous mènent selon la pente de nos plus fortes inclinations. Nous ne [sentons] point de contrainte: vous savez la maxime, volunîas non p o test co g i ,»43
3. - M ÉCA N ISM E Le matérialisme des stratoniciens bayliens repose sur une concep tion mécaniste des lois naturelles, où la «vertu motrice» de la matière constitue le principe fondamental de tous les phénomènes naturels, sans aucune référence à des conceptions de type animiste ou hylozoïste. Selon le Straton de Bayle, la «machine du monde» est inanimée, ce qui constitue un point d’opposition par rapport à la doctrine de Platon: « l’un ôtait le corps à Dieu, l’autre lui ôtait l’âme.»44 On pourrait de nou veau comparer cette attitude avec celle du Theophrastus redivivus. Dans ce dernier texte, la matière est conçue comme essentiellement vivante, dans toutes ses parties, par l’influence de l’âme du monde qui est répandue partout («itaque continuo sunt animata ea omnia quae in mundo sunt, animamque sumunt ab anima mundi quae universis corporibus, prout haec sunt disposita atque formata, particulares animas dis40 MIII, 265. 41 MIII, 263 et 350. 42 A Dubos, 13 décembre 1696 {O D IV, 725 sq.). Bayle attribue cette position à Spi noza. 43 O D III, 786 a. 44 OD III, 3396. D ict., «Spinoza», A.
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tribuit»)45. Au contraire, la nature de Straton est selon Bayle entière ment inconsciente, et les phénomènes naturels sont le résultat des mou vements des particules de matière: «les corps agissent incessamment les uns sur les autres autant qu’ils peuvent; ils ne suivent que la loi du plus fort: point de quartier, parmi eux, point de pitié, point de trêve, point de paix proprement dite.»46 Dans le Dictionnaire, Bayle s’était servi de la même métaphore («la loi du plus fort»), pour décrire «les principes de mécanique » des « nouveaux philosophes », en mentionnant expressément Descartes et Newton47. La position de Meslier correspond, en substance, à celle de Bayle. Il s’oppose en effet à toute forme d’animation, ou de divinisation de la matière. La théorie de l’âme du monde n ’est rappelée par lui que comme un souvenir lointain des doctrines des Anciens (qu’il défend pourtant des critiques de Fénelon)48. En tout cas, les phénomènes naturels n’im pliquent pas, à son avis, l’existence d’une cause douée d’autoconscience: « c ’est la force et la puissance industrieuse de la nature qui fait tout sans les connaître et sans avoir même dessein de les faire». La nature agit «m achinalement» et «aveuglément», selon «les lois natu relles du mouvement des parties insensibles de la matière qui se modi fient, s’unissent et s’allient en infinies sortes et manières dans tous les différents sujets qu’elles composent»49. Meslier ne manque pas de reprendre la même métaphore de Bayle (leur source commune est Male branche) : « il faut que le plus fort emporte le plus faible et qu’il se fasse une communication de mouvement entre les corps, puisqu’ils sont im pénétrables...»50 Ainsi, la matière et le mouvement suffisent pour produire le monde tel que nous le voyons: «les seules lois du mouve ment font tout ce que [Fénelon] attribue à un dessein suivi.. ,»51 Fidèle à 45 46 47 48
Theophrastus redivivus, éd. cit., t. II, p. 573. O D III, 339b.
Voir D ic t. , « Ovide », G. Voir Meslier M III, 313 : «Ceux qui ont cru autrefois que le monde était un grand animal croyaient sans doute aussi qu’il était capable de pensée et de sentiment: quelle assurance peut-on avoir du contraire?». Ce passage doit être compris dans son contexte polémique: Meslier entend surtout contraster l’assurance spiritualiste de Fénelon, qui avait soutenu que la matière ne peut pas penser, car «ce qui se connaît soi-même et qui pense est d'une perfection supérieure»; Meslier ne peut souscrire à cette affirmation ; en tout cas, il précise aussitôt, suivant sa doctrine habi tuelle, que « ce n’est pas la matière qui pense [...], mais c’est l’homme, ou l’animal composé de matière, qui pense» - ce qui confirme sans aucune ambiguïté son aver sion à l’égard de l’animisme universel. 49 M III, 243. 50 M III, 278-280. 51 M II, 442 ;M III, 286.
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cette option mécaniste, Meslier nie pourtant constamment que le mou vement soit essentiel à la matière: il en constitue, au contraire, une «propriété séparable», car on peut penser sans contradiction à une matière immobile52. Il peut ainsi garder - malgré quelques difficultés inévitables sur la question de la dureté des corps et sur celle du mouve ment intrinsèque de la «matière subtile» - la majeure partie de la phy sique cartésienne des tourbillons53. M eslier demeure toujours méfiant à l’égard de toute conception vitaliste: s’il avait vécu encore quelques décennies, il n’aurait nullement adhéré à l’hylozoïsme d’un Maupertuis. Il n’aurait pas été tenté non plus par la « pierre qui pense » du Rêve de d ’Alembert. N ’avoue-t-il pas, avec Fénelon, que l’on aurait raison de «se moquer» de ceux qui sou tiennent « que des pierres, que des tables, et des plantes [...] auraient de la connaissance ou du sentiment»?54 Bayle, de même, voit dans l’ani misme la conséquence nécessaire, mais aussi la pierre d ’achoppement, de l’atomisme d’Épicure55. En ce sens, chez Bayle et chez Meslier, l’automotricité de la matière est surtout le résultat d’une démonstration par l’absurde: elle découle de l’impossibilité de la thèse opposée. Si la matière n ’avait pas d’elle-même le mouvement, en effet, on ne pourrait aucunement expliquer d’où elle pourrait le recevoir: non pas d ’un Dieu immatériel, en tout cas, car il faudrait alors expliquer comment ce Dieu pourrait pousser les corps. Sur ce point, Meslier et Bayle exploitent tous les deux un argument typique des occasionalistes (comment l’âme peutelle agir sur le corps?) qu’ils conjuguent avec l’axiome bien connu de Lucrèce - tangere enim et tangi, nisi corpus, nulla potest res - , pour nier la possibilité d’une influence directe d’un Dieu immatériel sur les corps56. L’ordre de la nature ne représente pas davantage un argument sus ceptible de remettre en question le déterminisme mécaniste de Meslier et de Bayle. Ils peuvent en effet reprendre la fable cosmologique du Monde et des Principes de Descartes - mais aussi de la Recherche de la vérité de Malebranche - , dont ils tirent tout ce qu’il leur faut pour éta blir l’origine purement mécanique de l’ordre naturel. Bayle: les carté siens eux-mêmes «doivent soutenir que le mouvement, la situation et la 52 Mesli&r prend ainsi - sans le savoir - le contre-pied de Toland, qui avait affirmé le caractère essentiel du mouvement pour la matière dans ses Lelters to Serena ( 1704). 33 Sur ces difficultés, voir notre article cité ci-dessus, p. 137-138. 34 MIII, 98. 33 Voir les passages cités ci-dessus, note 12. 36 Lucrèce, D e rerum natura, I, 305. Voir Bayle, D ict ., «Épicure», S (sub II); Meslier, M il, 233, 245.
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figure des parties de la matière suffisent à la production de tous les effets naturels, sans excepter même l’arrangement général qui a mis la terre, l’air, l’eau et les astres où nous les voyons»; il s’ensuit de là que la matière peut bien «se donner la forme du monde sans l’assistance de D ieu»57. Meslier, après avoir cité un long extrait de Malebranche, remarque à son tour que, selon les cartésiens, « la formation de tout cet univers et [...] la production de tous les ouvrages de la nature, et même leur ordre, leur arrangement, leur situation [...] a pu se faire [...] par les seules forces de la nature, c ’est-à-dire par la seule force mouvante des parties mêmes de la matière diversement configurées, diversement combinées». Il s’ensuit, alors, que « l’ordre [...], l’arrangement si admi rable que l’on voudra de tous les ouvrages de la nature ne démontrent, et ne prouvent nullement l’existence d’une intelligence souverainement parfaite»58. Certes, Bayle a bien vu les difficultés d ’une explication intégrale ment mécaniste des phénomènes naturels, dont la plus grave est celle qui concerne l’origine de la vie et de la pensée consciente: de là sans doute l’attitude prudente de son stratonicien, qui semble parfois admettre dans la matière quelques «facultés» aveugles et mécaniques, mais distinctes de la vertu motrice pure et simple, sans pourtant spéci fier leur nature59. On pourrait voir dans cette prudence le signe de la crise de la biologie réductionniste de Descartes, que Bayle ne manque pas de souligner en plusieurs occasions. En même temps, pourtant, il défend à tout prix le mécanisme contre les philosophes modernes euxmêmes, qui, «passés les quarante ans», sont tentés de réintroduire dans leur physique les formes substantielles des scolastiques (que ce soit sous la forme des intelligences angéliques de Malebranche, des formes plastiques de Cudworth ou des monades de Leibniz...). C ’est que, selon Bayle, le mécanisme n’a pas d’alternatives viables : si l’on n’arrive pas à expliquer clairement l’origine de la vie et de la pensée, il ne nous reste qu’à nous jeter dans cet «abîme de la nature» où le stratonicien doit s’abriter nécessairement, sans pourtant postuler l’existence d ’entités occultes, intermédiaires entre Dieu et la matière, qui soient capables de faire ceci ou cela sous la direction du Créateur60. 37 D ict., «O vide», G. Soulignons pourtant que cette théorie évolutionniste n’est pas rappelée lors de l’exposition du système stratonicien, qui se fonde plutôt, comme on l’a vu, sur une option différente, de type fixiste. 58 M 11,472. 59 Voir par exemple O D III, 340a: « si on lui [au Stratonicien] laisse passer la supposi tion d’une matière existante nécessairement avec la vertu motrice et telles autres fa c u lté s.»
60 O D III, 883b.
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Quant à Meslier, il rejette également la possibilité que la matière soit réglée par une pluralité de «moteurs» susceptibles de lui donner une certaine organisation: il fait sien, à cet égard, précisément le principe quod nescis, qui avait été longuement utilisé par Bayle contre les formes plastiques de Cudworth («les premiers moteurs de la matière [...] ne sauraient former tant de si excellents et si admirables ouvrages, s’ils n ’en connaissaient parfaitement la nature...»)61. Au bout du compte, selon Meslier, seul un occasionalisme intégral serait cohérent avec les principes de la théologie ; mais une telle doctrine, comme on l’a vu, loin de résoudre toutes les contradictions, s’expose à son avis à des objec tions sans issue62. On retrouve donc, chez Bayle et chez Meslier, le même mouvement de pensée: s’il n’y a pas un tertium entre l’occasionalisme et l’athéisme, la réfutation du premier ouvre la voie à la défaite de toute théologie.
4. - RATIONALISME La question où l’accord entre le stratonicien de Bayle et Meslier se manifeste de la manière la plus saisissante - et la plus inattendue - est celle des «vérités étemelles», c ’est-à-dire des axiomes universels de la logique, de la mathématique et de la morale63. Question rouverte par Descartes, on le sait, par ses prises de position audacieuses de 1630, et devenue dans les décennies suivantes un des thèmes dominants des polémiques entre cartésiens et anti-cartésiens en Hollande et en France. Selon Descartes, seule la thèse de la création arbitraire par Dieu des vérités étemelles est compatible avec la toute-puissance et la liberté divines. En effet, si l’on supposait l’existence d’un ordre étemel de véri tés indépendant de la volonté divine, Dieu y serait soumis et ne pourrait 61 M II, 257. Cf. Bayle, O D III, 887 : « il faut dire aussi que les natures plastiques doi vent pour le moins savoir ce que c ’est qu’un nerf [...] et comment travailler à la for mation de chaque organe...» 62 M il, 268 : « nos déicoles ne s’arrêtent plus maintenant à cette opinion de la pluralité de ces premiers moteurs [...]; ils ne reconnaissent ordinairement tous qu’un seul premier moteur auquel ils attribuent une très parfaite et entière connaissance de toutes choses, avec une souveraine toute-puissance pour faire tout ce qu’il lui plaît, et par conséquent pour mouvoir la matière et faire d’elle tout ce qu’il veut...» M Sur ce point, voir aussi l’article de P. Rétat cité ci-dessus (note 3). Cependant, selon Rétat, le stratonicien de Bayle serait à la fin vaincu par les objections de ses adver saires, et notamment des cartésiens: au contraire, il nous semble que le stratonicien sortit gagnant du combat, grâce à la même «rétorsion» rationaliste que l’on retrou vera chez M eslier...
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plus être dit tout-puissant et libre. Bayle et Meslier adoptent la position inverse, en affirmant - avec Malebranche - que les vérités et les essences des choses sont indépendantes de la volonté de tout être, y compris de celle de Dieu. De ce principe, ils concluent - contre Male branche - que les vérités et les essences étemelles pourraient subsister même si Dieu n’existait pas. On touche ici au fondement même de la position stratonicienne, qui permet à Bayle de réfuter les deux objections principales des théolo giens chrétiens contre l’athéisme: celle fondée sur l’impossibilité de l’existence nécessaire d’une matière étemelle et incréée et celle fondée sur l’ordre de la nature et sur l’existence de lois universelles et néces saires. Les deux questions roulent autour du concept de «cause pre m ière». Bayle soutient que celle-ci constitue un «non plus ultra», c ’està-dire une donnée brute qui demeure, par définition, inexplicable. On ne peut pas dire pourquoi Dieu possède certaines qualités et pourquoi comme l’avouent tous les théologiens - il est sujet à certaines limita tions : en particulier, celle de ne pas pouvoir changer les essences des choses et les vérités éternelles. En effet, on peut donner raison des pro priétés d ’un être seulement lorsque cet être à été créé par une cause intelligente et douée d ’une puissance suffisant à lui donner l’existence. Mais comment concevoir la cause de Dieu ? En tout cas, même si ce concept était pensable, il faudrait encore demander quelle pourrait être la cause de cette cause, et ainsi à l’infini. Il faut donc s’arrêter à une cause première qui ne dépend que d’elle-même et qui possède certaines caractères «par sa nature». Or, selon Bayle, un athée pourrait exploiter ce raisonnement pour établir que la matière peut être elle-même la «cause première» de l’univers, et que ses imperfections ne rendent pas nécessaire de postuler sa création par Dieu. Un stratonicien moderne n’aura qu’à affirmer que la matière, «par sa nature», possède certaines propriétés, dont la capacité de suivre certaines lois, tout en étant dépour vue d ’autres (l’intelligence, par exemple), et que même dans un univers matériel les « vérités étemelles » demeureraient les mêmes, étant telles par leur nature et non pas par le décret d’un être intelligent64. Au dire de Bayle, cet argument de l’athée stratonicien n’admet pas de réponse, à moins de supposer, avec Descartes, que Dieu n’est sujet à aucune limitation et qu’il peut faire un cercle carré ou une montagne sans vallée... En même temps, pourtant, Bayle établit que cette doctrine cartésienne est absurde et qu’elle détruit toute forme de savoir humain : en effet, si Dieu était le créateur arbitraire des vérités, il pourrait aussi les changer; par conséquent, il n’y aurait plus de logique et de morale 64 Voir surtout O D III, 333-348.
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universelles et nécessaires65. En conclusion, Bayle soutient que les théo logiens chrétiens sont confrontés à un dilemme sans issue: soit ils reconnaissent que les vérités, les essences des choses et les lois de la nature sont éternelles et indépendantes de Dieu, mais alors ils doivent reconnaître qu’elles peuvent subsister même dans un univers matériel, en ouvrant ainsi un chemin à l’athéisme; soit ils avouent que Dieu en est le créateur libre et arbitraire, mais alors ils ruinent les fondements de la connaissance humaine, et donc de leur théologie elle-m êm e... Cette stratégie argumentative réapparaît, jusque dans les détails, chez Meslier. Elle constitue le noyau dur de son opposition à la théolo gie chrétienne. On la retrouve dès les premières pages de la VIIe partie du M ém oire, c ’est-à-dire au tout début de la partie la plus strictement philosophique de l’ouvrage (les six premières parties sont consacrées à une critique de la religion chrétienne, dont Voltaire tirera la substance de son Extrait). Meslier s’appuie, tout comme Bayle, sur le caractère foncièrement inexplicable de la «cause première» (quelle qu’elle soit). En effet, dit-il, si les qualités de celle-ci ne dépendent d ’aucune autre cause, « il est aussi facile de dire que les perfections que nous voyons dans le monde sont d’elles-mêmes ce qu’elles sont, que de dire que les perfections d’un Dieu seraient d ’elles-mêmes, et par elles-mêmes, ce qu’elles sont»66. Cette thèse se fonde, comme celle du stratonicien de Bayle, sur l’affirmation du caractère étemel et immuable des essences des choses, y compris, donc, de la cause première elle-même: «le pre mier être», dit Meslier, «ne pourrait dépendre dans sa possibilité d’au cune autre cause», car les choses «qui sont possibles ou impossibles ne tirent pas leur possibilité ou impossibilité de la puissance arbitraire d’aucune cause étrangère [...], mais elles tirent seulement d ’ellesmêmes, et comme du fond de leur nature, leur possibilité ou leur impos sibilité »67. De cette manière, Meslier peut établir une forme de rationa lisme athée: vu que les choses matérielles et sensibles «sont possibles ou impossibles indépendamment de son existence [de Dieu], elles peu vent exister indépendamment de l’existence de Dieu»68. Pour soutenir sa position rationaliste, qui exclut toute influence d’une volonté, humaine ou divine, finie ou infinie, sur les vérités éter nelles et sur les essences des choses, Meslier applique le même argu 65 Voir O D III, 615b. 66 M il, 171. 67 M il, 193. 68 M il, 189 sq., 196. A cet égard, Bayle n’avait pas manqué de mentionner Grotius et quelques scolastiques qui avaient osé affirmer que, même si Dieu n’existait pas, les vérités étemelles seraient les mêmes (O D III, 409a).
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ment, fondé sur l’impossibilité d ’un regrès in infinitum des causes, que Bayle utilise dans la Continuation des pensées diverses : «si on demande qui a fait [les lois du mouvement] et qui les a rendues si invio lables, je demanderai aussi qui aurait fait celui qui les aurait faites, et qui l’aurait rendu si puissant. On dira infailliblement que celui qui les a faites n ’a pas été fait par aucun, mais qu’il est de lui-même tout ce qu’il est. Et moi, pareillement, je dirai que la nature est d’elle même ce qu’elle est et qu’elle n’a pas été faite par aucun, et que les lois du mou vement de ses parties sont d ’elles-mêmes et par elles mêmes ce qu’elles sont, et par ainsi nous serons à deux de jeu à cet égard» (notons que l’on retrouve chez Bayle cette même expression)69. M eslier ne manque pas de relever également, enfin, que la soumis sion de Dieu aux vérités étemelles et aux lois de l’ordre constitue une limitation à l’égard de sa puissance: Dieu en serait l’«esclave», car «il serait lui-même dans la nécessité d ’être ce qu’il serait», il ne pourrait pas « s’exempter» des lois de la nécessité.. ,70 En même temps, il rejette formellement - sans nommer Descartes - la théorie cartésienne de la création divine des vérités étemelles, et cela dans un chapitre expressé ment consacré à démontrer que « les premières et fondamentales vérités sont éternelles et ne dépendent d ’aucune autre cause»71. Ses objections à l’arbitrarisme sont les mêmes que Bayle avait avancées (en s’inspirant à son tour de Malebranche, mais aussi des adversaires scolastiques et sceptiques du cartésianisme). Meslier soutient, en effet, que si Dieu était la cause libre des vérités, ces dernières seraient sujettes au changement: si Dieu « s ’avisait maintenant de vouloir qu’un triangle n’ait point d ’angles, il le pourrait donc le faire aussi?»72. Ainsi, il peut proposer (implicitement) le même dilemme énoncé par Bayle: soit l’on admet que Dieu est soumis à la nécessité de suivre ses perfections, et alors il faudra admettre la possibilité d ’une matière nécessaire et étemelle sou mise à un certain ordre immuable et naturel ; soit l’on suppose que Dieu est l’auteur arbitraire des vérités et des essences des choses, mais cela détrairait l’immutabilité et l’invariabilité de celles-ci. La question de la « cause première » est strictement liée, chez Mes lier tout comme chez Bayle, à celle de la possibilité des lois de la nature. M III, 279; cf. Bayle, O D III, 347b: si les bornes des attributs divins viennent «de la nature des choses [...], nous voilà à deux de jeu». 70 MIII, 347 et 350. 71 M il, 201.
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72 M il, 194. Cf. aussi MIII, 256: «si [les choses] dépendaient de la puissance et de la volonté d’aucun autre être, elles seraient changeantes elles-mêmes, et par consé quent les idées que nous en aurions seraient changeantes aussi, ou elles seraient fausses.»
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Car ni l’un ni l’autre n’entendent sous-évaluer la portée de l’argument téléologique. Ils reconnaissent, au contraire, qu’il s’agit de l’argument le plus fort des théologiens73. Mais ils y opposent, encore une fois, l’existence - avouée par les théologiens eux-mêmes - de lois étemelles qui ne dépendent de l’arbitre ou de la volonté d’aucun législateur, en niant donc le passage de l’ordre du monde à la nécessité d’un créateur intelligent: «la nature ayant d’elle-même son être et son existence», dit Meslier, «elle a aussi d’elle-même tout ce qu’elle a, et par conséquent elle a d’elle-même toutes ses lois et toutes ses perfections, et il est inutile de demander qui les lui aurait données »74. La question des lois de la nature est ainsi réduite précisément à celle des vérités étemelles : « si [les règles étemelles de la logique] sont d ’elles-mêmes, pourquoi les lois de la nature ne pourraient-elles pas être aussi d’elles-mêmes aussi bien que les règles ?»75 II en va de même des lois morales, car Meslier observe également que la sagesse est étemelle, et qu’«elle ne reconnaît point d ’auteur» etc. (M III, 238-239). On retrouve chez Bayle le même réductionisme épistémologique, qui efface toute distinction de statut entre les lois de la logique, de la mathématique, de la morale et de la physique: elles sont toutes «étemelles et immuables», donc indépen dantes de Dieu, donc, comme l’affirment le « stratonicien » de la Conti nuation des pensées diverses et le «philosophe chinois» de la Réponse aux questions d ’un provincial, compatibles avec l’athéisme et suscep tibles de fonder l’universalité et la nécessité de la logique et de la morale humaines76. Chez Meslier et dans le système «stratonicien» construit par Bayle, la supposition d’un ordre étemel de la matière occupe exactement l’es pace conceptuel du logos de la tradition platonicienne, que M ale branche avait placé dans l’entendement de Dieu. Cet ordre est imma nent à la matière, il s’étend des premiers principes de la logique jusqu’aux axiomes moraux et aux lois naturelles. C ’est là qu’il faut trouver également, selon Meslier, le fondement de la connaissance humaine des premiers principes des choses : celle-ci « vient des lumières naturelles de l’esprit, et si on demande d ’où viennent ces lumières 73 74 75 76
Voir M II, 394,436 et Bayle, O D III, 340 sq. MIII, 238. MIII, 254. OD III, 339, 340, 400. Notons que ce réductionnisme s’oppose tant à la position de Descartes, qui soutenait le pouvoir arbitraire de Dieu sur les vérités étemelles mais la nécessité, indépendante de la volonté divine, de la loi d’inertie, qu’à celle de Fénelon, qui adoptait la position inverse (arbitrarisme en physique, nécessitarisme en logique et en morale...).
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mêmes naturelles de l’esprit, je dirai qu’elles viennent de la nature même, qui est le premier principe de toutes choses»77.
5. - PESSIMISME ET THÉODICÉE Comme il est bien connu, c ’est surtout après les articles de Bayle sur le manichéisme que l’objection contre l’existence de Dieu tirée de la présence du mal dans le monde devient - pour citer Voltaire - « le grand refuge de l’athée»78. Il est vrai que, lorsqu’il aborde le problème du mal dans le Dictionnaire, Bayle ne se pose pas du point de vue d’un tenant de l’athéisme, mais de celui d ’un manichéen, c ’est-à-dire d’un hérétique chrétien qui admet la vérité de la Révélation. A l’inverse, le problème du mal n’est pris en compte qu’en passant lors des discussions autour de l’athéisme stratonicien79. Cependant, la stratégie de Bayle était suffi samment claire aux yeux de ses contemporains, qui ont bien compris que le manichéisme n’était chez lui qu’un prétexte pour combattre la théologie chrétienne du point de vu des athées80. Bayle lui-même, d ’ailleurs, avait renoncé dans ses derniers ouvrages à toute forme d ’at ténuation rhétorique, en abandonnant les manichéens à leur destinée: «un spinoziste ne montrerait-il pas un système qui ne serait ni celui des manichéens ni celui d ’aucune autre secte chrétienne? Voilà quelle est la figure sous laquelle l’on se doit représenter ceux que M. Bayle suppose pouvoir faire des difficultés contre l’origine et les suites du péché...»81 Dans les Entretiens de Maxime et de Thémiste, parus posthumes en 1707, Bayle était allé encore plus loin, en proposant à ses lecteurs un syllogisme hypothétique où la non-existence de Dieu découlait directe ment de l’incompatibilité entre les maux de ce monde et les attributs moraux dont la divinité doit être impérativement douée. Cette consé quence, à son avis, est la même que des athées devraient tirer s’ils jugeaient de l’état du monde par les lois étemelles de la morale et de la logique: (1) «Si le Dieu des chrétiens est faux, il n’y a point de Dieu»; 77 MIII, 258. 78 L’expression est de Voltaire, éd. Moland, t. XXII, p. 196 et p. 406. 79 Voir O D III, 343a: «il n’y a point d’objections plus épouvantables que celles qu’un stratonicien emprunterait du mal moral et du mal physique qui règne parmi les hommes.» 80 Voir R Poiret, D issertatio nova, publiée en tête de la Ille éd. des C ogitationes rationales, Amsterdam 1715, p. 18: «Baelius dum saepius et ardenter, uti facit, pro manicheismo pugnat, révéra pugnat pro atheismo, qui etiam scopus eius unus non potest non videri is esse.» 81 O D III, 790b.
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(2) « Or, le Dieu des chrétiens est faux, si sa conduite n’est pas conforme aux notions communes de la bonté, de la sainteté et de la justice»; (3) «Donc, si la conduite du Dieu des Chrétiens n’est pas conforme à ces notions-là, il n’y a point de Dieu.»82 Certes, Bayle s’empresse d ’ajouter qu’à son avis il ne faut pas juger de Dieu par les «notions communes de la bonté, de la sainteté, de la justice », ce qui le porte à nier la « mineure » (2) du syllogisme. De là le fidéisme aveugle et irrationnel qu’il présente comme la seule issue possible vis-à-vis des objections des athées et des libertins contre la théologie rationnelle chrétienne. Il n’en reste pas moins qu’à son avis la conséquence est bonne de l’utilisation théolo gique des axiomes moraux à la négation de l’existence de Dieu. Encore une fois, Meslier n’eut pas besoin de lire le Dictionnaire his torique et critique ni les autres ouvrages de Bayle pour comprendre la force que les arguments dont celui-ci s’était servi pouvaient avoir dans le cadre de son athéisme. Cette même conséquence que Bayle étale dans le passage cité ci-dessus, en effet, Meslier ne manquera pas de la tirer, avec moins de détours, pour son compte; « s ’il y avait un tel être [infi niment bon et infiniment sage], il aimerait parfaitement la paix, la jus tice, la vertu et le bon ordre partout» et donc il empêcherait «partout qu’il y ait aucun mal, aucun vice, aucune injustice, aucun désordre». Cependant, «il est évident que le monde est presque tout rempli de maux et de misères». Il s’ensuit, bien évidemment, «qu’il n’y a point d ’être qui soit infiniment bon et infiniment sage, donc il n’y a point d ’être qui soit infiniment parfait, et par conséquent point de ce qu’ils [les théologiens chrétiens] appellent Dieu»83. Comme il est bien connu, Bayle ne craignait pas d’adopter des exemples anthropomorphiques pour montrer l’impossibilité des expli cations théologiques en matière de théodicée. La vulgarité de ces exemples - souvent blâmée par ses adversaires - est seulement appa rente: il ne s’agit pas, en effet, de ravaler Dieu au niveau de l’homme; il s’agit plutôt de montrer que si l’on juge Dieu par les «notions com munes » de la morale humaine, on a le droit d’utiliser des exemples tirés de la vie quotidienne des hommes: le Dieu de la théologie peut être donc comparé « à un père de famille qui laisserait casser les jambes à ses enfants, afin de faire paraître à toute une ville l’adresse qu’il a de rejoindre les os cassés»84, ou à un chirurgien qui, pouvant penser une blessure «en-deux manières également bonnes, mais l’une douloureuse, l’autre agréable», choisit la première, en agissant par là-même comme 82 O D IV, 24 sq. 83 M II, 303. 84 D ic t ., « Pauliciens », E.
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un «monstre de cruauté, un tigre, un cannibale qu’il faudrait faire expi rer incessamment sur une roue »85. On ne manque pas de retrouver chez Meslier les mêmes exemples, qui étaient d’ailleurs assez répandus dans les discussions théologiques de l’époque: le Dieu chrétien est comme un «père de famille qui pouvant sans peine, sans difficulté et sans s’in commoder bien régler et bien gouverner toute sa famille [...] voudrait néanmoins tout abandonner à la conduite du hasard, et laisser venir ses enfants beaux, ou laids et difformes, sages ou fous, et les laisser faire indifféremment le bien ou le m al...». Ou encore, à propos de la gloire de Dieu: «que diriez-vous d’un médecin qui voudrait faire venir des maladies contagieuses parmi les hommes, sous prétexte de vouloir montrer sa science et son adresse à les guérir?»86 Notons également que Bayle et Meslier assaisonnent leur critique de la théodicée chrétienne d ’un pessimisme anthropologique profond et incontournable. Certes, le pessimisme de Bayle se nourrit souvent d’ex pressions théologiques: la «corruption» de l’âme, le «péché originel», la «m aladie naturelle» de l’esprit humain, ce qui a permis de lui faire une place dans la tradition augustinienne. Sans entrer ici dans cette question, il suffit de noter que Bayle attribue à ses athées cette même position pessimiste. Voilà, en effet, la réplique qu’un athée pourrait avancer - au dire de Bayle - contre le système origéniste, et pseudo optimiste, de Le Clerc : « aucun homme n’a jamais été exempt de péché ni de misère, les gens de bien ont été toujours en fort petit nombre, et tout bien compté ils ont commis plus de mauvaises actions que de bonnes ; la corruption des coeurs est énorme, les misères des honnêtes gens et des malhonnêtes gens sont innombrables, ils sont tous sujets à mille incommodités, à la douleur, au chagrin ; la peste, la famine les affligent de temps en temps, et la guerre presque toujours.. .»87 L’athée Meslier n’aura pas davantage besoin d’être augustinien pour voir la méchanceté des hommes et l’étendue de leurs souffrances: «le monde est presque tout rempli de maux et de misères, les hommes y sont tous pleins de vices, tous pleins d ’erreurs et de méchanceté, leurs gouverne ments sont pleins d’injustice et de tyrannie, on voit presque partout un débordement de vices et méchancetés, la discorde et la division régnent presque partout ; les justes et les innocents opprimés gémissent presque partout, les pauvres sont presque partout dans la disette et dans les souf frances sans appui, sans support et sans consolation...»88 Quant à la 85 D ic t., « Origène», E. 86 MII 311 ; cf. aussi M II, 3 1 4,493-4 et 522. 87 O D IV, 25a. 88 M il, 304-305.
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doctrine du péché originel, elle ne saurait aucunement résoudre les dif ficultés, ni selon Bayle ni selon Meslier, car il est évident que sous un être infiniment parfait et infiniment bon le péché n’aurait jamais pu se fourrer dans l’âme de l’hom m e... Bayle: «m ais qui est-ce qui l’y a m is?»89 Et Meslier: «comment la malice elle-même aurait-elle pu s’in troduire ou se glisser parmi les hommes contre les desseins et contre les volontés d ’un Dieu tout-puissant?»90 Cela étant, seule la doctrine des athées est à même d’expliquer la situation de l’homme (et de tous les êtres sensibles). Dans le cadre d ’une pensée athée et déterministe, en effet, le bien et le mal ne sont que la conséquence nécessaire des lois aveugles et nécessaires de la nature, ce qui coupe à la racine la question de la théodicée. Après avoir décrit les principes mécanistes de la physique stratonicienne, Bayle observe que, dans ce contexte, un certain « arrangement des corps » peut bien paraître «moins beau et plus incommode à l’homme», mais il n ’est pas pour cela «ni moins beau ni moins commode eu égard à tout l’univers»91. M eslier avance la même explication mécaniste: les parties de la matière ne peuvent pas « se mouvoir en infinies sortes et manières sans se ren contrer, sans s’entremêler les unes dans les autres, sans se joindre [...] et par conséquent sans faire et sans produire tous ces différents effets ou ouvrages, beaux ou laids, grands ou petits, admirables ou méprisables, que nous voyons dans la nature»; or, la «désunion, ou dissolution des parties unies dans un ouvrage, ou dans un composé» entraîne naturelle ment tous ces phénomènes que les hommes craignent: «les maladies, les infirmités, la vieillesse, et enfin la mort, dans les corps qui sont vivants», sans pourtant altérer l’ordre de la nature92. La question du mal a une étendue considérable dans le Mémoire du curé d’Étrépigny. Avec Meslier, le potentiel explosif de question de la théodicée se révèle en toute sa force: il faudra attendre le baron d’Hol bach pour que cette question soit abordée avec autant de vigueur polé mique. Meslier et d’Holbach, de ce point de vue, sont assurément les héritiers directs du pessimisme anti-théologique de Bayle93.
89 D ict., « Pauliciens », E. 90 M il, 310. 91 Bayle, O D III, 339. n M II, 444-445. 93 Voir P. Rétat, Le D ictionnaire de B a yle..., p. 426: «il fallait la logique impertur bable d’un athée pour que la critique philosophique du D ictionnaire dégageât enfin toute sa puissance explosive, et qu’une sorte de fidélité à Bayle fût poussée jusqu’à ses extrêmes limites.»
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6. - ATHÉISME ET MÉTAPHYSIQUE La plupart des analogies que nous avons remarquées entre la posi tion de Meslier et celle que Bayle attribue à son stratonicien - et, plus en général, aux tenants d’une philosophie athée et matérialiste - renvoient sans doute à des sources communes, pour l’essentiel à Malebranche, à Lucrèce (que Meslier lit à travers Montaigne) et à la tradition scolastique. On y ajoutera, pour Bayle, les objections de Hobbes et de Gas sendi aux M éditations de Descartes, que Meslier ne semble pas avoir connues, mais dont il a pu peut-être avoir connaissance grâce à des sources intermédiaires. Notre analyse, répétons-le, ne démontre aucu nement que Meslier a emprunté à Bayle ses doctrines athées. Au demeurant, le manque d ’un nombre suffisant de correspondances tex tuelles précises et univoques, joint à l’honnêteté dont Meslier fait preuve constamment dans ses écrits, où il cite de la manière la plus scru puleuse toutes ses sources, orthodoxes et hétérodoxes, empêche de croire qu’il ait connu les ouvrages de Bayle, mais qu’il ne les ait pas cités pour une raison ou pour une autre. L’absence d’un lien historique effectif ne fait que mettre encore plus en relief l’affinité intellectuelle précise et constante que l’on remarque entre les deux auteurs : ils ont tiré les mêmes conclusions de la crise de la théologie rationnelle qui se déployait sous leurs yeux. Ils ont bâti une forme d ’athéisme, purement virtuel chez Bayle (si l’on en croit ses conclusions fidéistes), tout à fait réel chez Meslier, qui décalque la structure des systèmes théologiques, et surtout de l’occasionalisme, dont est pourtant retranchée toute référence à un Dieu personnel et intel ligent. L’ordre malebranchiste, qui avait son siège dans l’entendement divin, se réplique dans la matière, en perdant par là-même toute sa superstructure théologique. Il ne s’agit donc pas d’abandonner la méta physique cartésiano-malebranchiste pour adopter la physique méca niste, comme dans le modèle interprétatif bien connu proposé par Aram Vartanian dans son D iderot and D escartes. La position du stratonicien de Bayle et de Meslier se fonde, au contraire, sur une métaphysique, et précisément sur la métaphysique malebranchiste des vérités étemelles et des lois universelles de la nature, renversée en sens athée. L’athéisme «cartésien», en revanche, demeure foncièrement imper méable à l’empirisme, et cela malgré la citation, par Meslier, du principe «nihil in intellectu qu odpriu s non fu erit in sen su ...» (que Bayle, à son tour, ne manque pas de mentionner dans son Cours)94. Un athéisme de 94 Voir Meslier M III, 59; cf. Bayle, OD IV, 481-482, où l’on trouve une interprétation occasionaliste de ce principe scolastique.
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souche empiriste sera plutôt celui qui puisera, au XVIIIe siècle, dans la tradition anglaise (Hobbes, Locke), comme dans les cas de Fréret et de Du Marsais. Cependant, en dépit de l’absence d ’une véritable théorie empiriste de la connaissance, l’option rationaliste et déterministe de M eslier et du stratonicien de Bayle ne donne pas lieu à une pensée de type spinoziste, c ’est-à-dire à un monisme métaphysique niant la plura lité des substances. Certes, l’attrait du spinozisme est évident : il est dif ficile de ne pas diviniser la nature, de ne pas l’ériger en hypostase, lors qu’on suppose qu’elle est un «être nécessaire, étemel et indépendant», et qu’elle est la «cause première» de tout ce qui se passe dans le monde95. Cela confirme, d’ailleurs, un lieu commun des apologistes, qui soutenaient que sur l’existence d’une «cause première» il n’y aurait pas de désaccord entre les athées et les théologiens chrétiens96. Cependant, Meslier est très ferme sur la question de l’unité de la substance, qu’il refuse de la manière la plus nette. Il peut même faire siennes - sans le savoir, encore une fois ! - quelques objections de Bayle contre le spino zisme, dont il trouve un abrégé chez Toumemine: «deux hommes sont des substances de même nature, ils sont véritablement dans la nature, donc il peut y avoir dans la nature deux ou plusieurs substances de même attribut...»97 Comme d’autres auteurs clandestins de cette époque, Meslier n’af fiche pas d’ailleurs une confiance absolue dans les axiomes matéria listes. Il n’a pas la prétention de tout expliquer, de tout sortir de l’obscu rité: la certitude des doctrines qu’il propose est sur plusieurs points relative et foncièrement instable. L’athéisme de Meslier est aussi une philosophie de l’ignorance, ce qui entraîne également une renonciation explicite aux grandes questions posées par le cartésianisme. Il en va ainsi, par exemple, à propos de deux questions spéculaires : celle de l’ori gine du mouvement dans la matière et celle de l’origine de la pensée dans l’esprit de l’homme («je ne puis concevoir l’origine et le principe effi cient de ce mouvement, je l’avoue...»; « la moindre de mes pensées et de mes connaissances m ’étonne et me surprend, je l’avoue...»)98. Cette 95 Meslier, M II 175, 207. Voir aussi M III, 235: «la nature est partout, [...] elle agit partout et [...] c ’est toujours elle-même qui fait tout.» Cf. Bayle, O D III, 214 et 400b: «on peut réduire l’athéisme à ce dogme général, que la nature est la cause de toutes choses, qu’elle existe éternellement et d’elle-même, et qu’elle agit selon toute l’étendue de ses forces.» 96 Voir R. Cudworth, True Intellectual System , liv. I, ch. 4, § 4. Mais cf. la position beaucoup prudente de Fréret, qui en appelle aux limites de la connaissance humaine {Lettre de Thrasybule à L eucippe, éd. Sergio Landucci, Firenze 1986, p. 352 sq.). 97 M III, 347. Cf. Bayle, D ict., «Spinoza», N. 98 WII. 181.400.406:111.41.73.
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perspective est dominante surtout au début de la Septième Preuve du M ém oire : il s’agit de voir, dit Meslier, «si la difficulté proposée est effectivement égale de p a rt et d ’autre»', or, « il y a beaucoup plus de rai son d’attribuer l’existence nécessaire [...] à un être véritable que l’on
voit...»99. En revanche, une sorte d’assurance positive s’affirme au fur et à mesure que Meslier avance dans ses analyses, jusqu’à une ébauche de métaphysique matérialiste, fondée sur une sorte de preuve ontolo gique de l’existence de la matière, qui reprend d’ailleurs un argument typique de l’école cartésienne (de Régis, cette fois)100. Le stratonicien de la Continuation des pensées diverses et de la Réponse aux questions d ’un provin cial est beaucoup plus prudent. Il ne croit pas que sa doc trine soit fondée sur des bases entièrement démonstratives ; il la consi dère comme l’hypothèse la plus acceptable en l’état actuel de nos connaissances, la moins exposée aux objections. Il se borne donc à sup poser la prééminence de son système sur les explications théologiques, en se distinguant par là-même et du dogmatisme spinoziste et de l’agnosticisme sceptique. Malgré ces accents différents, qui ne sont pas négligeables, mais qui tiennent moins à la structure argumentative des systèmes de pensées respectifs qu’à leur statut épistémologique, l’analogie substantielle sub sistant entre l’athéisme imaginé par Bayle et l’athéisme théorisé par Meslier demeure intacte. Elle nous semble suggérer au moins deux conclusions: en ce qui concerne Bayle, que son stratonisme n ’est pas réductible à une fiction polémique, mais constitue une option philoso phique à part entière et prête à l’usage à l’époque où elle fut conçue; en ce qui concerne Meslier, que sa démarche n’est pas celle d’un autodi dacte isolé et solitaire, mais s’insère à bon droit dans la tradition du rationalisme malebranchiste, dont elle constitue un développement audacieux, mais pertinent. Ainsi, si Bayle a pu brosser le portrait-robot d ’un athée philosophe vivant au début du XVIIIe siècle, Meslier a donné un corps, mais aussi un système de pensée suffisamment articulé et ori ginal, à cette élaboration conceptuelle. La différence la plus notable entre les positions de Bayle et de Meslier réside, bien évidemment, dans le choix final du fidéisme, qui projette l’un dans un autre monde - celui d ’une foi absolument irrationnelle et instinctive, où nous devrons «abandonner toutes nos manières ordinaires de juger des choses»101 - , 99 M II, 175 : «en reconnaissant la matière seule pour première cause [...] on éviterait [...] bien des difficultés». 100 Voir notre article «L’ateismo ‘malebranchiano’ di M eslier...», cit., p. 151-158. 10' O D 111, 811a.
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alors que l’autre demeure fermement attaché aux résultats de son enquête rationnelle. Il n ’en demeure pas moins que, dans une dispute imaginaire se déroulant dans ce monde - c ’est-à-dire devant le tribunal de la raison humaine - , l’auteur du Dictionnaire n’aurait pas trouvé grand-chose à redire (mise à part la question de l’existence nécessaire de la matière et d’autres questions de moindre importance) dans les conclusions générales du curé d ’Étrépigny.
Gianluca M ori LJniversità dei Piemonte Orientale «Amedeo Avogadro» Vercelli, Italie
MATÉRIALISME ET MORTALISME Il est assez connu que le scientifique et théologien Joseph Priestley développe vers la fin du XVIIIe siècle un système matérialiste (c’est le mot qu’il utilise lui-même) fondé sur une conception de la matière ins pirée de Newton, système qu’il prétend réconcilier avec les vraies doc trines chrétiennes, corrompues, selon lui, par l’Église catholique à tra vers l’histoire. Si les grandes lignes du matérialisme de Priestley sont assez connues1, ce qui n’a pas été assez souligné est la façon dont ce matérialisme prolonge et développe une tradition de pensée vivace en Grande-Bretagne. L’affirmation de la mortalité de l’âme et le rejet de la doctrine religieuse de la vie future réapparaissent à différents moments depuis la Réforme, et une violente polémique concernant l’immortalité et l’immatérialité de l’âme a lieu notamment dans les premières années du XVIIIe siècle. Malgré l’écho important qu’a eu ce débat à l ’époque (il est également rapporté dans certain journaux francophones), il est presqu’oublié aujourd’hui. Mais je crois qu’il est intéressant pour l’his toire du matérialisme, à divers titres. Tout d ’abord, pour bien situer les choses, rappelons brièvement les grandes lignes du matérialisme de Joseph Priestley. Connu déjà dans le monde intellectuel pour ses expériences scientifiques, il aborde pour la première fois la question des rapports entre le corps et l’esprit en 1775 dans l’introduction de sa réédition du livre de David Hartley, O bserva tions on Man, his Frame, his Duty and his Expectations (publié à l’ori gine en 1749). Dans son édition du livre de Hartley, il retranche non seu lement la deuxième partie, théologique, mais également tout le début qui concerne les détails du fonctionnement du cerveau et des nerfs (qu’il déclare être de nature à décourager le lecteur), pour ne laisser que l’ana lyse de l’association des idées. A la place de ce qu’il supprime au début, Priestley fournit des «essais introductoires », et c ’est dans le premier de ces essais, concernant la doctrine des vibrations, que Priestley aborde la question de savoir s’il existe une principe immatérielle qui serait res ponsable de la pensée, ou si la matière elle-même peut penser2. Hartley 1
Voir notamment John Yolton, Thinking Matter. M aterialism in Eighteenth Century Britain, B.Blackwell, 1982, p. 107-126.
2
H a rtle y ’s Theory o f the Human Mind, on the P rinciple o f the A ssociation o f Ideas, with E ssays relating to the Subject o fit, Londres, 1775, p. xviii.
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lui-même commence son livre avec l’affirmation très claire selon laquelle l’homme est composé deux parties, le corps et l’esprit3. Priest ley, au contraire, se réfère à l’hypothèse de Locke concernant la possi bilité pour Dieu d ’ajouter à la matière la capacité de penser (p. xix), et il indique, de façon assez prudente, qu’il aurait tendance à croire qu’il n’existe pas de différence essentielle entre la matière et l’esprit. Pour lui, la pensée pourrait être le résultat d’une organisation particulière du cerveau. Il ne faut donc pas nécessairement avoir recours à un principe immatériel : I rather think that the whole man is of some uniform composition, and that the property of perception, as well as the other powers that are termed mental, is the resuit (whether necessary or not) of such an organical structure as that of the brain4. A la suite de vives critiques suscitées par cette déclaration, Priestley est amené à approfondir son matérialisme, et c’est dans ses Disquisitions Relating to M atter and Spirit publiées en 1777 qu’il développe une nouvelle définition de la matière, en refusant la conception courante qui la considère comme une substance solide et impénétrable, douée uni quement d ’une vis inertiae. Dès l’introduction de l’ouvrage il déclare que ni la matière ni l’esprit ne correspond aux définitions généralement acceptées. Il définit la matière comme une substance qui possède la pro priété de l’extension et les pouvoirs d’attraction ou de répulsion, et il affirme que la capacité de sentir et celle de penser ne sont pas incompa tibles avec la matière ainsi conçue. Il déclare en plus que la notion de deux substances ne possédant aucune propriété en commun, mais qui sont cependant capables d’avoir une connexion intime et une action mutuelle, est une doctrine absurde et moderne, qui n’existe ni dans les écrits bibliques ni en antiquité. Il prétend donc rétablir le vrai système de la Révélation. En effet, pour Priestley la compatibilité de son sys tème avec l’enseignement biblique est fondamental. Il commence son ouvrage en montrant que les plus petites parties de la matière, ou les atomes, ont un pouvoir d’attraction, sans lequel la matière ne peut pas exister, car sans ce pouvoir les atomes, divisibles, ne resteraient pas entiers (p. 5-7). Il nie la qualité d’impénétrabilité attri 3 4
David Hartley, O bservations on Man, his Frame, his Duty and his E xpectations, 4e éd., 1801,1.1, p. i. H a rtle y ’s Theory o f the Human M ind, p. xx: «J’ai plutôt tendance à croire que l’homme entier est d’une composition uniforme et que la propriété de la perception, comme les autres pouvoirs qu’on dénomme mentaux, est le résultat (nécessaire ou non), d’une organisation telle que le cerveau.»
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buée à la matière : pour lui, au contraire, la résistance de la matière est le résultat de son pouvoir de répulsion. Ici il se réfère aux expériences sur l’électricité et sur la lumière. La matière est pénétrable par tout corps dont la vélocité lui permettra de vaincre la force d ’attraction ou de répulsion. Il fait appel aux théories de Boscovich, et à la définition que donne ce dernier de la matière comme étant composée de points phy siques uniquement (p. 19). Ainsi il enlève, dit-il Yodium attaché à la matière à cause de sa solidité, son inertie et comme il dit sa «sluggishness» supposées (p. 17). Ceci l’amène à l’affirmation que rien alors ne s’oppose à l’hypothèse que la matière peut penser. L’argument vaut la peine d’être cité en entier: Since the only reason why the principle of thought or sensation, has been imagined to be incompatible with matter, goes upon the supposi tion of impenetrability being the essential property of it, and consequently that solid extent is the foundation of all the properties that it can possibly sustain, the whole argument for an immaterial thinking prin ciple in man, on this new supposition, falls to the ground ; matter, destitute of what has hitherto been called solidity, being no more incompa tible with sensation and thought, than that substance which, without knowing anything further about it, we have been used to call immate rial5. Ainsi l’affirmation de la pénétrabilité de la matière est pour Priestley essentielle. Ayant démontré la compatibilité entre la matière et la sensa tion, il veut convaincre que la matière possède effectivement la sensa tion, la perception et la pensée, en faisant appel à l’expérience: il fait remarquer que ces facultés se trouvent toujours en conjonction avec une certaine organisation de la matière. Ainsi la faculté de la pensée est le produit du cerveau et correspond à un certain état du cerveau. Mais Priestley ne développe pas dans le détail le mécanisme de la production de la pensée. Il s’en tient surtout aux exemples connus qui indiquent que les fonctions de l’esprit dépendent de l’état du cerveau: blessures à la tête, maladies etc. (p. 27-8). Il semble croire que ce ne sont pas les plus 5
D isqu isitions, p. 18: «Puisque la seule raison pour laquelle on a imaginé que le
principe de penser ou de sentir fût incompatible avec la matière est fondée sur la supposition que l’impénétrabilité soit sa propriété essentielle, et par conséquent que l ’étendue solide soit le fondement de toutes les propriétés qu’elle peut supporter, tout l’argument en faveur d’une principe de pensée immatérielle dans l ’homme tombe par terre avec cette nouvelle supposition. La matière, privée de ce qui fut appelé solidité, n’est pas plus incompatible avec la sensation et la pensée que cette substance que nous avions l’habitude d ’appeler immatérielle, sans en savoir davan tage.»
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petites particules de la matière qui possèdent la faculté de pensée mais plutôt une certaine organisation, car il écrit : Unless we had a clearer idea than it appears to me that any person can pretend to have, of the nature of perception, it must be impossible to say a priori whether a single particle, or a system of matter be the proper seat of it. But judging from appearances, which alone ought to déter mine the judgement of philosophers, an organized system which requires a considérable mass of matter is requisite for the purpose6. (p. 89) Il est évident que pour Priestley, son matérialisme est fondé sur une nouvelle définition de la matière et sur une démonstration que la matière possède d’autres propriétés que l’étendue et la solidité, et le pouvoir de recevoir le mouvement d’ailleurs. La définition de la matière adoptée par Priestley est dérivée directement, comme il le dit lui-même, de la Theoria philosophiae naturalis de Boscovich, publiée pour la première fois en 1758, et qui exerça une assez grande influence en Angleterre. Pour Boscovich, tous les phénomènes viennent de l’arrangement dans l’espace, et du mouvement, de points qui réagissent mutuellement les uns sur les autres en paires7. C’est cette théorie - qui se distingue radi calement de l’atomisme précédent, y compris celui de Newton - qui attire le chimiste anglais, car il permet en quelque sorte de dissoudre la matière. Il n ’existe que des points avec de l’espace vide entre’eux: comme ces points sont identiques, à la différence des atomes newtoniens et que la masse n’est qu’un arrangement d’un certain nombre de points, tout ce qui l’intéresse est la propriété de cette matière. A la fin de ses Disquisitions, Priestley ajoute quelques explications concernant sa conception de la matière qu’il intègre dans le texte de la deuxième édition de l’ouvrage, publiée en 1782. Il admet que nous n ’avons pas de connaissances concernant la structure interne de la matière, et il s’en tient au refus de l’impénétrabilité, et aux propriétés d’attraction et de répulsion qui font que la matière est ce qu’elle est: sans ces propriétés, dit il, la matière ne serait rien8. L’important pour Priestley est donc de rejeter la conception de la matière comme inerte et 6
7 8
D isqu isitions, p. 89 : « Sans une idée plus claire que celle à laquelle, à mon avis, tout
homme peut prétendre, de la nature de la perception, il doit être impossible à dire a priori si une seule particule ou un système de la matière, est son siège. Mais à juger de l’apparence, qui seule devra déterminer le jugement des philosophes, une orga nisation, qui demande une masse considérable de matière, y est nécessaire». Lancelot Law Whyte «B oscovich’s Atomism» in R oger Joseph Boscovich, S.J..F.R.S., 1711-1787, éd L.L.Whyte, Londres, 1961, p. 102. D isqu isitions, 2e édition, 1782, p. 35.
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impénétrable et de refuser toute doctrine dualiste, y compris celle de Newton. La matière est définie par ses propriétés et par les forces d’at traction et de répulsion, qui selon lui permettent d’expliquer tous les phénomènes de la nature, y compris la pensée et la sensibilité (p. 39). Son ami Price objectera que selon sa doctrine, la matière n’est donc rien, et la réponse de Priestley sera de répéter sa définition de la matière en termes de ses pouvoirs d’attraction et de répulsion, car c’est tout ce que nous connaissons par l’expérience9. C ’est cette conception des pou voirs possédés par la matière qui lui permet de démontrer l’essentiel, car, ayant peur peut-être que la théorie de la matière empruntée de Bos covich n’effraie ses lecteurs, il insiste que le but de son livre est, au delà de la conception de la matière: to prove the uniform composition of man or that what we call mind, or the power of perception and thought is not a substance distinct from the body, but the resuit of corporeal organisation10. En effet, ce qui compte pour Priestley ce sont les avantages pour la religion révélée que présente ce qu’il appelle lui-même ce « système de matérialisme» et qu’il décrit ainsi : Man, according to this system, is no more than what we now see of him. His being commences at the time of his conception, or perhaps at an earlier period. The corporeal and mental faculties, inhering in the same substance, grow, ripen and decay together and whenever the system is dissolved, it shall continue in a State of dissolution, till it shall please that Almighty Being who called it into existence to restore it to life again11. Ce système enlève les difficultés créées par la doctrine de l’existence d’une âme immatérielle et immortelle, et surtout par la difficulté de comprendre sa nature et son lien avec le corps (41 ff). Pour Priestley le rejet de l’âme immortelle et la doctrine de l’extinction entière de 9 A Free D iscussion o f the D octrines o f M aterialism a n d P hilosophical N ecessity in a correspon den ce between D r P rice an d D r P riestle y..., Londres, 1778, p. 16-22, 45. 10 D isquisitions, p. 355 : «de prouver la composition uniforme de l’homme, ou que ce que nous appelions l’esprit ou le pouvoir de la perception et de la pensée, n’est pas une substance distincte du corps, mais le résultat de l’organisation corporelle.» 11 D isquisitions, p. 49: « l’homme, selon ce système, n’est rien d’autre que ce que nous voyons maintenant. Son être commence au moment de sa conception, ou peut-être avant. Les facultés corporelles et mentales, qui appartiennent à la même substance, développent, mûrissent et déclinent ensemble, et quand le système sera dissout, il continuera dans cet état, jusqu’à ce qu’il plaise à l’être tout-puissant qui l’a créé de lui rendre la vie.»
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l’homme à sa mort - qu’il distingue de l’anéantissement (p. 164) - sont en accord avec la résurrection finale de l’homme entier par Dieu au jour du jugement dernier, enseignée par les textes sacrés. Les doctrines ‘ridi cules’ du purgatoire etc. sont au contraire des inventions humaines. Et, contrairement à ce qu’affirment ses critiques, sa théorie n’entraîne pas la matérialité de Dieu. Car, selon lui, l’essence de Dieu est radicalement dif férente et donc incompréhensible aux hommes. Il retient de Dieu l’idée d ’une première cause intelligente dont nous ne savons rien sauf ses effets et sa bonté divine. D ’ailleurs, une grande partie de l’ouvrage de Priestley concerne les différentes opinions de Dieu et de l’âme, et l’évidence biblique en faveur de son opinion. Il consacrera par la suite, dans les nombreux écrits où il défend son système contre les critiques, beaucoup de pages à Dieu, qui est la source des pouvoirs que possède la matière et donc la vie même : il affirme que sans lui nous ne sommes rien et nous ne pouvons rien faire12. En fait, cela ne change rien à son système matéria liste, qui n’a pas besoin de Dieu : l’existence de Dieu est une affirmation dictée, selon Leslie Stephens, par les préjugés plutôt que par la raison13. Mais pour Priestley lui-même, Dieu est essentiel à son système, qu’il considère comme une antidote à l’athéisme14. Ce souci de réconcilier la raison avec la révélation et de réfuter la doctrine de l’immortalité de l’âme, source d’incroyance, le rapproche des mortalistes qui l’ont précédé. Il est évident que le matérialisme de Joseph Priestley présente un certain nombre de traits originax, notamment en ce qui concerne la matière, car sa théorie lui permet de répondre aux critiques qui affir ment que la matière ne peut pas posséder les capacités de sensation et de pensée. Mais il ne faut pas perdre de vue le fait que ce matérialisme, et son souci de nier l’immortalité de l’âme et toute vie après la mort jus qu’au jugem ent dernier, se situent dans le prolongement de cette tradi tion ‘mortaliste’, bien ancrée dans la vie intellectuelle britannique. Elle a ses origines dans les débuts de la réforme, mais elle prend de l’impor tance surtout dans le période trouble de la révolution du XVIIe siècle et de l’effervescence intellectuelle qui l’entoure. Les défenseurs les plus célèbres de cette doctrine (qui en fait prend différentes formes et dont les partisans sont divisés en diverses tendances) sont R. Overton, J. Milton, et T. Hobbes15. Mais, comme je l’ai déjà indiqué, le tournant du 12 Voir par exemple : A Free D iscussion, p. 253-4. 13 Leslie Stephen, H istory o f English Thought in the 18th Century (1876), 2e éd., Londres, 1881,1.1, p. 66. 14 Voir ses M em oirs, Londres, 1806,1.1, p. 75. 15 Voir à ce sujet notamment Norman T.Bums, Christian M ortalism from Tyndale to M ilton, Harvard U.P 1972.
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XVIIIe siècle voit un grand débat autour de l’immortalité de l’âme et de la vie future, débat qui est suscité en grande partie par ceux qui sont dans cette tradition. Cette polémique fut très importante et elle est encore dans les esprits au moment où Priestley écrit ses ouvrages maté rialistes. Un ouvrage intitulé: An H istorical View o f the Controversy concer ning an intermediate State and the separate existence o f the soul bet ween death and the général résurrection et écrit par un certain F.Black-
bume est publié en 1765, avec une deuxième édition augmentée en 1772. Selon l’auteur, les Écritures enseignent la résurrection des morts, corps et âme, promise par le Christ, au moment du Jugement dernier. La doctrine de l’immortalité de l’âme, qui promet une vie future immédiate pour l’âme séparée du corps, est en contradiction avec cet enseignement et en outre elle encourage l’immoralité et la corruption des mœurs, car les hommes croient pouvoir échapper aux punitions grâce aux dispen sations et aux cérémonies prônées par l’Église catholique. Ainsi cette doctrine encourage l’incroyance: if it be denied and cannot be proved, that man will inherit eternal life, otherwise than in conséquence of his rising from the dead, as that is insured by the promises of the gospel, and the previous résurrection of Jésus, the faith and hope of that species of infidelity called Deism are at an end. But while Christian writers are persuaded that they ought to maintain the natural, indefeasible immortality of the soul and its conscious existence in a separate State, as if this doctrine were some way connected with the principles of the Christian religion, they leave the Deists in possession of a stronghold, from whence it seems imposible to dislodge them16. Blackbume fait l’historique des théories concernant l’immortalité de l’âme depuis les origines de l’Église, avec une large place accordée aux 16 F. Blackbum, An H istorical View o f the C ontroversy concerning an intermediate State a n d the separate existence o f the soul betw een death a n d the général résurrec tion, deduced from the beginning o f the P rotestant Reformation to the p resen t times,
with some thoughts in a prefatory discourse, on the use and importance o f theological controversy. 2nd ed, corrected and greatly enlarged. London, Goldsmith, 1772, p. lxi: «Si l ’on nie et ne peut pas prouver, que l’homme héritera de la vie étemelle, autrement qu’en conséquence de sa résurrection de la mort, comme promise dans les Écritures et par la résurrection antérieure du Christ, la foi et l’espérance de cette sorte d’infidélité, nommée le déisme, sont terminées. Mais tant que les écrivains chrétiens sont convaincus qu’ils devraient maintenir l’immortalité naturelle et irrévocable de l’âme, et son existence consciente dans un état séparé, comme si cette doctrine était reliée en quelque sorte aux principes de la religion chrétienne, ils laissent aux déistes la possession d’une place-forte, d’où il semble impossible de les chasser.»
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polémiques du tournant du siècle. L’ouvrage est cité par Priestley, qui retrace lui aussi l’histoire de la corruption des doctrines de l’Église pri mitive (même s’il ne parle pas directement des ouvrages du début du siècle, ouvrages qu’il devait pourtant connaître). Ici nous apercevons l’enjeu du débat autour de la question d’une vie future: ceux qui nient l'im m ortalité de l’âme soutiennent que la doctrine fut inventée par l’hiérarchie catholique pour asseoir son autorité sur les fidèles, et pour pouvoir les exploiter plus efficacement. Ces questions furent bien sûr à l’origine du schisme protestant, et restent vivace surtout dans la tradi tion des ‘dissenters’. Elles prennent une importance particulière dans le débat anglais autour de la question de l’âme à la fin du XVIIe et dans les premières années du XVIIIe siècle. Cette polémique présente un certain nombre de traits qui méritent qu’on s’y attarde, car les arguments pour la matérialité de l’âme humaine présentés par les ‘mortalistes’ devraient intéresser ceux qui s’occupent du matérialisme. Dans ce qui suit, je vais présenter les ouvrages des deux champions les plus importants de la matérialité de l’âme et ensuite poser la question de l’influence possible qu’ils aient pu exercer sur le courant matérialiste en France. La polémique de la fin du XVIIe siècle fut relancée par un certain Henry Layton (1622-1705) qui entreprit de répondre au célèbre prêche de Bentley prononcé le 4 avril 1692 dans le cadre des conférences Boyle contre les incroyants, et notamment contre la philosophie épicurienne, et intitulé : M atter and Motion cannot think or A Confutation ofA theism from the Faculties o f the Soul'1. Layton explique qu’il est venu à ses opinions après avoir médité la question de l’âme pendant l’été de 1690 à la suite de sa lecture du livre du médecin Willis, D e anima brutorum. Selon lui, il trouve dans ce livre ses propres opinions nettement mieux exprimées qu’il ne pouvait le faire lui-même. Ensuite, toujours selon lui, l’ouvrage de Richard Baxter intitulé Richard B axter’s Dying Thoughts l’incite à rédiger son ouvrage sur la question de l’âme qui est terminé à la fin de 169118. Il s’agit apparemment de l’ouvrage intitulé A Search A fter Soûls and Spiritual Opérations in Man qu’il publie plus tard sans indication de lieu ni de date. Après une échange de lettres avec ‘un voisin’ sur ces questions pendant l’été 1693 (lettres qu’il publie dans la deuxième partie de la Search After Soûls), il lit le sermon de Bentley et il rédige également l’ouvrage en réponse à ses arguments, ouvrage qui ne trouve pas d ’éditeur. Il le publie à ses propres frais sous le titre de: Observations upon a Sermon intitled, ‘A Confutation o f Atheism from the Faculties o f the Soul, Alias, M atter and Motion can17 Sermon reproduit dans Bentley, Works, éd. A.Dyce, vol. 111, 1838, p. 35-50. 18 Second P a rt o f a Treatise in titled a Search after Soûls p. 25
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not think’: preached April 4.1692. By way o f Réfutation. Dans cet
ouvrage il répond dans le détail aux arguments de Bentley contre les épicuriens, pour tenter de prouver que l’homme peut accomplir toutes ses fonctions sans avoir besoin d’une âme immatérielle et immortelle. L’essentiel de sa position peut être résumé dans la phrase suivante: for I d o b eliev e, that there is not any particular thing in m an’s c o m p o si tion that thinks, argues etc, but that it is the man h im self, viz. the w h ole com p osition o f soul and body by a d ivin e and admirable contexture Uni ted, w hich thinks, argues, and doth all other things, w hich G od hath given him a pow er and propensity to d o 19.
Layton se réfère beaucoup - comme le font tous ceux qui discutent de l’immortalité de l’â m e -a u débat concernant les animaux, qui posent un problème aux défenseurs de l’immatérialité de l’âme. Car l’on doit expliquer les facultés des animaux qui semblent se rapprocher de celles des hommes: Upon averment that all these faculties in the brutes were acted by a material spirit, and a demand why the same might not be effected amongst men : the maintainers of immateriality seem much put to it for an answer to this objection, and they are divided upon it20. (p. 5) Les deux explications possibles qu’il cite sont, bien sûr, ou l’auto matisme cartésien défendu en Angleterre notamment par Sir Kenelm Digby, ou l’affirmation que les animaux possèdent eux aussi une âme immatérielle. Layton déclare que la matière peut acquérir le mouvement tout seule et aussi que Dieu peut tout faire de la matière. Il explique le fonctionnement de l’intelligence humaine et animale par l’action des esprits, qui constituent le principe actif de l’homme: the active principle o f life, m otion, sen se and understanding in m an and beast ; stim ulating and acting every part and organ o f the body to the perform ance o f those duties for w hich by the great creator they w ere intended and made. T hose spirits therefore act the ey e to see, the ear to
19
O bservations, p. 2: «car je crois qu’il n’y existe pas une chose particulière dans la com position de l ’homme qui pense, discute etc., mais que c ’est l ’homme lui-m êm e, c ’est à dire toute la com position de l ’âme et du corps, unis par une texture divine et admirable, qui pense, discute et qui fait toutes les autres choses que Dieu lui a donné le pouvoir et l ’inclination de faire.»
20
O bservations, p. 5: « A l ’affirmation que toutes ces facultés dans les bêtes sont le fait d ’un esprit matériel, et à la demande de savoir pourquoi la même chose ne pour rait pas se faire chez les hom m es, les défenseurs de l ’immatérialité ont des difficul tés à répondre et ils sont divisés à ce sujet.»
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hear, the tongue to speak, the liver to m ake blood, the heart to purifie and refine it, the understanding or brain to apprehend, ju d ge and rem em ber ; It cannot m ake on e organ perform the function o f another organ, but acts every organ according to its proper use and natural capacity. A nd therefore it is not the soul or the body that act, inable or govern the m an, but the man, by the activity o f his soul, and the aptitude o f his b od ily organs, doth all those things w hich w e daily see are done am ongst us, not by soul or body singly, but by the virtues and contexture o f both together21.
Layton appuie ses arguments sur des exemples concernant le fonc tionnement du cerveau et la dépendence de l’intelligence sur l’état du corps, et il cite souvent l’ouvrage de Willis De anima brutorum. Mais ses arguments pour la matérialité de l’âme se situent dans le cadre d ’une doctrine chrétienne, car il insiste sur le rôle du créateur et tire argument de son omnipotence: «he who made matter out of nothing, can make any thing out of any matter, and many other things than men can ima gine» (p. 18). Layton développe ses théories également, comme nous l’avons vu, dans A Search After Soûls and Spiritual Opérations in Man qui est publié également sans nom d ’éditeur ni date. Ce livre est pré senté comme une réfutation de la deuxième édition de Richard B axter’s Dying Thoughts, publié pour la première fois en 1683. Encore une fois, Layton entreprend de réfuter les arguments en faveur de l’existence d ’une substance immatérielle dans l’homme qui serait responsable des capacités intellectuelles. Il souligne l’ignorance de l’homme concernant le fonctionnement du cerveau et de l’intelligence mais il affirme que cette ignorance ne justifie pas l’invention d ’une force «étrangère» et immatérielle pour les expliquer: encore une fois nous ne pouvons pas limiter le pouvoir de Dieu, qui non seulement peut décréter que tout cela fonctionne par des esprits matériels mais qui en outre l’a sans doute fait (p. 10-11). Ses arguments sont fondés essentiellement sur l’évidence de la dépendance des capacités intellectuelles du corps, sur les opinions 21
O bservations, p. 9 : « le principe actif de la vie, du mouvement, de la sensibilité et de l ’intelligence dans l’hom me et la bête, qui stimule et anime toutes les parties et tous les organes du corps à accomplir ces devoirs pour lesquels ils furent fabriquées par le grand créateur, ces esprits animent donc l ’œil à voir, l ’oreille à entendre, la langue à parler, le foie à fabriquer le sang, le cœur à le purifier et raffiner, l’intelligence ou le cerveau à comprendre, à juger et à se souvenir. Il ne peut pas faire en sorte qu’un organe rem plisse la fonction d’un autre, mais il anime chaque organe selon sa capa cité propre et naturel. Donc ce n’est pas l ’âme ou le corps qui anime, active ou gou verne l ’homme, mais l ’hom me, par l ’activité de son âme et la capacité de ses organes corporels, fait tout ce que nous voyons faire quotidiennement chez nous, non pas par l ’âme ou le corps seul, mais par les vertus et la texture des deux ensem ble.»
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des Anciens et également sur des textes bibliques, qui sont cités lon guement. Dans tous ces débats, d ’ailleurs, le protagonistes se répondent à coups de citations contradictoires de l’Écriture. Il est également inté ressant de constater que Layton affirme qu’un auteur comme Willis, par exemple, était de toute évidence convaincu de la matérialité de l’âme de l’homme comme de celle des animaux, mais qu’il n’osait pas l’affirmer ouvertement22. Layton continue sa polémique avec les défenseurs de l’immortalité de l’âme pendant les premières années du XVIIIe siècle, notamment à la suite de l’émoi suscité par les ouvrages d ’un autre défenseur de la mor talité de l’âme, plus connu à l’époque que Layton : le médecin William Coward. Le livre de Coward intitulé: Second Thoughts concerning Human soul est publié en 1702. Brûlé l’année suivante sur l’ordre du Parlement, il donne lieu à de nombreuses réponses et réfutations23, à laquelle Layton répond, en répétant ses arguments contre l’immortalité de l’âme24. Ainsi la polémique continue jusque vers 1706, après la mort de Layton et le départ de Londres de Coward lui-même. La réprobation que soulève les écrits de Coward se voit aussi dans le fait que la Convo cation de l’Église d’Angleterre essaie de condamner ensemble Coward et Toland en 170425. Les œuvres de Coward les plus importants sont les Second Thoughts concerning Human soul, livre publié sous le nom de «Estibius Psychalethes», et The Grand Essay, or a Vindication o f Reason and Religion, against Impostures o f Philosophy, 1704, écrit en réponse au livre de John Broughton initulé Psychologia qui critique le premier livre de Coward26. Ces ouvrages ont, comme je l’ai indiqué, eu plus d ’échos que 22
S e co n d P art o f a Treatise in titled a Search a fte r Soûls, p. 22.
23
Pour des détails, voir: P.Mengal, « Une hérésie mortaliste : l ’affaire W illiam Coward (1656-1725)», dans O rthodoxie e t hérésie, éd. C. d ’Haussy, Université de Paris-Val de Marne, 1993, p. 96-101.
24
Un certain nombre de ces réponses sont publiées par Layton dans un volum e, avec l ’indication du nom de l ’auteur et intitulé A rg u m e n ts a n d R eplies in a D ispute concerning the N a tu re o f the H um ane soul, viz whether the same be immaterial, separately subsisting, and intelligent; or be material, unintelligent and extinguishable at the death o f the person, London, printed in the year 1703.
23
Voir M .C.Jacobs, The N ew tonians a n d the E nglish R évolution, C om ell U.P., 1976, p. 216-7. E lle cite les «O bservations made by the Président and his Suffragen Bishops in the C onvocation o f Canterbury upon a paper delivered... by the prolocutors o f the low er hou se» 1704 (Patrick m ss, Q ueen’s college, Cambridge)
26
Seco n d Thoughts concerning H um an soul, demonstrating the notion o f human soul as believed to be a spiritual immortal substance, united to human body, to be a plain heathenish invention, and not consonant to the principles o f philosophy, reason or religion, but the ground only o f many absurd, and superstitious opinions,
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les pamphlets de Layton, et des comptes-rendus des livres de Coward et des réponses paraissent dans les Nouvelles de la République des Lettres. Aujourd’hui par contre il est presque aussi oublié que l’autre27. Le but essentiel du médecin dans ces ouvrages est bien sûr de nier l’existence d ’une substance spirituelle et immortelle et de démontrer que l’âme n’est que la vie que Dieu a infusée dans la matière28, doctrine qui, selon lui, s’accorde avec les enseignements de la bible. Ainsi les Second Thoughts sont précédées d’une dédicace au clergé anglais, dans laquelle Coward affirme que sa doctrine est en accord avec leur enseignement, à la différence des théories «ridicules» des philosophes concernant l’âme. Pour lui: it is dem onstrated to be a m eer figm ent and idle and vain philosophy, to frame an idea o f a spiritual substance in m an29.
La doctrine qui affirme l’existence d ’une substance spirituelle dans l’homme fut selon lui, comme ses prédécesseurs, inventée par l’église catholique. Dans cet ouvrage, après avoir développé des réflexions générales concernant le fondement de la croyance et après avoir critiqué la notion de l ’âme humaine comme une substance spirituelle unie au corps, Coward présente ce qui est selon lui la vérité: les êtres humains, comme les bêtes, meurent complètement et il n’existe pas de vie après la mort. Le titre des chapitres dans lequels il expose sa doctrine est élo quent : abom inable to the reformed churches and derogatory in général to true christianity. London, R. Basset, 1702 ; W .C.M .D.C.M .L.C. The G rand Essay, o r a vindication o f reason a n d religion, a g a in st im postures o f philosophy. Proving according to those ideas and conceptions o f things human understanding is capable o f forming to it self, 1. That the existence o f any immaterial substance is a philosophie imposture, & im possible to be conceived 2. That all matter has originally created in it, a principle o f internai self-m otion 3. That matter & motion m ust be the foundation o f th o u g h t in m en & brutes. To which is added A Brief Answer to Mr. Broughton’s P sy co lo g ia ... London, John Chantry, 1704. 27
11 n’est évoqué qu’en passant dans le livre de J. Yolton, Thinking M atter, 1983, p. 23, m ais le m êm e auteur lui consacre un peu plus de place dans un livre plus ancien: Jo h n Locke a n d the Way o f Ideas, 1956, p. 157ff. Spink le m entionne éga lem ent: La libre-pensée fra n ç a is e de G assendi à Voltaire, Paris, 1966, p. 257-260. M ais c ’est surtout G. Ricuperati qui souligne son importance: «Il problema délia corporeità d ell’anima dai libertini ai deisti » in Sergio Bertelli (éd) Il L ibertinism o in E uropa, M ilan, Riccardo Ricciardi, 1980, p. 381-2. L’article récent de P.Mengal (voir ci-dessus, note 23) retrace « l ’affaire Coward» et fait utilement le point sur l’hérésie mortaliste et le contexte théologique dans lequel elle s ’insère.
28
S e co n d T houghts on the H um an Soul, p. 49.
29
S e co n d Thoughts, p. 122: «Il est prouvé que c ’est une imagination et une philoso phie vaine et futile que de former l ’idée d ’une substance spirituelle dans l ’homm e.»
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That it is a doctrine or b e lie f m ost consonant to the principles o f ph ilo sophy that human soul w ill cea se to be w hen the body dies, and con sequently the philosop h ical notion o f it com m on ly received is erroneous. That it is a doctrine or b e lie f m ost consonant to the dictâtes o f right rea son, that human soul w ill cea se to be w hen the body dies, and con sequently it cannot be a substantial im m ortal spirit. That it is a doctrine or b e lie f m ost consonant to the w h ole tenour o f the h oly scriptures that human soul and life are the sam e thing, and con sequently the notion o f a spiritual im m ortal substance in man is erroneous, and according to the com m on course o f providence m an ’s im m ortality b egins not until the résurrection30.
Ensuite il répond à des objections, ridiculise les notions de purga toire, de l’invocation des saints, des esprits et ainsi de suite, et il fait l’historique des opinions concernant l’âme. Ses théories sont encore développées dans The Grand Essay, où, comme il l’indique sur la page de titre, il prétend prouver que la matière et le mouvement doivent être le fondement de la pensée dans les hommes et les bêtes. Il définit Dieu comme un pouvoir autosuffisant ou indépéndent (p. 60) qui accorde à la matière des principes permettant aux esprits animaux de produire la pensée, au moyen du mouvement, même si la façon dont cela se produit est incompréhensible. Mais c ’est clairement le cerveau qui produit la pensée, et pour cela il faut une orga nisation particulière de la matière31. Cette matière est elle-même natu rellement passive car elle a besoin d’une puissance immatérielle et active qui l’excite à l’action32. Nous voyons l’importance du rôle de Dieu dans la pensée de Coward. A tel point que, en réponse à la critique selon laquelle sa théorie ferait de l’homme simplement un mécanisme, une horlogerie curieuse ou une machine raisonnante, Coward l’admet mais il affirme que Dieu seul peut créer une telle machine raisonnante à 50 S e co n d T houghts, titre des chapitres V, VI, et VII: «Q ue c ’est une doctrine ou croyance très en accord avec les principes de la philosophie que l’âme humaine ces sera d ’être quand le corps meurt, et par conséquent la notion philosophique de l’âme telle qu’elle est généralement reçue est erronée. Que c ’est une doctrine ou croyance très en accord avec l ’enseignem ent de la raison, que l ’âme humaine cessera d’être quand le corps meurt, et qu’en conséquent elle ne peut pas être un esprit substantiel et immortel. Que c ’est une doctrine ou croyance très en accord avec toutes les écri tures saintes que l ’âme humaine et la vie sont la même chose, et en conséquent la notion d ’une substance spirituelle et im m ortelle dans l ’homme est erronée, et selon le cours normal de la providence, l’immortalité de l ’hom me ne com m ence qu’à la résurrection.» 11 S e co n d T houghts, p. 105. 12 G rand E ssay, p. 17.
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partir de la matière morte33. Il faut cependant noter que le Dieu de Coward n ’est pas une substance mais une puissance. Il a créé la matière avec la capacité de se mouvoir: ainsi pour Coward, citant la définition de Glisson: all substance or materia inform ata has in it a principle o f self-m o tio n , and w ould alw ays exert itse lf did not the A lm igh ty restrain it to preserve the due frame and order o f the universe34.
— ce qui semble assez contradictoire avec son insistance sur la pas sivité essentielle de la matière. Comme Layton, Coward s’appuie sur de nombreuses citations des Écritures, et il refait l’historique des opinions concernant la nature de l’âme pour démontrer que l’opinion originelle de son immortalité est une doctrine païenne introduite par l’Église catholique pour des raisons d ’intérêt. Il ridiculise la description de la substance immatérielle comme «unextended, indivisible, impassive, penetrable, sole-sensible, invisible, untangible, non-locomotive in succession of time or place, independent entity ». Il exclame : « Bone deus, in quae tempora reservamur, who do and will believe this notion of immaterial substance to be compréhensible by a rational nature?»35 Mais l’essentiel de son argu mentation, encore plus dans The Grand Essay que dans son premier livre, est tiré d’exemples physiologiques concernant la façon dont les fonctions intellectuelles dépendent du corps, avec, encore une fois, de nombreuses citations du médecin Willis. Coward développe sa théorie également dans un ouvrage médical écrit en latin et intitulé Ophthalm iatria (1706), qui traite du fonctionnement de la vision. Dans cet ouvrage, il critique la doctrine cartésienne concernant la glande pinéale, et il rejette encore une fois l’existence de toute substance immatérielle, car c ’est le cerveau qui produit la pensée. Willis est, comme l’on s’y attendrait, toujours largement cité36. L’ouvrage fait l’objet d’une notice assez hostile dans le Journal des savants, qui, après avoir critiqué ses théories médicales, poursuit : 33
S e co n d Thoughts, p. 123-4.
34
G ra n d E ssay, p. 43: «toute substance ou materia informata possède un principe d ’auto-m otion, et ce principe s ’exercerait toujours si le Tout-Puissant ne le retenait pas, pour préserver l ’organisation et l ’ordre de l ’univers.»
35
G ra n d E ssay, p. 37 : « qui croit ou croira que cette notion de substance immatérielle soit com préhensible par un être rationnel ?»
36
W illiam Coward O phthialm iatria : quae accurala & integra O culorum m aie affectorum in stituitur M ed ela : nova m ethodo aphoristico concinnata. London, J. Chantry, T. Atkinson, 1706.
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S a m é ta p h y siq u e n ’e st pas m o in s extraord in aire. C e tte  m e , c e tte su b sta n c e sp ir itu e lle ou im m a tér ie lle qu e l ’on p la c e dan s le cer v ea u , e t à qui l ’on c o m m e t la d irection d e b ea u c o u p d e m o u v e m e n ts qui app artiennent à l ’é c o n o m ie a n im a le, lui paraît u n e pure c h im e r e , un e o p in io n r id icu le, in d ig n e d ’un p h ilo s o p h e e t d ’un C h rétien , e t p e u é lo ig n é e du b la s p h è m e ; car il prétend qu e l ’im m a téria lité e s t un attribut qui ne c o n v ie n t q u ’à D ie u s e u l37.
Dans une lettre à Sir Hans Sloane, qui devait l’aider avec la publica tion de l’ouvrage, Coward affirme qu’il ne changera rien de ce qu’il y a écrit concernant son opinion sur l’âme. Il ne pense pas que cela devrait créer une difficulté pour l’autorisation de sa publication. Cette lettre fait apparaître le médecin comme quelqu’un pour qui cette opinion «per sonnelle» est néanmoins très importante et il raille «la conscience tendre des médecins en matière de religion »38. Cela peut nous inciter à poser la question de la sincérité des opinions chrétiennes de Coward : croyait-il vraiment que sa doctrine correspon dait à la vérité de la religion chrétienne ou voulait-il en fait miner cette religion sans oser le faire ouvertement? L’importance de Dieu dans cette doctrine ne fait guère de doute, mais c ’est un Dieu bien peu chré tien. Jacques Bernard, le rédacteur des Nouvelles de la république des lettres, fait remarquer au sujet du Grand Essay. c ’e s t p o u sse r l ’im p u d en ce a u ssi lo in q u ’e lle p eu t aller, q u e d ’o se r a p p e ler le s liv r e s c o m p o s é s dan s c e d e ss e in , D é fe n s e d e la r a is o n e t d e la r e lig io n . C ’e st un p iè g e un p eu g r o ssie r et d o n t on s ’e st a v is é il y a lo n g te m p s. A u s s i n ’y a-t-il plu s q u e d e s d u p e s, o u d e s g e n s qui so n t b ien a ise s q u ’on leu r fo u r n isse d e s arm es co n tre la r e lig io n , qui s ’y la isse n t p ren d re39.
Les défenseurs de l’immortalité de l’âme qui répondent aux ouvrages de Coward l’accusent d ’irréligion et affirment qu’il ne fait que suivre Épicure, Lucrèce et Hobbes. Un certain Matthew Hole, par exemple, dans An Antidote against Infidelity dénonce la corruption des mœurs et la sensualité qui donnent lieu à de telles attaques contre la religion. Pour lui, d’expliquer les opérations de l’âme par la matière et le mouvement constitue
37
Jo u rn a l d e s Sçavans, 1708, V, 30 janv, p. 28-29.
38
B.L. Sloane m s 4040, f°171. Lettre du 28 mai 1706, reproduite dans le G e n tle m a n ’s M agazine a n d H istorical C hronicle, vol LVII, 1787, p. 100.
39
N o u velles de la république des lettres, jan-juin 1704, p. 596.
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A N N TH O M SO N
a direct road to atheism or at least to entertain such gross con cep tion s o f a deity as the Epicureans have, and con clu d e w ith them that the world w as m ade by a fortuitous concourse o f atom s...40
Selon Hole également, le but et les opinions de Coward sont ceux de Hobbes, et la notion que l’âme n’est que la vie est prise directement du Leviathan (p. 110). Pour Giuseppe Ricuperati, dans son étude de la question de l’âme corporelle pendant cette période, les livres de Coward constituent une radicalisation du débat en Angleterre. Il souligne le lien avec Guillaume Lamy dont Coward aurait, selon lui, étudié et traduit les ouvrages4'. Quoi qu’il en soit, il est évident que le fait d’utiliser surtout des données médicales permet de détacher la doctrine du contexte religieux. Il est également intéressant de constater que John Toland se réfère à Coward dans la Préface des Letters to Serena (1704), en soulignant la différence qui existe entre leurs doctrines, car Coward nie que la matière est tou jours en mouvement, tandis que l’affirmation que la matière possède la capacité de se mouvoir est un aspect fondamental de la philosophie de Toland. Même en soulignant cette différence, la référence au médecin par le libre-penseur permet de attirer l’attention sur implications antire ligieuses de la pensée de Coward. L’Irlandais se réfère au passage de Coward, déjà cité, reprenant la définition de la matière fournie par Glisson. Selon cette définition, la matière possède toujours la faculté de se mouvoir, mais c ’est Dieu qui l’empêche de l’exercer toujours, ce que Toland conteste, bien sûr. Il ne faut pas non plus oublier les références à Hobbes qui, comme je l’ai indiqué, fait partie de la tradition mortaliste. Il est cependant surtout considéré comme l’ennemi principal de la religion et, comme nous l’avons vu, les critiques des mortalistes se plaisent à le rappeler. Coward 40 A n A n tid o te against Inftdelity, in a n sw e r to a b o o k intitled Second Thoughts concer ning Human Soul, w lierein the a u th o r ’s argum ents are refuted, his authorities rep elled a n d his notions e xposed as unchristian a n d erroneous. W ith a f u ll a n d clear p r o o f o f th e s o u l’s im m ortality, ded u ced from Scripture. reason a n d the authority o f the church in all âges, a n d the sentim ents o fth e m ost celeb ra te d p h ilo so p h ers, Lon don, John Nutt, 1702, p. 43: « la route directe vers l’athéisme, ou au m oins vers les conceptions grossières de Dieu des épicuriens, et à la conclusion que le monde fut créé par un courcours fortuit d’atôm es.» Voir aussi Thomas W ise, dans sa présenta tion de l ’œuvre de R. Cudworth, selon J. R edw ood, R eason, R idicule a n d R eligion (Tham es and Hudson, 1976, p. 58. 41
G. Ricuperati, «Il problema délia corporeità deU’anima dai libertini ai d e isti» in Sergio Bertelli (ed) Il Libertinism o in E uropa, M ilan, Riccardo Ricciardi, 1980, p. 381-2. Je n’ai trouvé aucune indication d ’un tel lien entre Coward et Lamy. Ce dernier n’est pas mentionné par le médecin anglais.
M A T É R IA L ISM E E T M O R T A L ISM E
425
admet des ressemblances avec ce philosophe mais il se défend, en disant qu’il serait tout aussi d’accord avec n’importe quel autre auteur dont les opinions lui sembleraient, après un examen approfondi, être justes42. Cependant, dans un autre ouvrage en forme de dialogue écrit en sa défence, et intitulé Farther Thoughts, Coward se distingue beaucoup plus nettement de toute association compromettante. En réponse à la critique formulée par le partisan de l’immortalité de l’âme, son défen seur déclare : E stibius has no notions from Epicurus, G assendus or M r H obbs, as you présum é, not having ever read six L eafes in Mr H obbs in his life, and that is now ab ove 2 0 years ago, sin ce he read them 43.
Layton répond lui aussi à l’accusation selon laquelle il ne ferait que suivre les opinions de son ami Hobbes. Lui non plus ne nie pas les res semblances, mais les trouve naturelles étant donné que les deux auteurs raisonnent suivant les mêmes principes. Il affirme en outre qu’il n’a ren contré le philosophe qu’une seule fois et qu’il n’a pas lu ses ouvrages.44 Il est difficile de savoir comment il faut interpréter ces affirmations, car les deux auteurs, tout en ne voulant pas (peut-être pour des raison poli tiques) être considérés comme des disciples de Hobbes, ne rejettent pas la ressemblance entre leurs théories. Doit-on également tirer argument du fait que Joseph Priestley, leur héritier en quelque sorte, et dont on ne peut pas douter de la sincérité de la foi, ne mentionne pas ces deux auteurs? Il n’est pas impossible que Priestley croyait que toute association avec un auteur scandaleux comme Coward porterait préjudice à sa cause. Mais, même si l’on croit Layton et Coward sur parole, et si l’on accepte leur protestations de fidélité à ce qu’ils considèrent comme la vérité de l’église chrétienne, nous pouvons néanmoins nous demander dans quelle mesure leurs ouvrages aient pu avoir une influence sur le développement des arguments matérialistes, en France notamment45. Une discussion détaillée de ce sujet n’est pas possible dans le cadre de 42
S e co n d T houghts, p. 83-4.
43
F a rth er Thoughts concerning H um an Soul, in D efence o f Second Thoughts ; w herein the w eak efforts o f the R ev eren d M r T u m e r a n d o th er less signiftcant w riters are o ccasionally answ ered, 1703, p. 108: «Estibius n’a pris aucune notion d ’Epicurus, de Gassendu ou de M. H obbes, com m e vous supposez, car de sa vie il n’a lu que six feuilles de M. Hobbes, et cela fait plus de vingt ans depuis qu’il les a lues.»
44
Seco n d P art o f a Treatise in titled a Search a fte r Soûls, p. 13-14.
45 C ’est la question posée par Alain Mothu dans L a Lettre clandestine, n°4 (1995), p. 103.
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A N N TH O M SO N
cette étude, mais quelques remarques peuvent être faites d’ores et déjà. Premièrement, comme il est indiqué plus haut, les ouvrages de Coward - ou au moins leur arguments principaux - sont connus du lecteur fran çais grâce aux comptes-rendus donnés dans les Nouvelles de la Répu blique des lettres. Ce périodique publie régulièrement, entre 1702 et 1706, des informations sur les livres de Coward et sur les réponses de ses adversaires. Donc, même si ces ouvrages ne furent pas traduits en français, le lecteur français pouvait les connaître ainsi que les arguments en faveur de la mortalité de l’âme. Quant aux preuves physiologiques qu’ils contiennent, il est certain que, vu les ressemblances avec les écrits de Willis, et aussi de Lamy, il serait difficile de cerner une influence par ticulière. Il existe cependant au moins une référence probable à Coward dans un manuscrit clandestin. Dans le manuscrit de l’Arsenal de L ’âme m até rielle, nous lisons, dans une liste d ’auteurs qui ont cru l’âme corporelle et mortelle: «le médecin Couvard», qu’Alain Niderst a cru devoir cor riger en: «le médecin Couvay»46. Il ne serait pas surprenant que l’au teur de ce manuscrit, qui semble tirer des informations d’articles parus dans des journaux comme les Nouvelles de la république des lettres, ait entendu parler du médecin anglais mortaliste. Une telle référence indique peut-être des liens entre les écrits des mortalités et la pensée clandestine. Mais même sans aller trop loin dans cette direction, l’on peut affir mer que le débat anglais du début du siècle fournit des arguments contre l’immortalité de l’âme et pour une explication totale de l’être humain par la seule matière qui ressemblent à ceux utilisés par les matérialistes français antiréligieux. Ces arguments concernent notamment les exemples de la dépendance des facultés intellectuelles de l’état du corps, le fonctionnement des esprits dans le cerveau, la comparaison avec les animaux, et l’hypothèse selon laquelle une certaine organisa tion de la matière peut posséder la sensibilité, même si l’on admet notre ignorance quant à l’essence de la matière. Et l’utilisation de l’ouvrage de Willis est un autre élément commun. Ainsi, même si le context dans lequel ils s’inscrivent est tout autre, on ne doit pas, me semble-t-il, igno rer ces mortalistes dans l’histoire des explications matérialistes du fonc tionnement de l’être humain. Ann
T ho m so n
Université de Paris III
46
L ’Â m e m atérielle, éd. Alain Niderst, P.U.F., 1973, p. 40.
UN JOACHIMITE À L’ÂGE DE RAISON : JEAN-PATROCLE PARISOT Olivier Bloch est de ceux qui, dans ces trente dernières années, ont le plus enrichi notre connaissance de la «tradition libertine» classique, telle qu’elle se perpétue dans la seconde moitié du XVIIe siècle et irrigue encore la pensée du siècle suivant. L’œuvre que nous présentons ici, La Foy dévoilée p a r la raison (1681)1, s’inscrit aux antipodes de cette tradition libertine. Héritière, ou apparentée plutôt à un libertinisme «première manière», c ’est-à-dire «spirituel», cette œuvre ne fut pas moins jugée pernicieuse à son époque, certains motifs théologiques et philosophiques semblant ne pas avoir été étrangers à sa «persécution». Se pourrait-il que ce libertinisme-là ait, lui aussi, joué un rôle dans la préhistoire des Lumières? C’est ce que le livre singulier de Parisot ne laisse pas immédiatement transparaître, avouons-le, mais ce qu’il invite cependant à considérer.
L’ÉVANGILE INTERDIT DU PROPHÈTE PARISOT Vers la fin des années 1670, Jean Patrocle Parisot, «Conseiller du Roy en ses Conseils, Maistre ordinaire en sa Chambre des Comptes», eut une formidable intuition. La raison, se demanda-t-il, n’est-elle pas parvenue, par l’exercice de la chimie, à élucider la nature substantielle ment triple de toute la réalité matérielle, et cette triplicité n’est-elle pas exactement proportionnée à la Trinité divine? Au vrai, ne serait-on pas au seuil d ’un âge nouveau où la raison allait de pareille manière dévoi ler tous les mystères du christianisme, confirmant par là son absolue 1
La Foy d évoilée p a r la raison, d a n s la connoissance de D ieu de ses m ysteres, et de la nature (dorénavant cité: L a F oy dévoilée), Paris, chez l ’Auteur, 1681. L’ouvrage présente un important défaut de pagination: la numérotation des pages recom mence à 97 après la p. 171, de sorte que nous nous trouvons en présence de deux séries de pages numérotées de 97 à 171. N ous citerons les pages mal numérotées (après la p. 171) en précisant simultanément leur position théorique exacte (par exem ple: «p. 135 [211]»), de façon que le lecteur comprenne à quelle série nous nous réfé rons. Les erreurs de pagination plus ponctuelles seront simplement signalées: p. 90 (marquée « 7 0 » ).
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véracité, à la grande confusion des impies et de tous les infidèles ? Le grand jour de la Concorde universelle ne se lèverait-t-il pas enfin à l’ho rizon de l’Histoire? Il fallait divulguer et répandre instamment la bonne nouvelle, alerter tous les hommes raisonnables épris d’unité et de paix, au premier chef le pape et Louis le Grand, qui hâteraient l’éclosion de cet âge nouveau et ruineraient les desseins pernicieux du Malin. Parisot, pénétré de l’im portance de cette illumination qu’il tenait certainement de Dieu en per sonne, sentit germer en lui une âme de prophète, voire de nouvel évan géliste2. Dans son appartement de la rue Simon le Franc, il entreprit de coucher par écrit sa superbe inspiration et d ’en développer les aspects les plus remarquables. Bien des fois, il s’émerveillera du caractère «extraordinaire», si «curieux» et si novateur de son ouvrage; « c ’est comme qui établirait une Colonie dans les Deserts »3. Dans son livre « si 2
C ’est à Dieu que, dans sa dédicace Soli D eo H o n o r & G loria, Parisot restitue « l ’Honneur et la Gloire qui luy appartient de toutes (s)es pensées sur les veritez contenues dans l ’Evangile de J e s u s - C h r is t selon Saint Iean, qui se recite à l ’Autel » (voir de m êm e p. 19). La F oy dévoilée est à l ’évidence l ’œuvre d ’un visionnaire: esprit prophétique étanche au doute («quand on sçait la vérité...»: Préface, p. [xi], etc.), convaincu de détenir une vérité capitale et d ’avoir m ission de la divulguer au genre humain. B ien qu’il se défende de vouloir établir une religion nouvelle (p. 215 [291]), Parisot n ’hésite pas à qualifier son ouvrage de «Fondateur» (p. 233 [309]) et à établir un «C atéchism e de la Foy dévoilée par la R aison» qu’il présente sous la forme traditionnelle de questions et de réponses (p. 213 sq. [289 jç .]). En digne évangéliste, il entend aussi conférer une dim ension morale - encyclopédique même - à son ouvrage (Préface, p. [v-vi]; cf. p. 18-58). C es traits pathologiques de la psy ch ologie de Parisot ne doivent cependant pas occulter la cohérence de son propos, ses résonances historiques non plus que son intérêt du point de vue de l ’histoire des idées philosophiques et religieuses au XVII' siècle.
3
Voir en particulier la Préface, p. [ v i - v ii ] sq. Plus loin (p. 232 sq. [308 5^.]), Parisot se justifiera encore de n’avoir cité aucune autorité car il ne se connaissait aucun pré décesseur. Ce trait doit cependant être rapporté au joachim ism e de l ’auteur autant qu ’à sa psychologie individuelle - soit, au privilège que, dans cette tradition spiritualiste, l ’on confère au principe d ’une connaissance immédiate de Dieu (cf. H. de Lubac, L a P ostérité spirituelle de Joachim de F lore, Paris: Lethielleux, et Namur: Culture et Vérité, 2 vol., 1 9 8 1 ,1, p. 60, 220, 223, etc.). D ’où ces longues tirades de Parisot contre l ’érudition (p. 106-107, etc.), les É coles, les Docteurs et leurs vaines doctrines (cf. Préface, p. [x iv -x v ]), l ’éloquence (p. 112 sq.), les livres, «m échantes copies de la Nature» qui en détournent, inspirés qu’ils sont généralement par les passions (p. 35, cf. p. 20-37) et les bibliothèques définies com me « le s Mers des Erreurs; & les A bysm es de la Vérité» (p. 22, 23). Assurément, «L a source des scien ces est dans la Nature, & non pas dans les L ivres» (p. 34). Selon Parisot, «la Vérité se trouve toûjours en peu de Paroles » (p. 188 [264]) ; « on parle peu quand on n ’a que la Vérité à dire» (p. 113, marquée «311 »); il est «presque inutile d ’étudier
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petit sur de si importantes matières», on trouvera davantage de vérités «que plusieurs n ’ont découvert dans les plus grandes Bibliothèques du M onde»4. Une doctrine aussi éblouissante que la sienne suscitera forcé ment l’admiration des plus éclairés, quoique «nôtre Raison [ne soit] pas encore accoûtumée à de si grandes Lumières, non plus que nos yeux à soûtenir l’éclat des rayons du Soleil»5. Il faut reconnaître en effet que « l’ignorance regne dans le M onde»6. Pour la même raison, il est à craindre que la doctrine fera des jaloux - « l’envie est si grande...»7 - et qu’elle s’attirera des ennemis en l’espèce de tous les jargonneurs igno rants dont les vains principes auront été réduits à néant8. Certains lec teurs, «gens tres-simples» ou de mauvaise foi, ne manqueront pas d’avancer, notamment, que l’auteur a voulu détruire la foi en la prou vant par la raison, au lieu qu’il n’a fait que la dévoiler par la raison9. Parisot en a rencontré avant de publier son livre; cependant il en a ren contré d’autres qu’il a su convaincre et qui l’ont engagé à donner son ouvrage au public, m ’a llé g u a n ts q u e j ’é to is o b lig é en c o n s c ie n c e d ’in struire le M o n d e pour l ’a v a n ta g e du C h ristia n ism e , & la d estru ctio n d e to u te s le s autres R e li g io n s ; Q u e si j e le la is s o is après m a m ort, il arriverait un grand in c o n v é n ie n t, qui sera it q u e le s d iffé re n ts in terests d e s R e lig io n s pou rraien t faire d isp u ter le M o n d e sur l ’é c la ir c is se m e n t d e m e s P rin c ip e s, à l ’e x e m p le de c e qui arrive dan s le s T e sta m en s, pou r e x p liq u e r la v o lo n té d e s d é fu n ts. A p rès to u te s c e s c o n sid é r a tio n s, j ’ay s u iv y p lu tô t le s rai s o n s d e m e s a m is, q u e m o n in c lin a tio n d e d em eu rer d an s le s ile n c e 10.
Parisot se serait-il ainsi fait des disciples ? Rien d’impossible en soi; un Simon Morin, tout illuminé qu’il fût, avait bien su s’en faire et l’Histoire des religions et des sectes fourmille de pareils exemples". Mais en l’occurrence, il vaut la peine de confronter la déclaration citée avec un dans les Livres pour devenir sçavans, quand on sçait des choses aussi surprenantes qu’admirables, & qu’on en a la connoissance par les Principes de la Nature » (p. 23). 4
Ibid., Préface, p. [xi] et [xn]. Ce livre « si court, & d ’un stile si laconique» (p. [x x iv ]) couvre tout de m êm e près de 400 pages.
5
Ibid., p. 104-105 [180-181].
6
Ibid., p. 164 [240].
7
Ibid., Préface, p. [9-10].
8
Voir en particulier ibid.. Préface.
9
Ibid., Préface, p. [xvn]; p. 216-217 [292-293], etc. Nous expliciterons plus bas le sens de ce dévoilem ent.
10 Ibid., Préface, p. [xvm -xix]. 11
P. Alphandéry, « L e procès de Simon M orin», R evue d ’H istoire M oderne et C ontem poraine, I (1899-1900), p. 475-490.
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témoignage rapproché de Pierre Bayle et l’aventure apostolique de Pari sot prend une tournure un peu plus pathétique. En effet, dans ses Nou velles de la République des Lettres d’octobre 1685, Bayle rapporte que notre prophète, ne négligeant rien pour perfectionner son livre, usa d’un expédient peu commun : On dit q u ’ayant fait m arché avec un T h éologien , un M édecin, & un C hym iste, de leur donner à chacun un écu par heure pour le s ob liger à écouter la lecture de son livre & à lui en donner leur avis, il a trés-souvent & pendant un fort lon g-tem p s payé cette taxe aux trois A uditeurs. L’un d ’eux s ’ap elloit Frelin; c ’est l ’A uteur du livre de l'ég a lité des Sexes, im prim é à Paris l ’an 1673. Rare sans doute & m êm e trés-rare m éthode car parmi ce grand nom bre de gen s & sur tout des P oètes qui assassinent de la lecture de leurs productions tous ceux q u ’ils rencon trent, il n ’y en a pas un qui au lieu de récom penser ceux qui l ’ont o u ï n ’en prétende des é lo g es. A utrefois m êm e où la recitation d ’un O uvrage étoit une m anière de se faire imprimer, & où l ’on briguoit le plus grand nom bre d ’Auditeurs q u ’il étoit p o ssib le, il n ’en coutoit point d ’argent à celui qui liso it ses P iè c e s 12.
À ce tarif, en effet, les braves experts auraient eu mauvaise grâce à ne pas voir en Parisot un envoyé de la Providence ! Le manège, dit Bayle, dura «fort long-temps». Parisot écrit de son côté qu’il a «esté long temps à [...] composer» son livre13. Ces indications, tout approxi matives qu’elles soient, nous incitent à situer quelques années avant 1680 l’amorce du projet d ’édition. L’ouvrage était achevé dans les pre miers mois de 168014. Parisot expédia alors le manuscrit au Pape en sol licitant son appui et le cardinal Casanata, chef de la Congrégation du 12
P. B ayle, N ouvelles de la R épublique des L ettres (dorénavant cité: N R L ), octobre 1685, article VII, p. 1145. B ayle prétend tenir son information d’un mémoire qu’il reçut sur Parisot. Le Frelin dont il est question pourrait n’avoir été qu’un pseudo nym e de François Poullain de la Barre (1647-1723), connu com m e l ’auteur de De l ’éga lité des d eux sexes (Paris, 1673). À m oins qu’il ne s ’agît effectivem ent d ’un collaborateur, com m e le suggère Barbier (que suivent Gay et le Catalogue de la B N F ), voire de l ’auteur véritable ou principal du livre (identification de B ayle), et dans ce cas on peut songer au traducteur de l ’anonym e latin Initium sa p ie n tiœ : Le C om m encem ent de la sagesse, où so n t contenues p lu sieu rs belles et sainctes co n si dérations su r l'a versio n que n ous devons a v o ir du p éch é, Paris, P. David, s.d., réédité en 1654 avec un nouvel avertissement et une dédicace signée «P. Frelin» (une autre traduction avait paru en 1647). Les historiens de la littérature ne semblent pas avoir retenu le nom de Frelin.
13
La F oy dévoilée, Préface, p. [xi]. Il est vrai aussi que Parisot n’était pas un écrivain de métier, com m e l ’atteste son style souvent emprunté.
14
Le titre de «L ouis le Grand» que Parisot reprend avec emphase à plusieurs occa sions ne fut décerné à Louis X IV qu’en janvier 1680, par l ’Hôtel de ville de Paris.
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Saint-Office, prit la plume pour lui répondre le 4 août 168015. Casanata confia à l’auteur qu’il jugeait son livre «plein d ’esprit, & digne de Loüanges ». Néanmoins « comme la Coûtume de la Cour de Rome nous engage de ne donner aucune Approbation que les Livres ne soient imprimez», Parisot fut invité à «trouv(er) bon que nous en attendions l’impression». On peut parier que l’ouvrage n’avait pas été ouvert, ou supposer un manuscrit quelque peu différent et plus acceptable, ou encore un tour de malice romain, en tout cas l’esquive était prévisible (l’approbation en fait de livres ne ressortissait pas du champ de l’auto rité romaine). Cependant le compliment de pure convention qui l’ac compagnait dut résonner, dans l’esprit obsédé de Parisot, comme une promesse d ’approbation ex cathedra une fois que l’ouvrage verrait le jour. De fait, la lettre de Casanata est reproduite telle une approbation officielle à la fin de La Foy dévoilée, accompagnée d’une traduction française. Dès lors, les choses semblent s’être précipitées. Parisot ne prit sans doute pas la peine, bien inutile, de réclamer une permission d’impri m er16. Il lui fallut chercher un éditeur. Apparemment, ceux que rencon tra l’auteur manquèrent de motivation. Mais l’importance de la révéla tion à apporter au monde chrétien ne souffrait plus aucun délai. Il fallut se résoudre à payer de sa poche les frais d’impression. Afin de hâter l’opération, Parisot confia les cahiers de son manuscrit à plusieurs imprimeurs de province17. L’ouvrage, truffé de fautes d’impression, mal soudé dans ses parties et même lacunaire, parut finalement « à Paris » en 168118. On le trouverait «chez l’Auteur riie Simon le Franc». Le résul 15
Cette lettre est reproduite à la fin de L a F oy dévoilée.
16 On ne dispose d ’aucun registre de demandes de privilège pour cette période (il est par contre certain qu’aucune permission ne fut accordée concernant La Foy d évo i lée: voir le registre d ’enregistrement à la BNF, ms. Fr. 21946). Parisot, au milieu de son ouvrage, espère que « les Docteurs donneront leur Approbation » à son traité (La F oy dévoilée, p. 60): cela signifie-t-il qu’il comptait, naïvement, soumettre son ouvrage à la censure? N e la mettait-il pas plutôt devant le fait accompli ? 17
Voir la lettre « A u lecteur» à la fin de l’ouvrage. Parisot n’em ploya apparemment que deux imprimeurs.
18
Parisot a dressé et fait relier en fin de volum e une assez longue liste des errata « les plus considérables». C elle-ci est loin, en effet, d ’être exhaustive. Les défauts typo graphiques de L a F oy dévoilée trahissent à l ’évidence un travail bâclé. L’auteur envisageait dans un premier temps (cf. « Au Lecteur») d ’apporter des corrections à la main sur chaque exemplaire. 11 y renonça «parce que la correction à la main gâtoit les L ivres», mais plus vraisemblablement parce que la tâche s’annonçait exté nuante... Il explique dans le m êm e lettre que les erreurs de pagination proviennent de ce que les « differens Imprimeurs [...] ne se sont point accordez dans le chiffre des pages, non plus que dans celui des Chapitres, puisqu’il y en manquent huit que l ’on
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tat était décevant sur le plan typographique, l’auteur en convint, mais il ne s ’agissait après tout que d’une «Première édition», comme l’indique la page de titre. Parisot ne doutait pas que bien d’autres suivraient, qu’il promettait de «rendre correctes [...] après que le Public aura fait sçavoir ses sentimens sur la parfaite Connoissance de la veritable Religion»19. Il ne doutait pas non plus qu’il y aurait bientôt des contrefaçons de son monument, puisqu’il avertit «que les Livres qui ne seront point Signez & Paraphez de l’Auteur, ne sont point les Véritables & qu’il n ’y faut point avoir de Croyance»20. Apparemment, Parisot n’eut pas le loisir de parapher les exemplaires de son livre, ou du moins pas les cinq exemplaires qu’il nous a été per mis de consulter: deux conservés la Bibliothèque Nationale de France (D2 5180 et D2 9917), deux autres à la Bibliothèque de l’Arsenal (8° T 10298 et 10299) et celui que nous a obligeamment prêté Sylvain Matton. L’arrestation presque immédiate de l’auteur et la «suppression » de son ouvrage pourraient expliquer ce fait, si l’on se fie à ce que rapporte Sallengre dans ses M émoires de littérature2'. Cependant quand Sallengre avance que La Foy dévoilée était devenu fort rare du fait de sa confiscation, il semble qu’on entre dans la légende bibliographique: l’ouvrage n’est pas si rare, reconnaît l’abbé Duclos en 1790, et le nombre d’exemplaires conservés dans les seules bibliothèques pari siennes - alors que le tirage fut certainement limité à quelques centaines d ’exemplaires - permet de s’en convaincre22. Par ailleurs, Sallengre avance que Parisot était toujours en prison en 1685. Or, il est non seule ment difficile de trouver trace de cette détention, mais en outre, à la même époque, Bayle s’étonne que Parisot débite librement «dans sa maison à Paris rüe Simon le Franc un Ouvrage où il y a des impietez, & qu’il a fait imprimer l’an 1681 »23. Cette affirmation, et le fait aussi que donnera aux autres Editions». Néanm oins, « le sens n’y est nullement altéré». Le plus gros défaut consiste dans la numérotation des pages (cf. supra, la note lim i naire*). Le hiatus de 8 chapitres (on passe du chap. XXXXII au chap. LI) se constate à la jointure des deux parties, l ’un des deux imprimeurs ayant vraisemblablement égaré un cahier. 19
« Au Lecteur » (in fin e ).
20
Ibid.
21
Sallengre, M ém o ires de littérature, Tome I, l ire partie, La Haye, Henri du Sauzet, 1715, art. XVIII («Rem arques détachées de littérature»), p. 185: «O n confisqua d ’abord les Exemplaires, de manière que ce Livre est devenu fort rare. On empri sonna aussi l ’Auteur...». Les Archives de la B astille ne conservent aucune trace de cette détention. Nous n’avons pas consulté celles du Parlement de Paris et de la Conciergerie.
22
R. D uclos, D ictionnaire bibliographique, historique et critique des livres rares, etc., Paris, Cailleau et fils, t. II, 1790, p. 339: «O uvrage supprimé, sans être devenu
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le Journal des sçavans signale l’ouvrage en septembre 1682 parmi les «nouveautez de la huitaine», confirmerait que la « suppression », si elle eut lieu dès 1681, fut loin d ’être aussi importante que le prétendent cer tains bibliophiles24. Ajoutons que l’un des deux exemplaire de l’Arsenal (8° T 10299) présente une curieuse particularité: quoiqu’il paraisse en tous points identique aux autres, il porte imprimé sur sa page de titre « Seconde Edition », mention qui a été postérieurement biffée à la main. Doit-on conclure à l’erreur initiale d ’un imprimeur ou plutôt un second tirage ? La seule chose qui paraisse certaine, en fait, c ’est que Parisot aban donna sa charge de maître des comptes - qu’il occupait depuis juin 1653 - avant la fin de 1681, puisque son successeur prêta serment en janvier 168225. Après une brève détention et, donc, l’hypothétique confiscation d’un certain nombre d ’exemplaires de son livre, on peut se demander rare ni cher, 6 à 9 livres». Voir déjà G.F. de Bure, B ibliographie instructive. Théo logie, Paris, 1763, n° 851, p. 489: «M auvais Livre & fort impie, dont les exem plaires furent supprimés, sans cependant avoir pû acquérir jusqu’à présent quelque valeur considérable dans le C om m erce». Brunet (M a n u el, 5' éd., 1860-1865, IV, p. 375), l ’estimera entre 4 et 6 francs. N ous avons plusieurs fois rencontré La F oy dévoilée dans les catalogues de ventes de bibliothèques privées. La légende initiée par Sallengre sera pourtant reprise par divers bibliographes, par exem ple G. Peignot (D ictionnaire critique, littéraire et b ibliographique des prin cip a u x L ivres condam nés a u fe u , supprim és ou censuré, Paris, A. A. Renouard, 1806, t. II, p. 26: « C e livre a été supprimé avec soin; aussi est-il rare. Il a été vendu 15 livres sterlings chez M. Paris à Londres, en 1791 [...]». Voir de m êm e le B ulletin du bibliophile de juillet 1841, n° 15, p. 842). 23
N R L, oct. 1685, p. 1139 (il s ’agit d ’apporter un «Supplém ent aux N ouvelles du m ois passé [...] touchant les livres que l’on s ’étonne qui ne soient pas défendus en France»). B ayle tient son information d ’un correspondant parisien, qui lui com mu nique simultanément le placet de Parisot évoqué ci-après.
24 J o u rn a l d e s sçavans, n° 25 du 7 septembre 1682, p. 302. 25
Voir le ms. Clairambault 788 de la B.N.F. : R ecueil des nom s e t qualitez d es officiers de la C ham bre des com ptes de Paris, tirés des registres p a r H onoré Caille, sr de Fourny, auditeur, fol. 144 (année 1653): « Jean Patrocle Parisot, institué maistre des Com ptes au lieu de Robert Miron par lettres du dernier juin 1653. Fit serment le dernier juillet»; fol. 126 (année 1682): «C ristofe Olier, s. de Besseau, institué maistre des Comptes au lieu de Patrocle Parisot par lettres du... Fit serment le 13 janvier 1682». Cependant, dans son placet de 1685 (cf. la note ci-dessous), Parisot signe toujours en qualité de « Conseiller du Roi en ses Conseils, Maître ordinaire en sa chambre des C om ptes». Quant à B ayle, il précise: «L e succès de ce P lacet n ’a point répondu aux esperances de l ’Auteur, car il luy est venu un ordre d ’enhaut, qui l ’a ob ligé de se défaire d ’une belle Charge» (N R L, oct. 1685, p. 1145). À notre avis, Parisot a abusé de ses droits légitim es en se prétendant toujours magistrat, et Bayle s ’est laissé abuser, croyant que la sanction était consécutive au P lacet (autre hypo thèse: Parisot a été remplacé mais la charge lui a été conservée jusqu’en 1685).
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s’il ne fut pas simplement morigéné et mis en demeure de plus rien publier ou diffuser. En effet, il ne fera plus parler de lui jusqu’en 1685, mais à cette date, refaisant surface à la faveur d’un placet destiné aux membres de l’Assemblée du clergé de France - où seront reproduites «Contre les ignorans soi-disans savans» les thèses principales de La Foy dévoilée - il évoquera l’interdiction qui lui est faite de publier un second ouvrage26. Quoi qu’il en soit, on voit que notre apprenti prophète n’avait pas abdiqué. Bayle, qui prétend avoir vu ce placet imprimé (« sa Requête est imprimée, nous l’avons lue»), en donnera un extrait dans les N ouvelles de la République des Lettres d’octobre 1685; Sallengre le publiera intégralement en 1715, « à cause qu’il n’a pas encore été imprimé»; la Bibliothèque Méjanes d ’Aix-en-Provence en conserve un exemplaire manuscrit27. Après 1685, on n’entend plus guère parler de Parisot. Seule une indication de Bayle dans La Chimere de la Cabale de Rotterdam, parue en septembre 1691, suggère qu’il gagna les Pays-Bas. Il aurait même rejoint le milieu de Jurieu : « il y a cent exemples de gens visionnaires qui ont importuné les Grands du monde de Mémoires & de Placets. Le sr. Parisot fort connu chez M. J[urieu] en est une preuve de fraîche date.»28 Parisot mourra «vers la fin du 17e siècle», rapporte Peignot29. 26
«[...] Nous promettons aux Docteurs de leur donner un Inventaire des choses qui leur manquent pour être savans, en attendant que j ’aie la permission de faire imprimer un second Livre qui est la suite du prémier [...]». L’intitulé complet de ce placet que nous citerons dorénavant: P lacet, en renvoyant à l ’édition donnée par Sallengre dans ses M ém o ires de littérature (op. cit., p. 186-194; cette dernière citation: p. 190), est: « P laise a N osseigneurs les Archevêques & Evêques du Clergé de France assemblés à St. Germain en Laye en 1685, avoir pour recommandé en justice le bon droit de M essire Jean Patrocle Parisot, Conseiller du Roi en ses C onseils, Maître ordinaire en sa chambre des Comptes, contre les ignorans soi-disans savans.» Parisot exige qu’on lui rende la justice qui lui est due et exhorte les prélats « d ’avertir le Roi de tous ces desordres, afin qu’il ordonne aux Docteurs d’étudier les prémiers Principes de la Nature pour enseigner les véritez de la Religion de Jésus-Christ par la Raison».
27
Ms. 33 : « Placet de Mre Jean Patrocle Parisot, auteur du livre de la Foy d evoilée par la raison, à M essieurs de l ’assem blée du clergé de france. 1685» (23 pages, 164 x 102 ).
28
Dans Œ uvres diverses, La Haye, P. Husson, etc., t. II, 1727, p. 762. Nous remercions M. Hubert Bost pour cette référence et celle qui figure dans les E ntretiens su r la c abale ch im érique parus à la m êm e époque (Œ uvres diverses, p. 701), où B ayle rap porte un «com plim ent» que le «visionnaire Parisot» adressait à ceux qui lui propo saient des objections: « C 'e st ra iso n n e r en B ourgeois, leur disoit-il, & vous n ’êtes que des Suisses de la F oi» (scil. hom m es qui raisonnent sans élévation, qui croient grossièrem ent ou paresseusement).
29
G. Peignot, D ictionnaire critique, littéraire et bibliographique des prin cip a u x Livres condam nés au feu , supprim és ou censurés, Paris, A.A. Renouard, 1806, II, p. 26.
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Livre «licencieux», «rempli d’impiétés révoltantes», attaquant «Dieu, la religion, ses mystères et tout ce qu’il y a de plus respectable aux yeux de tous les hommes», etc. C ’est ainsi que beaucoup de biblio graphes ont justifié la répression de La Foy dévoilée30. L’ouvrage était en effet bien digne de la censure, mais avant d ’aborder ses aspects pro prement hétérodoxes, il vaut la peine de signaler que plusieurs autres raisons ont pu jouer. On ne doit pas oublier, par exemple, que Parisot était au service du roi et qu’il livra son ouvrage au public sans aucune permission scellée, ce qui n ’était pas une faute vénielle à l’époque31. En l’occurrence, la faute était d’autant moins pardonnable que Parisot avait maladroitement cherché à se recommander du pape, à une époque où, comme l’on sait, les rapports entre la monarchie française (hantée par la tentation galli cane et césaro-papiste) et la cour de Rome n’étaient pas exactement au beau fixe. Autres maladresses, pour le moins : ces exhortations de Pari sot « Au Roy » à adhérer sans réserve aux principes de La Foy dévoilée, de manière à coïncider temporellement avec un processus historique spirituel qui domine la monarchie et doit se la soumettre32. Le titre de «Fils-Aîné de l’Église», explique en substance Parisot, ne se mérite vraiment qu’à la condition de d ’élever le monde chrétien à une connais sance rationnelle de Dieu33. L’appel à rétablir la concorde religieuse en 30
Voir par exem ple Peignot, Ibid. : le livre est « rempli d ’impiétés révoltantes ; l ’auteur y attaque D ieu, la religion, ses m ystères et tout ce qu’il y a de plus respectable aux yeux de tous les homm es. On connaît peu d ’ouvrages aussi licencieux». D e même L.M. Chaudon, P.J. Grosley, F. M oysant, N ouveau dictionnaire historique portatif, ou H isto ire a brégée de tous les hom m es qui se so n t f a it un N om , etc., Amsterdam, Rey, 1766, rééd. 1770, t. III, p. 436: «Parisot [...] Auteur im pie [...] connu seulement par un mauvais ouvrage rempli d ’im piétés [...]. La R eligion & ses M ystères, Dieu & sa nature y sont égalem ent attaqués [...] le Livre est si mauvais en lui-m êm e qu’il n’est recherché que par ceux qui trouvent bon tout ce qui est licencieux»; etc.
31
La réglementation récemment m ise en place par Colbert prévoyait que toute publi cation de plus de deux feuilles d ’impression soit préalablement soum ise à l’appro bation d ’un censeur et fasse l’objet d ’une permission scellée, enregistrée à la Chambre syndicale de la librairie de Paris.
32
Voir en particulier La F oy dévoilée, p. 252-258 [328-334], où Parisot explique que la prophétie de Daniel concernant la monarchie étem elle et spirituelle du Christ - la cinquièm e monarchie, qui a fait l’objet de tant de spéculation millénaristes - «tom be probablement sur L ouis l e G r a n d » , dont la monarchie temporelle ne constitue alors que la face visible. « C e Grand Monarque se trouve enfermé dans la Prophétie de la Cinquième Monarchie Spirituelle & Etem elle de J e s u s - C h r is t » , aussi est-il de son devoir de faire dominer le Christ «aussi bien par la Raison que par la Foy, & d ’étendre les limites de la Monarchie Spirituelle, en étendant celle d’un Royaume Temporel, qui en est le Premier & Principal appuy » (p. 256-257 [332-333]).
33
Lettre préliminaire « Au R o y » , [p. 3].
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Europe s’assortit du constat que «la conscience ne reconnoît aucun Souverain Temporel» - formule que Bayle relèvera34. Ailleurs, on peut lire encore : « Il y a plusieurs Princes qui pour éloigner la division, & les troubles dans leurs Etats, employent plûtôt leur autorité pour maintenir l’unité de Religion parmy leurs Peuples, que leurs soins à en chercher la Vérité, qui est une grande négligence, puis qu’ils se contentent de l’agrandir, sans se mettre en peine de sçavoir si c ’est la Veritable.»35 Voilà des conseils qui n’étaient pas du meilleur aloi, quand la politique royale inclinait, à l’extérieur, à toujours plus de conquêtes territoriales, et, à l’intérieur, à un durcissement croissant envers les «hérétiques», notamment les protestants36. On ajoutera, à ce propos, que l’ouvrage de Parisot présentait luimême peu de garanties d’orthodoxie catholique. Nous ignorons si l’au teur était ou non d ’origine protestante. Dans l’affirmative, il avait cer tainement abjuré, puisqu’il se proclame hautement catholique37. Toutefois ses professions de foi catholique donnent le sentiment d’être quelque peu forcées38. Surtout, les recours directs que Parisot fait à l’Écriture, le peu de crédit qu’il accorde en général à la tradition patristique et conciliaire39, plus généralement sa conception surnaturelle de 34
La F oy d évoilée, p. 20; B ayle, N R L, oct. 1685, p. 1146 (Bayle n’a pas lu l ’ouvrage, il n’en détient qu’un extrait).
35
La F oy dévoilée, p. 90 (marquée « 7 0 » ),
36
On sait qu’après la mort de Turenne ( 1675) et plus encore après la paix de Nim ègue (février-juin 1679), la politique royale s ’était considérablem ent durcie à l ’égard des protestants. Les persécutions administratives se multiplient et on les exclut peu à peu, entre autres, des offices seigneuriaux ou royaux. Rappelons que l ’année où paraît La Foy dévoilée est aussi celle de la première dragonnade (mars).
37
Voir p. 260-274 [336-350] à propos du sacrement de l ’Eucharistie, qui « n ’est pas une représentation», sur l ’autorité des conciles, du pape et de la hiérarchie e cclé siastique, sur « le s erreurs des Heretiques de ces derniers T em s», la nécessité des im ages, etc.
38
On ne doit pas pour autant mettre nécessairem ent en avant des motifs de prudence. Parisot tient à s ’afficher catholique pour des raisons de stratégie politique: le pape, dont on attend la protection, est effectivem ent, de par son autorité, le plus à même de favoriser la Concorde universelle par l ’adoption des principes de l ’auteur: c ’est pourquoi il doit être « le Premier de ceux qui connoîtront Dieu par la R aison » (cf. l’adresse au Saint-Père p. 277 sq [353 sq.\). Notons que le patronyme assez commun de «P arisot» ou «P arizot» se retrouve à l ’époque aussi bien chez des catholiques que chez des réformés.
39
Voir en particulier les exégèses (chim iques) de Jean 1.1 -14 (p. 1-16) et de la G enèse (p. 133-150 [209-226]), celle de Daniel 10-12 (p. 252-258 [328-334]). Aucune auto rité ecclésiastique n’est citée ou alléguée dans La F oy dévoilée. À propos de l’indi gence des Pères et des Docteurs de l ’Église en matière de religion, voir infra, note 79.
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l’Église comme réalité invisible, son « tolérantisme » et enfin sa confiance en la conscience raisonnable, tout cela était bien de nature à faire douter de sa foi catholique40. Il est loisible de mettre ces ingrédients virtuelle ment hérétiques sur le seul compte du joachimisme concordiste de notre auteur, comme nous le verrons plus loin. Cependant s’il est vrai que Parisot rejoignit le Refuge hollandais et Jurieu après 1685, on devra convenir qu’il eut la malchance particulière, à cette époque, d’être un joachimite protestant. En définitive, que Parisot n ’ait pas daigné pas se plier à la réglemen tation en fait de livres, qu’il se soit montré quelque peu effronté envers son prince, qu’il fut encore protestant ou suspect de sympathie envers les idées de la Réforme, tout cela pouvait déjà justifier un acte de répres sion. Surtout au poste qu’il occupait et si son «tour d’esprit extraordi naire» ou sa «bizarrerie d’âm e», comme dit Bayle41, en faisaient un fonctionnaire quelque peu encombrant... Néanmoins ces éléments ne furent certainement pas les décisifs. Dans son placet de 1685, Parisot laisse bien entendre qu’on lui reprocha certaines «nouveautés»42. Ces nouveautés en fait bien anciennes, comme Parisot le reconnaît luimême, n’en étaient pas moins fort dissolvantes pour le christianisme. Elles représentent l’aspect le plus remarquable de La Foy dévoilée p a r la raison pour l’histoire des idées philosophiques et religieuses au XVIIe siècle.
LES «NOUVEAUTÉS» DE PARISOT L’une de ces nouveautés consistait dans une physique et une cosmologie que l’on peut qualifier de «paracelsiennes». Nous l’avons 40
M ettons surtout en exergue cette déclaration : « on s ’éloigne de la Vérité Chrétienne, quand on la cherche dans les Livres, puisque l ’on ne l ’a trouvée jusques à present que dans les Ecritures Saintes sous l ’Autorité de la Foy, en s ’humiliant, avec un pro fond Respect, aux pieds d ’un Crucifix...» (La Foy dévoilée, p. 22).
41
« On aime à connoître ce qui est d ’un tour d ’esprit extraordinaire & il est m êm e utile de méditer sur les bizarreries de l ’am e». C ’est ainsi que B ayle justifie son intérêt pour Parisot (N R L, oct. 1685, p. 1140). Du Roure jugera Parisot «tout bonnement un fou » (A nalectabiblion, ou extraits critiques de d ivers livres rares, oubliés ou p e u connus, tirés du cabinet du m arquis D. R ***, Paris, Techener, 1836-1837, t. II, 343344). Voir de même F. Pérennès, D ictionnaire de biographie chrétienne [M igne, E ncyclopédie théologique, II], 1851, t. III p. 245: « C e livre est la production d ’une tête échauffée plutôt qu’incrédule.»
42
Les Docteurs, dit-il, ont de la peine à entendre sa doctrine, «traitant cette doctrine de nouveauté, au grand scandale de son antiquité...» (P la c et, p. 186). C es « ig n o rans» sont ensuite férocement pris à partie.
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étudiée ailleurs plus en détail et nous contenterons ici d’en dégager l’essentiel43. Parisot construit son ouvrage autour de l’idée que les trois principes spagyriques (sel, soufre, mercure) sont «les vrays Principes Essentiels de toute la Nature » et qu’ils sont analogues à la Trinité divine. En effet, les ouvrages de la nature, «objets de nôtre Raison » doivent s’accorder avec la Religion, «objet de nôtre Foy», l’ouvrage devant «avoir de la ressemblance à l’Ouvrier»44. Cette analogie ou cette ressemblance, cependant, recouvrent chez notre auteur une signification physique bien concrète: les principes « principians» constituent des émanations du Dieu en trois personnes dans le chaos primordial - ou plus exactement : ils sont la substance même du chaos, constituant cette materia prim a qui précède ce qu’on appelle improprement la «création» et qui est le véri table «commencement de l’Ouvrage de la Nature»45. Il s’ensuit que les principes - qui donnèrent naissance aux quatre élé ments et à toute la nature - sont «imm uables», «parfaits», «im m or tels» et qu’ils «servent d’Ame à toute la Nature». Il s’ensuit également qu’ils peuvent s’analyser conformément au dogme trinitaire: les trois principes n’ont réellement «qu’une Nature», chacun est «prem ier» et inséparablement uni aux autres qui « y sont enfermez », sans lesquels « il ne peut être» et qui lui sont égaux en dignité, etc.46 Tout cela est déjà bien suspect de panthéisme mais l’énoncé réciproque l’est davantage encore, qui postule que le mystère de la Sainte Trinité se peut pareille ment analyser à la lumière des trois principes « animez de la Divinité »47 43
«L ’évangile paracelsien du sieur Parisot», dans F. Greiner (éd.), A sp ects de l ’a lch i m ie au X V IIe siècle [Colloque de R eim s, 1996], M ilan, Arché, 1998, p. 347-382.
44
L a F oy dévoilée, p. 278 [354] (Lettre au Pape), p. 225 [301], etc.
45
Ibid., p. 133 [209]. Les «Principes Sel, Mercure & Soufre [...] com posoient le C ahos» (p. 129-130 [205-206]) et « le M onde n ’est autre chose qu’un Cahos mis en ordre ou plutôt qui s ’est rendu visib le» (p. 149 [225], Le concept d 'é m anation est présent p. 110 [186], p. 112 [188], p. 132 [208], p. 143 [219], Pour une vue d ’en sem ble sur la cosm ogénèse de Parisot, on pourra voir les chapitres LX et LXI, p. 120 sq. [196 sq.}, où l ’auteur explique en détail qu’il y eut trois productions divines: l ’une interne à D ieu et éternelle, celle de la Sainte Trinité; la deuxièm e extérieure et immortelle, celle des trois principes «crées immédiatement de Dieu par l ’Ouvrage du C ahos»; la troisièm e extérieure et temporelle par laquelle s ’opéra la séparation du chaos en tout ce qui com pose le monde visible (et Parisot refuse d ’em ployer à son propos le concept de création : Dieu n’a à proprement parler « rien créé dans les six jou rs», il n’a fait que corporifier et mettre en forme). Com m e pour rattraper une dom m ageable om ission, notre auteur ajoute une quatrième production « non univer selle»: celle de notre âme, autre «Em anation de Dieu Infiny» (p. 127 [203]).
46
Voir Ibid., les chap. LIV, p. 105-107 [181-183], LVII, p. 115-116 [191-192], et sur tout LXXXV, p. 209-212 [285-288],
47
Ibid., p. 210 [286],
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et qui conduit à conclure que Dieu est «comme l’Ame de l’univers»48. De même que «rien ne peut être dans la Nature sans les Trois Principes qui n ’en composent qu’un », de même le Créateur « est dedans & dehors la Nature, occupant toutes choses à l’infiny, puis que Dieu est par tout dans la composition du Ciel & de la Terre»49. Il est «par tout, & en tous lieux», «par sa Presence il connoit & remplit toutes choses»50. Placé devant de semblables déclarations et devant la description que Parisot fait d’une nature pleine de vie et de spiritualité, parfaite51, étanche aux interventions providentielles52, ou encore devant l’affirma tion audacieuse que les Écritures ne sont en définitive que des «Para boles de la N ature»53, le lecteur de Parisot était décidément en droit de 48
«Il faut qu’il [Dieu] soit com m e l ’A m e de l ’Univers, & que cette Ame subsiste en Trois Personnes, Pere, Fils & Saint-Esprit, qui ont rapport aux Trois Principes de la Nature, qui sont le Sel, le Mercure, & le Soufre, qui comprend tout ce qui est au M onde» (La F oy dévoilée, p. 80). Voir de m êm e p. 119 (l’Esprit de Dieu est «com m e l ’A m e de l ’U n ivers») et p. 191-192 [267-268] (« la Sainte Trinité de Per sonnes, qui est com m e l ’Am e de l ’U nivers»).
49
Ib id ., p. 106 [182].
50
Ibid., p. 11 et p. 126 [202], Voir aussi p. 79 (« D ieu est par tout»), p. 150 [226] ( « l ’Esprit de Dieu, qui est dans toutes choses [...] creées»), etc.
51
La nature est la règle de toutes choses, rien ne peut avoir de goût, dans l ’ordre esthé tique ou moral, s ’il n ’est conçu sur son m odèle: voir La Foy dévoilée, p. 105, 116118. Ailleurs (p. 181-189 [257-265]), Parisot laisse librement s ’épancher le vieux phantasme naturaliste (stoïcien, alchim iste) qui le hante: il nous décrit le m ouve ment circulaire permanent qui anime, pour le plus grand plaisir de ses organes m ul tiples, ce gigantesque animal qu’est la Nature, dont la respiration est rythmée par le flux et le reflux régulier de ses mers, etc.
52
La question des miracles est abordée aux p. 235-247 [311-324]: l ’auteur y dénonce la facticité miraculeuse de beaucoup de «prodiges» en fait naturels, dénonce la vanité de l ’argument apologétique qu’on en veut tirer - puisque toutes les religions se prévalent de prodiges qu’elles font passer pour miracles (l’Antéchrist agira de m êm e) - , enfin il affirme la quasi-extinction des vrais miracles : ceux-ci ne visaient qu ’à convaincre, par le passé, « le s esprits des Sim ples», les «Peuples grossiers de ce tem s-là», Dieu se faisant aujourd’hui mieux connaître «par l ’Ordre de la Nature». À la p. 228 [304]), Parisot soutient positivement que Dieu se servit des miracles pour établir la religion «& après il n’en a plus fait». À partir de ces remarques, Albert M onod jugeait que Parisot «m éprise fort les m iracles» (D e P a s cal à C hateaubriand. Les d éfenseurs fra n ç a is du christianism e de 1670 à 1802, Paris, Alcan, 1916, p. 188). On peut difficilem ent ne pas lui donner raison - contre G. Delassault, par exem ple, qui de façon surprenante plaçait notre auteur au m êm e rang que Silhon, Garasse ou Mauduit parmi les apologistes s ’appuyant sur des preuves de fait (Le M aistre de S acy e t son tem ps, Paris, Nizet, 1957, p. 180, 181, 186).
53
« C e qui em pêche de comprendre la Sainte Ecriture par la raison, c ’est que l ’on n ’a pas entendu la Physique qui y regne par des Paraboles de la Nature ; ainsi la connoissance de la Physique est nécessaire pour comprendre ce que c ’est que Dieu, la
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se demander ce qui subsistait du principe de la transcendance divine. Il pouvait assez légitimement conclure, semble-t-il, que la Trinité n ’était en fait qu’une hypostase spirituelle des trois éléments chimiques. Le chimiste, dans son laboratoire, avec alambics et cornues, réaliserait une véritable opération théophanique, rendant visibles le Père correspon dant au Sel, le Fils correspondant au Mercure, le Soufre correspondant à l’Esprit...54. Cette « nouveauté » bien sulfureuse que Parisot héritait de sa culture paracelsienne55 se doublait cependant d ’une autre «nouveauté» non moins ancienne, non moins décapante pour le christianisme et sans doute plus remarquable pour qui s’intéresse à l’histoire du rationalisme moderne. Elle s’inscrivait dans la lignée lointaine de Joachim de Flore. On sait que l’innovation théologique majeure de l’abbé calabrais Joachim de Flore (ca . 1132-1202) n’avait pas consisté dans l’invention Nature, & la Religion, & c.» (P la c e t, p. 194). «L a plûpart des choses que Notre S ei gneur y enseigne sont p h ysiqu es» (p. 190). L’idée revient com m e un leitm otiv dans l ’ensem ble du P la cet, mais elle est déjà très nette dans le L a F oy dévo ilée: l ’expli cation de l ’Évangile de Jean (1 .1 -1 4 ), que Parisot met en exergue au début de son ouvrage montre «qu e le Systèm e de la Nature y est aussi bien exposé que celuy de la R eligion » (p. 17-18; voir p. 1-16). La G enèse quant à elle renferme toute la cos m ologie paracelsienne de Parisot (p. 133-150 [209-226]). Dans le même sens, ses M ystères sont assim ilés à des « L o ix » (Préface, p. [xxn]). 54 Le sel, parce qu’il « est le sujet de la génération » et parce que rien ne peut être pro duit sans lui, est l ’analogue de D ieu le Père. Le mercure, qui est « l ’Origine de la Nature visib le» est analogue au F ils qui « a pris Chair Humaine, pour se rendre V isib le». Le soufre, enfin, «liqueur oleagineuse, douce & insinuante, qui a cette propriété de conjoindre les deux autres Principes en Unité de N ature», est comparé au Saint Esprit, qui «unit les deux autres Personnes en Unité de Nature D ivin e» (voir L a F o y dévoilée, p. 16). 55 Paracelse n ’a jam ais assim ilé ses trois principes à la Trinité, cependant sa chim ie spagyrique ressortissait sans nul doute d ’une inspiration théologique. Pour le reste, on notera que le paracelsism e fut condam né en 1578 par la Faculté de T héologie de Paris pour avoir soutenu, entre autres, que « Deus non fuit creator, sed tantum separator rerum omnium », et parce que « M ysterium magnum Paracelsi increatum, quod est aliquando Limbum magnum vocat, est materia prima ex qua sal, sulphur, argentum vivum : omnium rerum principia non creata, sed separata fuisse dicit [...]» (cita tions empruntées à D. Kahn, «C inquante-neuf thèses de Paracelse censurées par la Faculté de théologie de Paris, le 9 octobre 1578 », dans D ocum ents oubliés s u r l ’a l chim ie, la K abbale et G uillaum e P ostel. M élanges offerts à F rançois Secret, Paris, Droz, à paraître). Rappelons aussi que la Sorbonne, puis Mersenne dans ses Q ues tions théologiques (1634), ont reproché au paracelsien Henri Kunrath des im piétés analogues à celles de Parisot (cf. M ersenne, éd. Paris, Fayard, «C orpus», 1985, p. 315-319: Question 28). A ux X V Ie et XVIIe siècle, nombreux sont ceux qui, à l ’instar d ’André D u Breil, reprochent aux paracelsiens et alchimistes d ’avoir « o sé nier Dieu & sa puissance, attribuant plus de vertu aux creatures, qu’au Createur» (La P olice de l'a r t et science d e m e d ec in e, Paris, 1580, p. 36).
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de trois « âges » du salut (celui du Père, du Fils et de l’Esprit), mais dans une périodisation différente reportant au futur l’avènement de l’Âge de l’Esprit - âge avec lequel l’Église prétendait coïncider depuis son insti tution56. Selon Joachim, le règne de l’Esprit était encore à venir, dans le temps et sur cette terre, et il était proche. Les hommes allaient alors pénétrer le sens intime, plein et parfait, des deux Testaments, qui aupa ravant avait été seulement entr’ouvert aux Pères. Tous les mystères de la foi allaient être «ouverts» (aperta ) ou «dévoilés» (denudata ). Etc. Il est à peine besoin de souligner quel ferment d ’hétérodoxie com portait cette doctrine qui, pour n’être pas entièrement nouvelle, gagnait avec Joachim de Flore une sorte de consistance qu’elle n’avait pas aupa ravant et se trouvait promise à un plus grand essor57. Elle considérait que la Révélation, jusqu’à présent, était inachevée, ce qui atténuait à la fois l’importance du Christ comme sujet autour de qui tout s’organise58, l’importance des Évangiles comme message parfait et définitif (elles tendent à devenir un Protoévangile de l’Évangile de l’Esprit)59, et enfin l’importance de l’institution ecclésiastique: perçue comme transitoire, sinon périmée, au même titre que son armature doctrinale. En somme, la doctrine de Joachim de Flore impliquait «un dépassement de l’Église du Christ par un éclatement de ses structures présentes, mentales aussi bien qu’institutionnelles»60. 56
Le schém a théologique traditionnel conçoit généralement un règne du Père s’éten dant sur les sept jours de la Création, suivi d’un âge du Fils inauguré par la promesse d’un rédempteur faite à Adam jusqu’à la venue du Christ, puis d’un âge de l ’Esprit couvrant tout le temps de l ’É glise jusqu’à la fin du monde. Ce schéma « id éa l» connut au fil des siècles bien des variantes (décalages, subdivisions en quatre âges ou davantage, juxtaposition de nouveaux schémas parlant d ’âges de la loi naturelle, de la loi écrite puis de la loi de grâce) qui cependant ne remettaient pas en question l ’essentiel, à savoir que l ’É glise présente manifestait le règne de l ’Esprit (ou de la loi de grâce). Voir sur cette question H. de Lubac, La P ostérité spirituelle de J o a chim de F lore, I, chap. I: «L ’innovation de Joachim », p. 19 sq. Dans ce qui suit, nous nous appuierons abondamment sur ce maître-livre.
57
H. de Lubac, ibid.,
58
Sur cette rupture avec le christocentrisme de la tradition (le centre de gravité de la religion se déplaçant vers un autre sujet : l ’Esprit, dont Jésus n’est plus qu’un sym bole ou un chiffre), voir H. de Lubac, ibid., I, p. 65-66.
59
H. de Lubac, ibid., I, p. 65 et II, p. 471. L’Évangile prêché par le Christ n’est encore que figure: la vérité en est demeurée cachée à ses disciples et jusqu’à ce que l ’Esprit veuille la répandre... (p. 186).
60
H. de Lubac, ibid., I, p. 49; « le point névralgique du joachim ism e consiste dans une rupture de type «historique» établie entre le temps du Christ et celui de l’Esprit. Une fois ainsi détaché du Christ dans le cœur et la pensée des hom mes, l ’Esprit peut devenir n’importe quoi...» (II, 474 résumant H. Mottu, La M anifestation de l ’E sprit selon Joachim de F lore, 1977).
I,
p. 14.
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L’extraordinaire «postérité spirituelle» de Joachim de Flore depuis le Moyen-Age jusqu’à l’époque contemporaine a été magistralement étudiée par Henri de Lubac. Bornons-nous à rappeler qu’au-delà du Moyen-Âge, l’inspiration de l’abbé cistercien traverse encore de nom breux courants de pensée à divers degrés hérétiques : mouvements ana baptistes et du«libre esprit», kabbalistes et mystiques, qui tendirent à dresser l’Esprit contre l’Église61. Le siècle dit «classique» est assez peu tourné vers l’avenir et représente en conséquence le parent pauvre de l’étude de Henri de Lubac: entre Jacob Boehme, la Fraternité de la Rose-Croix au début du XVIIe siècle et les mouvement « illuministes » de la fin du XVIIIe siècle, l’historien ne repère que de minces échos de l’inspiration joachimite62. Or Parisot eût assurément mérité une place de choix dans cette étude, sa théologie de l’histoire manifestant les traits joachimites les plus crus, donc les plus «politiquement incorrects» (on l’a vu) et les plus évidemment hétérodoxes. L’histoire de la «veritable Eglise», explique Parisot, se partage en quatre temps63. C ’est très classiquement que notre auteur distingue d ’abord un temps gouverné par la «loy de nature» qui commença à Adam et s’acheva avec Moïse, puis un temps de la loi écrite et des pro phètes qui courut de Moïse à l’avènement de Jésus, et enfin un âge gou verné par la loi de grâce: l’âge du Verbe, l’âge de l’Église. C ’est à ce niveau que s’opère chez Parisot une fracture décisive avec la tradition. Cette fois, en effet, le troisième temps de la grâce ne se prolonge pas jus qu’à la fin des temps, et le quatrième temps qui nous est annoncé ne coïn cide pas avec celui de la Gloire étemelle, comme c ’était le cas chez les partisans orthodoxes d ’un schéma quadripartite64. Ce quatrième âge qui doit survenir en ce monde, Parisot le définit comme «le tems de la fin du monde». Il doit advenir très bientôt, sous Louis le Grand, dès que se pré sentera l’Antéchrist. Quelle loi le gouvernera? Parisot nous le signifie clairement: c ’est la loi de raison qui gouvernera le quatrième âge65. 61
H. de Lubac, ibid., I, chap. 4 et 5, p. 161 sq.
62
Hormis M me Guyon (de Lubac, ibid., p. 225-226), D om Descham ps (p. 249-253) et le curé André D erville, qui dut rétracter ses opinions en 1703 (p. 227-228).
63
N ous résumons La F oy dévoilée, chap. 94 à 99, p. 245-267 [321-343].
64
Voir de Lubac, La P ostérité spirituelle..., I, p. 19 et passim .
65
En fait, Parisot se garde bien de le dire expressément. Inquiet de se voir reprocher d ’annihiler la foi (la raison ne ferait que la «d évoiler»), il n’institue, dans un réca pitulatif de sa théologie de l ’histoire (p. 267 [343]), que trois lois correspondant aux quatre états qu’il décrit. La loi de grâce recouvrirait successivem ent la foi révélée et la foi d évoilée par la raison. Il est difficile de ne pas interpréter ce passage com m e une tentative de donner le change à des censeurs trop sourcilleux quand m ille autres passages signifient nettement que l ’âge de la foi est révolu.
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Regardons-y de plus près66. Au quatrième âge, avant que ne finisse le monde, l’Antéchrist doit surgir. Cependant Dieu, dans sa bonté infi nie, va permettre aux hommes de résister à ses prodiges et à ses persé cutions: l’Esprit va leur rendre accessible «la Vérité toute nüe sans aucun Mystere, afin de resister à cet Ennemy commun du GenreHumain». La Sainte Trinité deviendra transparente à la raison et les nations qui jusqu’alors ne confessaient pas le vrai Dieu seront conduites à admettre leurs erreurs et à reconnaître l’absolue véracité du christia nisme. Ainsi, «par toute la Terre», les hommes seront unis « d ’une seule & même croyance»67. Les incrédules devraient trembler à l’approche de ce jour de vérité qui les confondra irrémédiablement68! Et l’Église ? Que signifiera pour elle cet avènement de la raison, sinon que ses lumières, qui «auront duré pendant tous les trois differens Tems»69 s’éclipseront pour toujours au soleil d ’une révélation plus haute, immédiate? Quand Parisot suggère que l’Âge de l’Esprit rejoin dra celui gouverné par la «Loy de Nature», car il y a «une continuité Circulaire de la veritable Eglise», on croit même saisir l’idée que l’Eglise et la foi qu’elle transmet n’auront jamais représenté qu’une étape transitoire particulièrement obscure dans l’histoire de l’huma nité...70. Un mauvais moment à passer, et qui heureusement s’achève: les maigres lumières de la foi sont promises à une extinction imminente et Parisot - qui place son livre sous l’étendard significatif de Jean71 sonne infailliblement leur entrée dans la nuit. De fait, la vieille question du rapport de la raison et de la foi se résout chez Parisot de la façon la plus abrupte et la plus choquante d’un point de vue orthodoxe: la foi, définie par l’adhésion à la parole révélée et au 66
Voir L a F oy dévo ilée, chap. LXX X X V III, p. 263-266 [339-342],
67
La F oy dévoilée, Préface p. [xiii]. Voir de m êm e la lettre au Saint Père, p. 280 [356].
68
«L e s M écreans doivent trembler, parce que le Jour de la Vérité approche par la moyen de la Raison, qui est l ’Eclaircissem ent de la Foy, pareil en quelque façon au jour du Jugement où l ’on verra toutes choses à découvert & l ’E glise Catholique Triomphante» (p. 198 [274]).
69
La F oy d évoilée, p. 264 [340],
70
Ibid., p. 265 [341]: il y a «un e continuité Circulaire de la veritable E glise, qui a com m encé avec les Raisons & les Lumières Naturelles, & finira avec les Raisons, qui nous donneront des Lumières pour les M ystères de la F oy ». Voir les p. 247-251, où se trouve défini ce «premier corps de R eligion» gouverné par la «L oy de Nature», où l ’hom m e a une connaissance immédiate de Dieu et de la nature. C ’est ce qui nous est promis au troisième Âge.
71
Ibid., p. 1 sq. L’Évangile johannique et notamment son évocation de la lumière qui «éclaire tout homme venant au m onde», avait, dit O. Lutaud «étayé ou suggéré toutes les luttes m édiévales contre l ’orthodoxie» (H érésies et sociétés, éd. J. Le G off, Paris et La Haye, M outon & Co, 1968, p. 358).
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dogme et non comme une grâce surnaturelle72, ne représente qu’une connaissance obscure, opaque, paresseuse même. Les paroles du Christ sont «mystérieuses», aussi la foi « est[-elle] toûjours une connoissance obscure»73. La raison a exactement le même objet, elle vise la même vérité de Dieu, mais par «la connaissance des premiers Principes créés»74. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que Parisot, non seulement récuse tout désaccord entre la foi et la raison («elles sont toutes deux raisonnables»)75 et s’élève avec indignation contre le «dogm e», funeste à la religion, même d ’une supériorité de la foi76, mais encore qu’il proclame la supériorité de la raison : Il faut montrer que la Vérité est la Parole de J e s u s - C h r i s t que la F oy est la C royance que nous y avons sans la com prendre, & que la R aison est F E claircissem ent de la Foy, ce q u ’il faut entendre en cette m aniéré. D ieu a dit la Vérité, laquelle Vérité fait la R elig io n ; D e sorte que c e q u ’il a dit est Obscur ou In telligib le ; s ’il est Obscur, cela s ’appelle la F oy ; s ’il e st Intelligible, cela s ’appelle la R aison jo in t avec ce qui est augm enté par les n o u v elles découvertes, si bien q u ’à proportion que l ’on découvre quelque ch o se de l ’O bscurité des S aintes Ecritures, & d es Paroles de J e s u s - C h r i s t , qui sont n os M ysteres, cela se doit appeler la Vérité d ev o ilée, ou la Foy d e v o ilé e par la R aison 77.
La foi correspond au stade de la « Religion Voilée »78. Avec une belle candeur, Parisot avance que Dieu a voulu dans un premier temps établir la religion par la foi «pour donner de l’occupation aux hommes de la chercher & de la trouver par la Raison »79. En fait, ces efforts ne pou 72
La foi désigne ce qui a été établi « par les R évélations, les Instructions, & les Paroles de J e s u s - C h r is t » (La F oy d évoilée, p. 193 [269]); «cette grande route batüe par tant de de célébrés & Saints Auteurs qui ont suivy les Prophetes, les Apôtres, les E vangelistes, & les Peres de l ’Eglise Chrétienne» (Préface, p. [n]). On trouve une définition plus augustinienne, mais isolée, à la p. 88 (voir infra).
73
L a F oy dévoilée, p. 199-200 [275-276]. Voir aussi le passage cité ci-dessous.
74
Ibid., p. 194 [270]. Voir p. 217-218 [293-294]: la raison contient les «m êm es Veritez » que la foi et toutes deux « conduisent à une m êm e Fin, qui est la Connoissance du Vray Dieu ».
75
Ib id ., « Au Roy », [p. 2].
76
Ibid., p. 201-203 [277-279]. La foi n’est au-dessus que de notre «m échant Raison nem ent» (p. 99-100).
77
Ibid., p. 192-193 [268-269]. Ailleurs, dans son « Catéchisme de la Foy devoilée par la R aison», Parisot demande si la raison est «m eilleure» que la foi et répond qu’un phi losophe chrétien «preferera toûjours la Raison à la F oy»; «Croire la Venté est parler en Chrétien, & prouver la venté, c ’est parler en Philosophe Chrétien» (p. 216 [292]).
78
Ibid., p. 205-206 [281-282].
79
Ibid., y. 194 [270]. D e m êm e p. 195 [272]: Dieu souhaita «n ou s donner de l ’Occupation par nos Travaux, pour découvrir toutes ces m erveilles».
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vaient aboutir: la raison tâtonnante des Pères et les Docteurs de l’Église a tout au plus garanti l’authenticité du diamant chrétien, mais elle s’est montrée impuissante à le tailler de sorte que ces brillants illuminent le monde entier80. La fibre joachimite de Parisot ne peut que tressaillir devant pareil constat et c ’est précisément ce qu’il signifie au roi et au pape: la foi, telle qu’elle était jusqu’à présent, n’était valide qu’aux yeux des chrétiens, au lieu que la raison est «pour tout le m onde»81. Cependant les temps ne sont plus les mêmes, l’ombre de l’Antéchrist se profile à l’horizon et simultanément se lève le jour nouveau de l’in telligence rationnelle (ou spirituelle) où Dieu, dans sa charité, va éclai rer la raison de tous les hommes. Parisot témoigne par son œuvre que les premiers rayons ont déjà pénétré, puisque lui-même est parvenu à éluci der le mystère de la Trinité. De même, la résurrection de la chair et le sacrement du baptême lui sont devenus transparents82. Prophète de cet âge nouveau, il a jugé de son devoir de l’annoncer au pape, au roi, aux hommes, pour qu’ils en hâtent l’avénement. Désormais, s’en tenir à la foi revient, non seulement à entretenir un souci égoïste de son salut peu digne d ’un chrétien authentique (lequel doit songer au salut de l’huma nité entière)83, mais aussi à croire par «paresse» et non par respect véri 80
Ibid., p. 198-199 [274-275]. Voir aussi p. 95-99 et p. 204 [280] sur les efforts pré maturés des Pères de l ’Église et autres «A m is de D ieu » qui, peu éclairés, tâchèrent autrefois de démontrer la religion par la raison. Cette cécité rationnelle est signalée à plusieurs autres endroits: p. 106, 146 [222], 148 [225], 232 sq. [308 sq.], etc. En réalité, com m e nous le verrons plus bas, Parisot doute fortement que les Pères soient parvenus à garantir l ’authenticité du christianisme. À ses yeux, leurs efforts ont seu lement montré que Dieu ne souhaitait pas que nous croyons « e n bête», mais avec le concours de la raison (p. 97-98).
81
«L a foi est bonne pour les Chrétiens, [...], la Raison est pour tout le M onde» (« A u R o y » [p. 2]). Voir de m êm e la lettre au Saint Père, in fin e , p. 279-280.[355-356]: « la Foy étant pour les Chrétiens, & la Raison pour tout le M onde...». Les adresses au roi et au pape sont pleinement conformes à l ’objectif authentiquement joachim ite d’«unir tout le M onde dans une seule & m êm e croyance» (p. 280 [356]) - autre ment dit d ’accélérer la réalisation de la concorde universelle.
82
La Résurrection s ’explique par l ’immortalité des trois principes spagyriques l ’autre monde devant être «encore com posé des m êmes Principes» (La F oy d évo i lée, p. 159-162 [235-238]). Le baptême quant à lui prend toute sa valeur religieuse quand on considère qu’il « est conféré par les Trois Principes Sel, Eau, & Huile, qui ont rapport aux trois Principes de la Nature, & de la Sainte Trinité» (p. 214 [290]; cf. de m êm e p. 14 et surtout p. 69-72).
*’
Le vrai chrétien « songe au salut de tout le M onde » (La F oy dévoilée, p. 218 [294]). Il aurait été inutile d ’expliquer les mystères de la foi par la raison si on voulait ne s ’adresser qu’à des chrétiens, mais Parisot s ’est «proposé de parler à toutes les R eligions de la Terre» (p. 234 [310]), de «m anifester la Vérité par toute la Terre» (p. 104).
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table de Dieu, en observant son dernier décret84. Ce serait même, précise le Placet, un véritable péché, car resister contre l’éclaircissement de la Religion, c ’est un péché contre le Saint Esprit, qui est irrémissible tant en ce monde qu’en l’autre, c ’est-àdire, que l’on est damné dès à présent sans pouvoir être reçu à repen tance; ce dont Notre Seigneur nous avertit en Saint Marc Chap. 3. Text. 29. Si quelqu’un blasphème contre le Saint esprit, il n ’en recevra jamais le pardon, & il sera coupable du péché éternel, qui est une sentence effroyable, prononcée par la propre bouche de Notre Seigneur JesusChrist contre les opiniâtres ignorans, qui se disent savans par leurs titres de Professeurs [...] .
Les paroles du Christ restent intactes, ne cesse de répéter Parisot : la raison ne détruit pas la foi, elle en est la «Com pagne», elle la «justifie», elle la «dém ontre»86. D ’ailleurs, fait-il observer, c ’est d’abord la foi qui justifie: «la Foy consiste à Croire Dieu, & la Raison à le connoître à P osteriori», et la preuve en est que «sans la Connoissance de la Sainte Trinité, on n’eût pas pensé à la Trinité de Nature»87. Le lecteur de Pari sot en conviendra, il ne pourra en effet douter de l’orientation théolo gique chrétienne de son rationalisme et de sa physique. Toutefois ce même lecteur constatera aussi que la foi personnelle et disons «voilée» de Parisot paraît quelquefois bien précaire - bien peu a priori - , quand par exemple l’auteur confesse l’arbitraire des arguments traditionnels par les martyrs, les miracles, les prophéties, la morale dont se prévalent de la même façon toutes les religions - de sorte que « les fausses Reli gions paraissent aussi véritables que celle qui est la vraye»88 - , ou quand il reconnaît que la religion est dans l’âme une « teinture » déposée
84
Voir Ibid., p. 200 [276], Les trois âges ne sont « pas des Caprices de la Fortune, mais des Circulations de la Nature, qui suivent l ’Ordre des Decrets de D ieu » (p. 204 [280]).
85
P lacet, p. 189.
86
La F oy dévoilée, p. 233 [309]; p. 217 [293]; p. 224-225 [300-301].
87
Ibid., p. 227 [303] et p. 221 [297]. Voir p. 226-227 [302-303] sur le caractère a p o s teriori de la connaissance physique de D ieu, et dans le m ême sens p. 62 : « il faut que la Raison s ’accorde avec la Foy, & non pas la Foy avec la Raison, parce que les paroles de I e s u s - C h r i s t sont tres-veritables, & que nos raisons pourraient être fausses.»
88
Ibid., p. 9 3 -94 (cf. p. 92-94). Voir de même p. 101-102: «quant aux bonnes Mœurs, aux M iracles & aux Martirs, ils servent bien à établir les R eligions [...] [mais] point à distinguer la Veritable d ’avec les fausses.» L’argument par l’excellence de la m orale chrétienne était déjà récusé p. 83-85. Nous avons évoqué plus haut la ques tion des miracles (note 51) et l ’indigence rationaliste des Pères de l ’Église (note 79).
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par les coutumes nationales et l’éducation parentale89. Cela pour conclure - et cette conclusion figure presque à chaque page de La Foy dévoilée - que le seul critère de véracité du christianisme repose sur l’accord de ce que Dieu a dit avec ce qu’il a fa it90. Or ce que Dieu a fa it ne se peut élucider qu’à la lumière de la physique spagyrique de Pari sot... À un seul endroit seulement de La Foy dévoilée, on trouve l’idée que la raison n ’épuisera jamais entièrement la foi, p u isq u e n o u s en a v o n s toû jou rs b e so in , à c a u se q u e D ie u e st in c o m p r é h e n s ib le , & q u ’il n o u s restera toû jou rs a s s e z d ’ig n o r a n c e pou r n e le p o u v o ir c o m p r en d r e; c e qui fera nôtre F oy, d ’autant q u e la F o y e st une c r o y a n c e v e rita b le d e s c h o s e s qui so n t au d e ss u s d e nôtre R a iso n . D e so rte q u e nôtre F o y n ’a p as se u le m e n t pou r ob jet c e q u e J e s u s - C h r i s t n o u s a d it, m a is m ê m e tou t c e q u i e st e n D ie u , c e qui fa it v o ir q u e la F o y n e p e u t p as être détru ite, q u e lq u e so in q u e n ou s p ren io n s d e n o u s rendre p lu s sç a v a n s91.
Le lecteur aura alors à juger si cette déclaration isolée où la « foi » revêt les couleurs plus augustiniennes de la grâce, et qui surgit en rétor sion anticipée à l’accusation prévisible de mécréance (au même titre que l’affirmation de l’a priorité de la foi), pèse quelque chose devant l’affirmation constante que « la Foy & la Raison ne sont qu’une seule & même chose puisque ce sont des Veritez Voilées ou Devoilées » et que « Dieu a voulu établir en un tems la Religion par la Foy, & en un autre par la Raison » - la foi n’étant « qu’un passage de la Religion », la raison en étant « la fin & la perfection »92.
RATIONALISME ET SPIRITUALISME L’inspiration de Joachim de Flore, en sa vue historique du progrès religieux, est bien sensible dans La Foy dévoilée p a r la raison. Cepen dant l’Esprit s’est en quelque façon sécularisé, il s’est fait raison. Cette sécularisation, par quoi l’âge de l’Esprit se voit désormais défini comme
89
Ibid., p. 81 sq. B ayle relèvera cette proposition marquante (NRL, oct. 1685, p. 11461147).
90
Voir par exem ple L a F oy dévoilée, p. 95, ou encore la lettre au pape in fin e , p. 279 [355],
91
Ibid., p. 88
92
Respectivem ent: ibid., p. 100-101 ; p. 99; P lacet, p. 193.
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celui « de l’Experience, & de la Raison »93, demeure certes superficielle : la raison, on l’a vu, reste comprise fondamentalement comme un témoin divin. Inversement, il vaut la peine de souligner que cette sécularisation (ou ce que nous avons appelé ainsi, faute de mieux) n ’est pas nouvelle en soi dans l’histoire du spiritualisme. Dans les mouvements «spiri tuels » du Moyen-Âge et de la Renaissance, l’illumination a souvent été confondue avec l’évidence rationnelle, et réciproquement bien sûr, les concepts de raison, de connaissance, de science n’étant pas facilement assignables à une faculté immanente de discernement ou à une révéla tion personnelle de type gnostique94. Selon Henning Graf Reventlow, d ’ailleurs, rationalisme (au sens philosophique) et spiritualisme ont par tie liée depuis le XIIIe siècle dans divers mouvements religieux95. Au XVIe siècle, le protestantisme passe pour avoir plus largement resserré les liens entre l’Esprit et la rationalité proprement humaine96. Selon toute apparence, il fut très vite débordé sur son aile gauche ; l’as pect rationnel va alors souvent l’emporter sur l’aspect spirituel, toujours indissociables. C ’est en 1525 qu’un Éloi le Couvreur (Eligius Pruystinck, Loy de Schaliedecker selon les chroniques anversoises), adepte du Libre Esprit, soutient devant Melanchthon et Luther scandalisés que «Chaque homme a le Saint-Esprit; le Saint-Esprit n’est pas autre chose que notre raison»97. C ’est en 1572 ou 1573 que Geoffroy Vallée, dans 93
Voir La F oy dévoilée, p. 203 [279], l ’exploitation qui est faite de la parabole des sem ailles [Matthieu 13.3 sq. ; Marc 4.3 sq. ; Luc 8.5 sq.]: la parole du Christ a d ’abord été en grain lors de l ’établissem ent de la religion chrétienne, elle a germé à l ’âge de la foi et est en épi à l’âge «d e PExperience, & de la R aison». La m êm e métaphore revient dans le P lacet, p. 193 (§ 1 5 et 17).
94
Com m e l ’écrivait Pierre Chaunu en rendant com pte du maître-ouvrage de Leszek K olakow ski, «L es fanatiques de l ’Apocalypse, les hom m es de la lumière intérieure, de l ’attestation du Saint-Esprit confondu ou non avec l’évidence rationnelle, sont de tous les âges du christianism e» («D eu xièm e ou troisièm e R éform e? Le XVIIe siècle des hétérodoxes, Annales, XXV, nov.-déc. 1970, p. 1574-1590). Voir à ce pro pos les judicieuses remarques de L. K olakowski, C hrétiens sa n s É glise [Varsovie, 1965, tr. fr. 1969], Paris, Gallimard, 1987, p. 17 et passinr, et de O. Lutaud dans «Entre rationalisme et millénarism e au cours de la Révolution d’Angleterre», dans H érésies e t sociétés, p. 343 sq., spécialem ent p. 358-59 et 361-62.
95
B ibela u to rita t und G eist d e r M oderne... [1980], trad. angl. : The A u th o rity o f the B ible a n d the R ise o f the M o d e m W orld, London, SCM Press, 1984, spéc. p. 21 sq.
96
O. Lutaud, art. cit., p. 369 : « l’identification entre Saint-Esprit et raison a en partie sa source dans Calvin et le protestantism e».
97
Voir R. Vaneigem, Le M o u vem en t du L ibre E sprit, Paris, Ramsay, 1986, p. 199 (citant Luther, A n die C hristen zu A ntw erp en , citant lui-m êm e Éloi). À la même époque, Luther écrit à Spalatin: « J ’ai ici une nouvelle espèce de prophètes venus d ’Anvers, qui affirment que le Saint-Esprit n’est rien d ’autre que l ’intelligence et la raison naturelle. Avec quelle fureur Satan se déchaîne partout contre la Parole !» (Vaneigem , ibid., p. 199. Cf. p. 196-214 sur les « lo ïste s» d ’Anvers).
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un libelle qui lui vaudra le bûcher, La Beatitude des chestiens ou le Fleo de la fo y, déclare la guerre à la foi chrétienne, ignorante et aliénante, au nom d ’une «science» ou d’un «sçavoir [...] engendré d’intelligence & cognoissance»98. C ’est en ce même XVIe siècle, surtout, que Guillaume Postel affiche assez distinctement, sous les affabulations les plus inouïes, la prophétie d ’une ère rationaliste sans foi ni miracles, affir mant, comme plus tard Parisot que «la clarté de la raison humaine» devait se substituer à la «nuit ou obscurité de l’autorité ou foi »". Pari sot avait certainement eu connaissance de certains écrits de Postel auteur qui hantait d ’innombrables bibliothèques à l’âge classique100. Cependant une autre étape de la naturalisation de l’Esprit, non moins intéressante pour notre propos, paraît atteinte au début du XVIIe siècle avec le mouvement « rosicrucien » initié par Johann Valentin Andreae (relayé par Michel Maier et Robert Fludd), où joachimisme et paracelsisme font bon ménage, et où le dernier semble véritablement aspirer «vers le bas», autrement dit vers la nature et vers l’homme, l’Esprit de la tradition théologique101. Parisot semble être aussi l’héritier de ce cou 98 11 ne subsiste plus qu’un exem plaire du libelle de Vallée, conservé à la bibliothèque M éjanes d ’Aix-en-Provence (Rés. D. 65). La m eilleure analyse, à ce jour, nous paraît avoir été donnée par H. Busson dans Le R ationalism e dans la littérature fr a n çaise de la R en a issa n ce, nouv. éd., Paris, Vrin, 1971, p. 523-534. Assurément, Val lée demeure un «spirituel», un homme de l ’illumination intérieure: « sa science ce n’est pas la philosophie c ’est la gnose [...]; c e n’est pas un rationaliste, c ’est un gnostique» (Busson, p. 534). Cependant son vocabulaire et certaines allusions qu’il fait aux arts et aux sciences humaines reflètent de manière symptomatique, à notre avis, le procès de laïcisation de la raison qui est en cours dans les m ilieux spirituels sectaires de son temps. 99 Voir J.-E Marquet, « Guillaume Postel et la prophétie du règne», C ahiers de l ’Univ ersité Saint-Jean de Jérusalem , n° 3, session de 1976: L a F oi prophétique et le sa c ré , Paris, Berg, 1977, p. 151-167, spéc. p. 153-154, avec les citations de Postel a d loc. ; H. D e Lubac, La P ostérité spirituelle de Joachim de Flore, I p. 202. 100 On s’en persuadera en consultant n ’importe quel catalogue de bibliothèque privée ou publique et en suivant certaines indications de G. Postel, «L a présence de G uillaume Postel dans quelques grandes bibliothèques du XVIIIe siècle» , B ulletin du bibliophile, 1 9 9 4 / 1, p. 38-55. Les «nou veau tés» de Parisot présentent de nom breuses analogies avec les «réveux blasphèm es» de Postel, com m e les appelait Henri Estienne : même concordism e théologique, même volonté de démontrer les dogm es par la raison, définition comparable des quatre âges, etc. Ajoutons : convic tion com m une, à peine dissim ulée chez Parisot, d ’être le P apa angelicus que le roi de France doit aider ! 101 H. D e Lubac (La P ostérité spirituelle de Joachim de F lore, I, p. 234 sq.) perçoit en Rosencreuz une étape importante dans la naturalisation du joachim ism e, la «lum ière de la nature» étant source de la «ph ilosophie étem elle» qui caractérisera l ’« Â g e d’O r». Voir sur cette question l ’étude approfondie de Carlos G illy : «T heophrastia sancta». Der Paracelsismus als R eligion im Streit mit den offiziellen
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rant de pensée. Nous avons vu que son paracelsisme aspirait à ce point « vers le bas » sa démarche spéculative, que celle-ci aboutissait au pan théisme - et non simplement à un théopantisme. Nous avons vu égale ment qu’en raison de certaine «continuité Circulaire de la veritable Eglise», l’Esprit s’apparentait chez lui d’étrange manière à la «lumière naturelle» de ses contemporains les moins illuminés. Parisot n’en demeure pas moins, à sa manière, un homme de son temps. L’avènement des sciences modernes et la pression rationaliste accrue ont naturellement conduit ce joachim ite à épouser l’idée d’une transparence rationnelle des mystères102 et à identifier l’Esprit Saint avec la raison telle qu’elle se définissait désormais, c’est-à-dire avec l’esprit scientifique. «Pour être bon Theologien il faut être bon Natura liste», écrit-il - mais «Bon physicien, mauvais chrestien», disait l’adage contemporain103. On sait que d ’autres hommes de la «lumière intérieure» subirent de manière comparable la secousse idéologique créée par la Révolution scientifique, les conduisant parfois, comme chez le D igger ou True Leveller Gerrard Winstanley, à des prises de position radicales: la matière et Dieu ne font qu’un, l’Esprit est rai son...104 Cependant Albert Monod a cru saisir davantage dans cet K irchen», dans J. Telle (éd.),A n a le c ta P aracelsica, Stuttgart, Steiner, 1994, p. 4254 88, spéc. p. 449 sq. 102 D es cartésiens ne connurent-ils pas une inclination comparable en s ’em ployant à rationaliser par la «m écan iq ue» le mystère eucharistique? Voir en particulier J.-R. Armogathe, T heologia cartesiana. L ’explication p h ysiq u e d e l ’E u charistie chez D e sc a rtes et D om D esgabets, La Haye, 1977. 103 Respectivem ent La F oy dévoilée, p. 87, et G illes de Launay, L e s E ssais p hysiques, Paris, 1667, I, p. 7, cité par H. Busson, L a R elig io n des C lassiques, Paris, P.U.F., 1948, p. 144. 104 Sur W instanley (1 6 09-1660?) et d’autres radicaux à la fois m ystiques et rationa listes du XVIIe siècle anglais, voir par exem ple Ch. Hill, The W orld tu m e d upside dow n (1972), rééd. Penguin Books, 1991, chap. 7 et passim ; idem , «T he religion of Gerrard W instanley», dans C ollected E ssays o f C hristophe r H ill, Brighton, The Harvester Press Limited, 1986, t. II; S. Hutin, L es D isciples anglais de Jacob B oehm e aux X V IIe et X V IIIe siècles, Paris, D enoël, 1960, chap. 3 ; H. D e Lubac, La P ostérité spirituelle de Joa ch im de F lore, I, p. 241-242 (cf. aussi p. 244 sur m ysti cism e et rationalisme, que rapprochent la lutte contre toute orthodoxie et la pro m esse d ’une ère lum ineuse). Dans «L ’hérésie m ystique et l ’hérésie rationaliste dans le calvinism e néerlandais de la fin du 17e siè c le » (H érésies et sociétés, p. 371-380), K olakowski évoque lui aussi ces «m élan ges bizarres du rationalisme et du m ysti c ism e» qui ém ergent nombreux dans la littérature pamphlétaire de l ’époc[ue, identi fiant volontiers la raison « à la grâce divine ou au Logos-m édiateur de l ’Evangile de Jean» et traduisant « l ’espoir de conformer tous les m ystères du christianisme aux exigen ces de la méthode scientifique» (p. 375). Les études récentes de W. Van B unge (J ohannes B redenburg, 1643-1691. Een R otterdam se collegiant in de ban
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«ouvrage bizarre d ’un chimiste amateur» qu’est La Foy dévoilée p a r la raison. Il y a perçu un «cartésianisme radical», soit plus précisément «la soudure entre le déterminisme philosophique de Malebranche et le déterminisme scientifique auxquelles ses recherches personnelles intro duisent l’auteur»105. Interprétation curieuse, si l’on considère que l’au teur manifeste un beau mépris pour Descartes et les autres «rom a nesques de la Nature» promoteurs d ’une rationalité mécaniste, et qu’il se réclame d ’une «Philosophie Résolutive» fort éloignée du cartésia nism e106. Il est vrai que Parisot partage la même assurance rationa liste107, déterministe et optimiste que beaucoup de ses contemporains cartésiens; cependant la «soudure», en ce qui le concerne, s’est faite plutôt entre le déterminisme scientifique de son temps et une idéologie joachimite qui associait déjà tous les ingrédients énumérés. La mixture, on l’a vu, pouvait être fortement toxique pour les religions instituées. Parisot n’eut absolument aucune influence; au XVIIIe siècle, il n’in téressa jamais que des bibliographes. Est-il bien sûr qu’on puisse en dire autant du courant spiritualiste ou illuministe qui le portait? Des histo riens de l’Angleterre comme Christopher Hill et Olivier Lutaud108, pour ne citer qu’eux, ont volontiers montré la dette de YEnlightenment bri tannique - sa philosophie (ou théologie) du progrès, de la liberté de pen sée, de la tolérance, etc. - envers l’extraordinaire fermentation spiritua liste et eschatologique des années 1640 et suivantes. L'Enlightenment van Spinoza, Rotterdam, 1990) et d ’A. Fix (P rophecy a n d reason. The D utch collegiants in the ea rly E nlightenm ent, Princeton, 1991) présentent des vues remar quables sur l ’évolution vers le rationalisme de nombreux « illum inistes » hollandais. 105 D e P a sca l à C hateaubriand, op. cit., p. 187. M onod remarque les tendances déter m inistes de Parisot, « le cartésianisme radical qui lui fait assigner aux passions une cause toute physique: l ’acide ferment du chyle influe sur les cinq sens et se les asservit. N os tempéraments venant de l ’hérédité et des astres, nous ne som m es pas responsables du fond de notre caractère, aussi cessons de disputer sur les grâces de Dieu. Il m éprise fort les miracles. U tiles jadis pour établir la religion parmi les petits esprits, ils ne sont plus aujourd’hui nécessaires. «D ieu se fait en quelque façon m ieux connaître par l ’ordre de la nature» (p. 188, citant La F oy dévoilée, p. 238 [314]). 106 Voir à propos des principes cartésiens La F oy dévoilée, p. 135 sq. (« L es Principes de D es Cartes sont fau x», lit-on encore dans le P lacet, p. 192), et par ailleurs Pré face, p. x x (« la Connoissance de la Nature est fondée sur la Philosophie R ésolutive, qui contitüe la R aison »), La philosophie «résolu tive» désigne évidem m ent la chi m ie, qui décom pose ou résout les corps en ses divers éléments. 107 Et universaliste, car « la raison est pour tout le m onde»... 108 Ch. Hill, P uritanism a n d R évolution, Londres, 1958; The W orld Turned U pside D ow n (1972, op. cit.)-, O. Lutaud, «R ationalism e et millénarisme en A ngleterre», art. cit., et L es D eu x R évolutions d ’A ngleterre, Paris, Aubier, 1978, auquel on ren verra pour sa documentation traduite et sa bibliographie.
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fut décisif pour l’Europe entière. Cela ne doit pas nous dissuader de rechercher des pistes illuministes endogènes ayant favorisé souterrainement l’éclosion des Lumières françaises. A plusieurs égards, la piste joachim ite paraît prometteuse. Après tout, le blasphème des trois imposteurs et le Traité des trois imposteurs lui-même, dans une version très répandue au XVIIP siècle, fut attribué à un grande figure messia nique, objet de beaucoup de prophéties joachimites au XIIIe siècle: l’Empereur Frédéric II'09. Admettons enfin que la prétention (on n’ose dire: la prophétie) la plus sensationnelle et la plus «éclairée» du dit Traité: libérer chez tous les hommes la lumière rationnelle étouffée par les préjugés religieux, évoque davantage la pensée de notre obscur et un peu ridicule Parisot, que celle des tenants de la sagesse libertine clas sique. Alain M othu
Université de Sorbonne-Paris IV, UMR 8599
109 Voir N. Cohn, The P ursuit o f the M illenium , Londres, Secker et Warburg, 1957, chap. V (tr. fr. : L es F anatiques de l ’A pocalypse, Paris, Julliard, 1962, p. 101 sq.).
DU BETOVERDE WEERELD AU MONDE ENCHANTÉ. TRACES DE BEKKER DANS LES PREMIÈRES LUMIÈRES FRANÇAISES A en croire Anthony Collins dans son Discourse o f Free-Thinking, l’un des nombreux avantages de la libre pensée serait son effet destruc tif sur le royaume du diable. Si l’exorcisme miraculeux et la multiplica tion des prêtres n ’arrivent pas toujours à mettre fin aux pouvoirs sata niques, la libre pensée, selon Collins, serait le seul moyen pour y parvenir, comme cela le fut démontré dans les Provinces-Unies, où la libre pensée aurait atteint sa perfection ultime, tandis qu’ailleurs en Europe le diable continue à se manifester1Collins fait ici allusion, sans doute, au livre célèbre, publié en quatre parties en 1691-1693 par le ministre hollandais Balthasar Bekker (1634-1698) De betoverde Weereld. Dans cet article, nous nous proposons d’étudier les avatars de la traduction française de ce livre, publié à Amsterdam, en 1694 déjà, chez Pierre Rotterdam, « Libraire sur le Vygendam » sous le titre suivant : Le Monde enchanté ou Examen des communs sentimens touchant les Esprits, leur nature, leur pouvoir, leur administration, & leurs opéra tions. Et Touchant les éfets que les hommes sont capables de produire p a r leur communication & leur vertu. D ivisé en quatre Parties p a r B al thasar Bekker, D octeur en Théologie, & Pasteur à Amsterdam. Traduit du H ollandais2. 1
Anthony C ollins, A D iscourse o f F ree-Thinking, O c ca sio n ’d by the R ise a n d G row th o f a S e c t c a ll’d F ree-T hinkers, London 1713, p. 27. Surtout l ’herméneu tique de C ollins ressem ble c elle de Bekker. Voir James O ’H iggins, A nthony Collins. The M an a n d his W orks, The Hague 1970, p. 55 et suiv. Pour une interprétation plus audacieuse de C ollins: David Berman, A H istory o f A theism in B ritain. F rom H obbes to R ussell, London 1988, p. 70-92.
'
Voir I.H. van Eeghen, D e A m sterdam se boekhandel 1680-1725, 5 vol., Amsterdam 1960-1978, IV, p. 79. La traduction fut achevée par quatre auteurs dont nous n’avons pas pu établir l ’identité. L’E pitre dédicatoire du premier volum e parle d’un traducteur français. La dédicace du troisièm e volum e mentionne que celui-ci avait
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Dernièrement, plusieurs historiens se sont penchés sur les critiques émises par Bekker contre les préjugés populaires portant sur l’interven tion du diable dans les affaires de l’homme, sans pourtant aboutir à des conclusions définitives. Pour ne citer que les deux analyses les plus extrêmes, Hugh Trevor-Roper a presque complètement nié le rôle de Bekker dans le désenchantement du m onde 3, alors que Jonathan Israël estime, « que les disputes de Bekker furent de loin la plus grande contro verse philosophique populaire à avoir sécoué l’Europe des Lumières»4 M algré une regain d’intérêt récent pour les études sur Bekker, il reste encore beaucoup à faire, surtout en ce qui concerne les rapports de Bek ker avec les grands courants de pensée de son temps. On le sait, la publication de De betoverde Weereld provoqua, aux Pays Bas, un tollé général. En quelques années, près de 300 pamphlets et livres furent publiés à son sujet, la grande majorité provenant des adversaires de Bekker5. En fin de compte, celui-ci fut relevé de ses fonc tions de ministre à Amsterdam et, à Utrecht, son livre fut effectivement prohibé le 24 septembre 16926. Néanmoins, D e betoverde W eereld fut été victim e de «quelque accident». Bekker y ajoute: «L ’imprimeur a depuis trouvé, sans que je m ’en sois m élé, trois autres Traducteurs, qui ont travaillé en m êm e tems à la traduction des trois livres qui restoient.» 3
Hugh Trevor-Roper, R eligion, the R eform ation a n d Social C hange, London 1967, p. 173.
4
Jonathan Israël, «L es controverses pamphlétaires dans la vie intellectuelle hollan daise et allemande à l’époque de Bekker et Van L een hoff », X VIIe siècle 195 (1997), p. 253-264, p. 253. Voir aussi son article «T h e Bekker Controversies as a Turning Point in the History o f Dutch Culture and T hought», D utch C rossings 20-2 (1996), p. 5-21, et The D utch R epublic. Its Rise, G reatness, a n d F all 1477-1806, Oxford 1995, p. 924 et suiv.
5
Sur la vie de Bekker, et sur la réception de D e betoverde W eereld aux Pays Bas, voir A. van derL inde, B a lth a sa r Bekker. B ibliografie, D en Haag 1869; W.P.C. Knuttel, B a lth a sa r Bekker. D e b estrijd er van het bijgeloof, Den Haag 1979 (1906) ; J.J.V.M. de Vet, P ie ter R abus ( 1660-1704). Een w eg b ereid er van de N oordnederlandse Verlichting, Amsterdam 1980, p. 221-331 ; Andrew C. Fix, « A ngels, D evils, and Evil Spirits in Seventeenth-Century Thought: Balthasar Bekker and the C ollégiants», Jo u rn a l o f the H isto ry o f Ideas 50 (1989), p. 527-547 et «Balthasar Bekker and the Crisis o f Cartesianism », H istory o f E uropean Ideas 17 (1993), p. 575-588; Wiep van Bunge, «Balthasar Bekker’s Cartesian Hermeneutics and the Challenge o f Spinozism », The B ritish J o u rn a l f o r the H istory o f P hilosophy 1 (1993), p. 55-79 et «E ric Walten (1663-1679). An Early Enlightenment Radical in the Dutch Repu blic », dans W iep van Bunge, Wim Klever (éd.), D isg u ised a n d O vert Spinozism a ro u n d 1700, Leiden 1996, p. 41-54; Jacob van Sluis (éd.), Bekkeriana. B althasar B ek k e r biograftsch en bibliografisch, Leeuwarden 1994. Itb e a k e n 58 (1996), no. 23, journal de l ’Académ ie frisonne est consacré exclusivem ent à Bekker.
6
W.P.C. Knuttel, Verboden boeken in de R epubliek d e r Verenigde N ederlanden, Den Haag 1914, p. 15. no. 53.
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également un succès commercial unique : en deux années, 8000 exem plaires des deux premières parties furent vendus à un public manifeste ment fasciné par la querelle. Dans l’histoire des Pays Bas, il faut effec tivement remonter au début du «Siècle d’O r» lorsque les «arminiens» entrèrent en conflit avec les « gomaristes » pour trouver une polémique comparable. Deux facteurs semblent avoir scellé le destin du ministre calviniste. D’un côté, Bekker, au cours de sa carrière, s’était fait trop d ’ennemis dans les milieux les plus divers pour pouvoir s’appuyer encore sur un parti idéologique quelconque. De l’autre côté, tout en employant des méthodes herméneutiques parfaitement orthodoxes, il parvenait à des conclusions exégétiques tout à fait radicales. En ce qui concerne l’élé ment politique, dès les années soixante du dix-septième siècle, le pou voir à l’intérieur de l’Église réformée néerlandaise était partagé entre deux écoles théologiques opposées. Les héritiers des «gomaristes», qui, s’inspirant du nom de leur héros, le professeur d’Utrecht Vœtius, s’appelaient à présent les «voetiens», se présentaient comme les seuls représentants de l’orthodoxie stricte, fondée avant tout sur une morale rigide et sur une lecture littérale de la Bible, alors que les élèves du pro fesseur de Leyde, Cocceius, continuaient à défendre les droits d’une exégèse plus libérale aussi bien que la libertas philosophandi sur des matières qui ne touchaient pas la théologie. Ainsi les cartésiens néerlan dais se trouvaient habituellement dans le camp «coccéien», quoique la théologie de Cocceius n’ait rien à voire avec le cartésianisme en tant que tel. En effet, comme Bayle le dit déjà, il semble s’agir ici d’un mariage de raison7. Or, à partir du moment où le jeune ministre frison Balthasar Bekker publie en 1668 son De philosophia Cartesiana admonitio candida et sincera 8, et y révèle sa sympathie pour le parti cartésien, les voetiens 7
Piere B ayle, D ictionnaire historique et critique, 3 vol., Rotterdam 1702 (1697), I, p. 1071, art. D resseru s (M atthieu), rem. (A ): « e n Hollande [..] le C occeïanism e & le Cartésianisme [..1 sont deux choses qui n ’ont que ceci de com mun; c ’est que l ’une est regardée com m e une m ethode nouvelle d ’expliquer la Theologie, & l’autre com m e une nouvelle Philosophie. Quant au reste, les principes des C occeïens, & l ’esprit de leurs hypotheses sont entièrement éloignez de l ’esprit Cartesien.» Voir entre autres Em estine van der Wall, «Cartesianism and Coccejanism : a Natural A lliance?», dans M ichelle M agdelaine et a l éd., D e l'H u m a n ism e a u x Lum ières, B ayle et le protestantism e. M élanges en l ’ho n n eu r d ’E lisabeth Labrousse, ParisOxford 1996, p. 445-455.
8
H.J. de Vleeschauwer, «Balthasar Bekker avocat de D escartes», R evue belge de philo so p h ie et d ’histoire 18 (1939), p. 63-84. Pour le contexte intellectuel du pre mier cartésianisme «bekkérien», voir Em st Bizer, « D ie reformierte Orthodoxie und der Cartesianism us», Z e itsch rift f u r T heologie und K irche 55 91958), p. 306-
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décident naturellement de saboter la suite de sa carrière. Deux ans plus tard, ils profitent de l’occasion de la parution du premier chef d’œuvre de Bekker, D e Vaste spyze der Volmaakten, un commentaire élaboré sur la catéchisme d’Heidelberg: ayant recours à des machinations syno dales, ils réussissent à en ralentir la publication définitive jusqu’en 1675. En attendant, Bekker, heureux de quitter la Frise conservatrice, s’établit en Hollande. Pendant ce temps, il se tait sagement. Suite à la crise nationale de 1672, tout le parti cartésio-coccéien se tient sur la défensive - en 1674 aussi bien le Tractatus theologico-politicus de Spi noza que le Philosophia S. Scripturae Interpres de Lodewijk Meyer sont prohibés en Hollande, et, deux ans plus tard encore, même l’ancien « gomariste » Abraham Heidanus est relevé de son professorat à Leyde à cause de son cartésianisme - d’ailleurs très mitigé. Après avoir publié, entre autres, comme Bayle, un pamphlet scep tique à l’occasion des comètes des années 1680-16829, Bekker entame une étude aussi profonde que risquée du prophète Daniel10. Risquée à cause de sa critique sobre de ses alliés « naturels », à qui il reproche de se perdre dans des spéculations tout à fait mal fondées touchant les pro phéties de l’Ancien Testament11. Quoique le millénarisme que Bekker attaque fût à l’époque très actuel, son commentaire sur Daniel ne pro voque aucune réaction. Toutefois, précisément cette publication pour ainsi dire «silencieuse» semble avoir été décisive pour la suite de sa carrière: lorsqu’en 1691, quand les deux premiers tomes de son De betoverde Weereld sont publiés, il a vraiment besoin de l’appui du parti cartésio-coccéien, car il se retrouve à peu près seul. Quel est l’enjeu de ce livre? En quelques mots, il s’agit ici d ’une cri tique extrêmement détaillée de toutes sortes de superstitions portant sur le pouvoir du diable. Bekker déclare lui-même : que ce Livre me sera un témoignage que je rétablis la gloire de la puis sance & de la sagesse de ce Souverain Maître du Monde, autant qu’on la lui avoit ravie pour en faire part au Diable. Je bannis de l’Univers cette abominable Créature pour l’enchainer dans l’Enfer...12 3 72; Klaus Scholder, U rsprünge u n d P roblèm e d e r B ibelkritik im 17. Jahrhundert. E in B eitrag zu r E ntstehung d e r historiscli-kritischen Theologie, M ünchen 1966, p. 145-158; Paul Dibon, «S cep ticism e et orthodoxie réform ée», dans R egards sur la H ollande du Siècle d ’O r, Napoli 1990, p. 721-751. 9
Balthasar Bekker, O ndersoek van de B etekeninge d e r K om eten..., Leeuwarden 1683 (Amsterdam 1692).
10
Balthasar Bekker, U itlegginge Van den P ropheet D aniel, Amsterdam 1688 (1698).
11
W iep van Bunge, «Balthasar Bekker on D aniel. An Early Enlightenm ent Critique o f M iilenarianism », H isto ry o f E uropean Ideas 21 (1995), p. 659-673.
12
Balthasar Bekker, L e M onde enchanté, 1, P réfacé, S u r tout l ’O uvrage en général, & su r le p re m ie r Livre en p a rticu lier, sans pagination.
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Enchaîner le Diable, rétablir la gloire de Dieu, par la libération de l’homme de ses préjugés, voilà que Bekker cherche à accomplir. Son travail repose sur deux «fondem ens»: L e p rem ier e st la raison qui sert d e lu m ièr e à tou s le s h o m m e s en g é n é ral, lors q u ’e lle s e tro u v e pure e n e u x , & q u ’e lle n ’e st ni e m b a r a ssé e ni o b s c u r c ie par le s p r é ju g é s o u par le s p a ssio n s. L’autre fo n d s sur le q u e l j e m ’a p p u ie , e st l ’É criture in sp iré e de D ie u , qui e st é g a le m e n t p u re en e lle m ê m e , & à la lec tu r e d e la q u e lle on d o it toujou rs s ’a p liq u er c o m m e si on n e l ’a v o it ja m a is lu e 13.
Comment lire la Bible sans préjugés? En donnant à l’Écriture comme à la raison leur rôle propre l’une à l’égard de l’autre. Car c ’est la raison qui nous libère : C ’e s t pou rtan t u n e vérité q u e la R a iso n d o it p récéd ér l ’É criture, parce q u e l ’Ë criture p r é su p o se la R a iso n . J ’en te n s la sa in e R a iso n , à la q u e lle l ’É criture d o it se p résen ter & se faire c ô n o ître c o m m e d iv in e . A p rè s c e la la R a iso n v ien t au se c o u r s d e l ’E criture, en n ou s aprenant d e s c h o s e s d on t l ’É criture se taît; & l ’É criture, à son tour v ie n t au se c o u r s d e la R a iso n , en n o u s d é c o u v r a n t d e s c h o s e s qui son t au d e ss u s d ’e lle , & d e la p o r té e d e nôtre e n te n d e m e n t14.
En tant que cartésien, Bekker est convaincu que l’Écriture n’apporte aucune contribution dans le domaine de la physique, qui ne peut être que le produit de la raison : C ar si l ’É criture ne parle p a s q u e lq u e fo is n atu rellem en t d e s c h o s e s natu r e lle s, n é a n tm o in s c o m m e e lle ne p r o p o se ja m a is rien qui s o it fa u x , c ’e s t à la R a iso n d e n o u s instruire d e q u e lle m an ière il faut en ten d re l ’É critu re d an s c e s e n d r o its-là , s e lo n qu e la m atière l ’e x ig e 15.
Bekker jusqu’ici suit ce qu’on pourrait appeler l’orthodoxie carté sienne néerlandaise de l’époque16. C ’est pourtant la façon dont il va mettre en opération ce point de départ qui déconcertera la vaste majorité de ses premiers lecteurs. Le premier livre du M onde enchanté ne posa pas de grands problèmes. Après avoir parlé des origines païennes de la superstition, 13
Ibid., I, E claircissem ent s u r les trois derniers Livres en général, s.p.
14
Ibid.
15 Ibid. 16 Voir par exem ple, Th. Verbeek, «H et cartésianisme ten tijde van Bekker» et A.C. Fix, « H o e cartesiaans was Balthasar Bekker?» It beaken 58 (1996), p. 105-115 et 118-137.
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Bekker y recherche les sentiments des juifs, de l’Islam, du «Papism e» et des Églises protestantes sur le surnaturel, pour montrer «que plus on se trouve éloigné du Paganisme [..] moins on ajoute de foi à toutes les choses qui regardent le Diable et son pouvoir.»17 Ce fut surtout le deuxième livre qui inquiéta son public. En fait, la traduction française contient beaucoup de changements dus aux critiques de la première tra duction hollandaise. A vrai dire, dans les éditions ultérieures, Bekker obscurcit l’argumentation qui était à l’origine si claire18. Son raisonne ment originel se laisse réduire au principe que la croyance à l’interven tion surnaturelle est philosophiquement impossible et théologiquement invraisemblable. Impossible parce que le dualisme cartésien rend chaque «opération» d’un esprit sans corps impensable. Invraisem blable car non nécessaire : tous les textes bibliques qui parlent de pou voirs surnaturels peuvent aisément être expliqués figurativement. Après « l’amélioration» du Monde enchanté, Bekker nie tout à coup avoir réfuté l’opération des esprits bons ou mauvais, pour conclure «que quant à nous, nous ne pouvons pas tirer le moindre profit de ce que la Raison nous enseigne touchant les opérations que les Esprits peuvent exercer sur leurs semblables ou sur les Corps, & sur tous ceux sur les quels le notre n’a aucun pouvoir»19. Viennent ensuite des analyses exégétiques. En ce qui concerne les anges, la Bible nous apprend qu’ils existent, sans pourtant révéler leur essence. Le diable, c’est-à-dire le chef des mauvais anges lui aussi existe, sans doute, mais on ignore sa nature. Ce qui s’est passé lorsque le diable séduisit Eve « est difficile à comprendre »20: « il me semble que dans le récit de Moïse touchant la chûte de l’homme, qui arriva par le moien du discours d’un Serpent, il n’est rien dit qui doive me porter à conclure que le Diable lui-même peut agir immédiatement sur l’âme & sur le corps de l’homme.»21 La tentation du Christ était l’œuvre d’un «m échant hom me»22 et il en va de même pour les dizaines d ’autres textes que Bekker explique, qui pour la plupart sont trop obscurs pour pouvoir en tirer des conclusions à l’égard du pouvoir réel du diable. La question qui se pose dans le troisième livre de Le M onde enchanté est « s ’il y a une Magie qui par la vertu des Pactes faits entre 17
Ibid., I, A b ré g é du p re m ie r L ivre, s.p.
18
Voir surtout Le M onde enchanté, II, ch. 7 - chapitre ajouté et pour la plupart incom préhensible. Comparer Fix, « Balthasar Bekker and the Crisis o f Cartesianism », o.c.
19
Bekker, L e M onde enchanté, II, p. 119.
20
Ibid., II, p. 314.
21
Ibid., I, A b ré g é du seco n d Livre, s.p.
22
Ibid.
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les hommes & le Diable, peut faire révéler les choses cachées, prédire celles qui sont à venir, & produire des éfets qui surpassent les forces de la N ature».23 De nouveau, ses recherches bibliques mènent Bekker à la conclusion «que les Magiciens ou Enchanteurs ont été de fort méchantes gens, dont la doctrine & les moeurs étoient très corrompues ; mais ils ne fournissent aucun argument vraisemblable, pour soutenir que ces gens-la ont eu une communication particulière avec le Diable»24. Enfin, le quatrième livre traite d’histoires plus récentes, parce que Bekker veut «examiner ce que l’Expérience nous fait éfectivement cônoître»25. Il raconte toutes sortes d’histoires, dans lesquelles il est question d ’apparitions26, de possédés27, d ’oiseaux parlants, d’en chantements28, des Ursulines de Loudun29, de femmes blanches30, de la sortie des enfants de Hamelen3', des diables de Maçon et de Tedworth32, du phantôme d ’Annenberg33, et cetera. Et il y découvre sans peine des impostures manifestes. Les premiers critiques néerlandais de Bekker dirigent leur attention avant tout sur la procédure exégétique employée dans Le M onde enchanté?* Celle-ci s’organisait autour du principe herméneutique de Yaccom m odatio. Ainsi, Le Monde enchanté s’inscrit dans une tradition calviniste parfaitement orthodoxe, puisque Calvin lui aussi l’avait invo qué souvent en cherchant à expliquer des textes bibliques difficiles à comprendre35 Ce principe dit, au fond, qu’il faut concevoir la Bible comme une acte d ’accommodation de la part de Dieu, dont la Parole est nécessairement adaptée aux capacités limitées de son public, c ’est-àdire l’homme. Vu que les premières personnes à recevoir le message 23
Ibid., I, A b ré g é d u L ivre 3, s.p.
24
Ibid.
25
Ib id ., I, A b ré g é du L ivre 4, s.p.
26
Ibid., IV, p. 83 et suiv.
27
Ibid., IV, p. 102 et suiv.
28
Ibid., IV, p. 128 et suiv.
29
Ibid., IV, p. 205 et suiv.
30
Ib id ., IV. p. 312 et suiv.
31
Ibid., IV, p. 363 et suiv.
32
Ibid., IV, p. 401 et suiv.
33
Ibid., IV, p. 437 et suiv.
34
Voir notre «Balthasar Bekker’s Cartesian H erm eneutics», o.c. et Andrew Fix, « Bekker and Spinoza », dans Van Bunge, Klever (éd.), D isguised a n d O vert Spinozism a ro u n d 1700, o.c., p. 23-40.
35
Ford L ew is Battles, «G od Was Accom m odating H im self to Human C apacity», Interp réta tio n 31 (1977), p. 19-38.
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divin - à savoir le peuple d’Israël - étaient assez simples, Dieu s’est servi d ’un langage figuré, qui ne doit jamais être interprété littérale ment. Dès le début de la révolution Scientifique, des théologiens pro testants ont cherché à sauver toutes sortes de passages bibliques de la critique des physiciens en ayant recours au principe de Yaccom m odatio. De toute évidence, Bekker s’appuie sur ce principe, lorsqu’il insiste sur le fait que la Bible n’a pas pour but d’éclaircir les phénomènes physiques36: le stile d e l ’É criture n ’ê t p a s d is p o s é à n o u s aprendre le s c h o s e s n atu r e lle s, a in si q u ’e lle s so n t en e lle s - m ê m e s , m a is pou r en faire nôtre p ro fit à la g lo ir e d e D ie u & pou r le salu t d e l ’h o m m e , & faire to u s n os e ffo r ts p ou r c e t e ffe t. D ’où s ’e n su it n é c e s sa ir e m e n t c e qui v ien t ici fort à p r o p o s; a sa v o ir q u e D ie u n e n o u s e x p liq u a n t p o in t la N atu re, ni ne c h a n g e a n t la la n g u e qui êt in trod u ite parm i le s h o m m e s, parle lu i-m ê m e h u m a in em e n t d e s e s d iv in s attrib uts; s e c o n te n ta n t d e n o u s faire c o m prendre par d e s c o m p a r a iso n s a c c o m m o d é e s à nôtre p ortée, la grandeur q u ’il p o s s é d é par d e ss u s le s h o m m e s & to u te s le s autres créa tu res...37
De plus, le Christ lui-même souvent fut «juif avec les juifs»38, et par conséquent, la première règle à suivre dans l’étude de la Bible, est «que l’Écriture parle toujours selon la vérité & à la gloire de Dieu, quoi qu’elle employe quelquefois des paroles figurées...»39 La critique des premiers lecteurs de Bekker portait essentiellement sur la question de savoir quand la reconstruction exégétique des buts divins, nécessitée par l’accommodation originelle, devait s’arrêter. Le voetien radical Jacob Koelman reproche à Bekker d’être devenu un «spinoziste» et renvoie, à cet effet, à la façon dont Spinoza s’était éga lement servi du principe de l’accommodation. Puisqu’à l’époque per sonne ne semble avoir mis en doute l’athéisme de Spinoza, et par consé quent le manque de sincérité de son exégèse scripturaire, cette association devait être extrêmement dangereuse40. En Allemagne, la critique luthérienne est à peu près identique à celle des théologiens néerlandais. En effet, c’est précisément la véhémence de la polémique provoquée par la parution en 1694 de la Bezauberte 36
Bekker, Le M onde encltanté, II, p. 119 et suiv.
37
Ibid., II, p. 166-167.
38
Ibid., II, p. 264-266.
39
Ibid., II, p. 283. Comparer, par exem ple, II, p. 128-129: «tout le fd & le stile de l ’histoire en laquelle M oïse nous décrit la premiere création [des anges, W.v.B.], êt entièrement acom odé à la Terre, qui êt le lieu de la demeure de l’homm e.»
40
Aux premières pages du M onde enchanté déjà, Bekker annonce qu’il «réfute puis samment les erreurs extravagantes de Spinosa, qui confond Dieu & la Nature ensem ble.» (I, P réfacé, s.p.)
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Welt qui témoigne de son importance. Pendant tout le XVIIIe siècle, elle continue à susciter des répliques souvent violentes. Bekker est à nou veau associé à l ’athéisme de Spinoza. On le compare aussi avec Hobbes, quoiqu’il trouve aussi des admirateurs. Thomasius le cite dans son D e crimine m agiae (1701), le jeune Lessing en 1755 travaille à une traduction, et une traduction complètement nouvelle par Jacob Salomo Semmler paraît en trois volumes en 1781-178241. En ce qui concerne l’influence que Bekker a exercé en France, il faut mentionner tout d ’abord Voltaire, qui semble l’avoir beaucoup estimé. Dans les Questions sur l ’Encyclopédie il écrit : « Ce Baltazar Béker, très bon homme, grand ennemi de l’enfer étemel & du diable, & encor plus de la précision, fit beaucoup de bruit en son tems par son gros livre du M onde enchanté .»42 Mais malgré son intérêt pour le ministre hollandais, et malgré sa comparaison de Bekker avec Bayle - qu’il admirait pro fondément43 - , Voltaire le trouvait également assommant : Il y a grande apparence qu’on ne le condamna que par le dépit d’avoir perdu son tems à le lire. Et je suis persuadé que si le diable lui même avait été forcé de lire le M onde enchanté de Béker, il n’aurait jamais pû lui pardonner de l’avoir si prodigieusement ennuié44.
Pourtant, à en croire M.S. Libby, Bekker était l’un des rationalistes les plus importants du XVIIe siècle «to whom Voltaire could go for ideas»: The sweeping denunciations of belief in astrology, alchemy, magic cures and similar things were commonplaces of the eighteenth century, commonplaces achieved for the men at that time by the Bayles, Fontenelles, Bekkers, Van Dales of the late seventeenth century, all men who had become imbued with Cartesian rationalism45. 41
Voir notre introduction sur Balthasar Bekker, D ie bezauberte W elt (1693). StuttgartBad Canstatt 1997 (paru chez Fromm ann-Holzboog, dans la série, éditée par W infried Schrôder, F reid en ker d e r europâischen A ufklarung). Dernièrement, des historiens allemands semblent l ’avoir découvert eux aussi : H einz Dieter Kittsteiner, « Spee - Thom asius - Bekker: «C autio crim inalis» und « prinzipielles Argum ent»», dans Doris Brockmann, Peter Eicher (éd.), D ie p o litische Theologie F riedrich von Spees, M ünchen 1992, p. 191-218; Martin Pott, «Aufklarung und Hexenglaube. Philosophische Ansatze zur Uberwindung der Teufelspakttheorie in der deutschen Friihaufldârung», dans Sônke Lorenz, Dieter R. Bauer (éd.), D a s E nde der H exenverfolgung, Stuttgart 1995, p. 183-202.
42
[Voltaire] Q uestions su r l ’E ncyclopédie, 9 vol., S.l. 1770-1772, III, p. 69.
43
Haydn T. M ason, P ierre B ayle a n d Voltaire, Oxford 1963.
44
[Voltaire] Q uestion su r l ’E n cyclopédie o.c., p. 73-74.
45
Margaret Sherwood Libby, The A ttitu d e o f Voltaire to M agic a n d the Sciences, N ew York 1935, p. 239-240. Voir aussi Jeroom Vercruysse, Voltaire et la H ollande, G enève 1966, p. 102 et suiv.
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Paul Hazard était, lui-aussi, convaincu du succès du Monde enchanté : «le livre sous cette forme française, circula largement [..] il fut lu dans toute l’Europe», écrit-il46. Cependant, malgré l’appréciation - quoiqu’as sez ambiguë - de Voltaire, il ne faut pas surestimer l’importance du Monde enchanté pour les premières Lumières françaises. Les sources bibliographiques contemporaines, qui citent des titres hollandais et alle mands par douzaines se taisent sur l’accueil qu’on lui fit en France47. Soyons précis. Lorsque nous parlerons ici de « l’influence» de Bek ker, nous nous bornerons au discours savant des habitants de la Répu blique des Lettres pendant la «crise de la conscience européenne». L’effet de livres comme ceux de Bekker - ou de Bayle, Fontenelle ou Van Dale, avec qui on l’associe toujours - sur l’histoire des mentalités est une autre chose, dont nous ne nous occuperons pas ici48. Les « pro duits» dont nous parlerons se situent donc au niveau de la pensée publiée. Or, en ce qui concerne Le M onde enchanté, ces produits n ’exis tent guère. A la différence du Betoverde Weereld et la Bezauberte Welt, la version française du livre bekkérien n ’a guère fait d’éclat. Les D ictionnaires de Bayle et de Moreri comme celui de Prosper Marchand se taisent sur Bekker et son livre. Il en va de même pour l’En cyclopédie•. En fait Bayle trouvait Le Monde enchanté un livre surestimé et, par ailleurs, assez inquiétant. Rien ne nous permet de douter de la sincérité de son jugement, lorsqu’il écrit, dans sa Réponse aux questions d ’un provincial49’. 46
Paul Hazard, L a C rise de la conscience européenne 1680-1715, Pans 1961 (1935), p. 157.
47
Voir notamment le très bien informé W ilhelm Heinrich Beckher, Schediasm a critico-litterarium d e controversiis p ra e c ip u is B althasari B ekkero theologo B atavo quondam m otis... A diecta in fin e a uctorem fa rra g in e, qui vel B ekkeri scriptum refutatrunt, vel asseclarum m ore illu d defenderunl, Kônigsberg 1719 et Leipzig 1721. Il m e sem ble significatif que Beckher tout en soutenant, à la page 15, que Bekker était lu dans toute l ’Europe n’a rien à dire au sujet de la réception française du M onde enchanté.
48
Voir M arie-Sylvie Dupont-Bouchat, W illem Frijhoff, Robert M uchembled, P ro p h è te s et so rcie rs dans les P ays B as X V Ie-X VIe siècle, Paris 1978 ; Marijke G ijswijtHofstra, W illem Frijhoff (éd.), N ed erla n d betoverd. Toverij en hekserij van de veertiende tôt in de tw intigste eeuw , Amsterdam 1987; Hans de Waardt, Toverij en sam enleving. H olla n d 1500-1800, Den Haag 1991 ; W illem de Blécourt, «Typen van toverij », dans Peter te Boekhorst e t al. (éd.), C ultuur en m aatschappij in N eder land 1500-1850, M eppel-Amsterdam 1992, p. 319-363; Gérard Rooijakkers e t al. (éd.), D uivelsbeelden. Een cu ltuurhistorische speurtocht d o o r de Lage Landen, Baarn 1994.
49
Voir en général les remarques sages d ’Elisabeth Labrousse, « Reading Pierre B ayle in Paris », dans Alan Charles Kors, Paul J. Korshin (éd.), A n ticipations o f the E n lightenm ent in E ngland, France, a n d G erm any, Philadelphia 1989, p. 7-16.
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O n fit v o ir q u ’il n ’y p o in t d e p rin cip e p lu s p e r n ic ie u se à la R e lig io n C h ré tien n e q u e d e p réten dre q u ’il ne fau t p o in t croire c e qui su rp a sse la c o m p r é h e n sio n d e notre esprit, ou c e qui n ’e st p o in t c o n fo r m e au x n o tio n s d e la R a iso n h u m a in e. E ffe c tiv e m e n t un tel p rin cip e n ’e st c a p a b le d e faire c o n sid é r er l ’É criture c o m m e un liv re q u e l ’on p e u t interp réter à sa p o ste, tantôt s e lo n le se n s litéral, tan tôt se lo n la m esu re d e s id é e s p h ilo s o p h iq u e s, qui n o u s se m b le n t le s m e ille u r e s, ja m a is a v e c la d o c ilité qui fa it p lier la R a iso n so u s l ’autorité d e D ie u , qui la c o n v a in c q u ’e n c o r e q u e D ie u ne n o u s fa ss e p as com p ren d re u n e c h o se , il ne la is se p as d ’e x ig e r q u e n o u s la c r o ïo n s, sur la té m o ig n a g e d e c e u x qui l ’a ffir m e n t d e sa part50.
Quoique Niceron en 1735 semble être bien informé aussi bien sur la vie que sur les écrits de Bekker51, et que le Nouveau dictionnaire de Chaufepié lui consacre également un article intéressant, dans lequel le jugem ent de Bekker sur la Chute est comparé aux vues de « nos Incré dules m odernes»52, il s’agit ici plutôt d’exceptions. Chaufepié écrit aussi que la traduction française «est si mauvaise qu’il faut un grand fonds de patience pour la lire; & que quelque curieuse que soit la matière, je crois que peu de personnes lisent ou ont lu le Livre en françois».53 En 1752 David Clement signale que Le Monde enchanté «com mence à devenir rare »54 Avec Bayle, Malebranche semble avoir été le seul grand philosophe français qui se soit intéressé à Bekker : dans sa correspondance, il assu rait à Berrand qu’«Il y a des esprits qui se meslent de nos affaires. Cependant il y a des gens qui veulent expliquer cela physiquement, et meme on a fait en Hollande [..] un livre (intitulé Le Monde enchanté, par Bekker ministre) pour prouver qu’il n ’y a ny anges ny diables et cela par l’ecriture sainte. Quelle extravagance»55. De pareilles critiques ont été émises par Pierre Poiret56 et par Benjamin Binet, auteur du Traité des 50
Pierre B ayle, R éponse a u x q uestions d 'u n p rovincial, dans Œ uvres diverses, 5 vols, La Haye 1727, III, p. 765. Comparer IV, p. 665, 669, 674, 679, et Elisabeth Labrousse, P ierre B ayle, 2 vol., La Haye 1963-1964, II, p. 12-13.
51
P. Niceron, M ém o ires p o u r se rv ir a l'h isto ire des hom m es illustres dans la R ep u blique des L ettres, tome X X X I, Paris 1735, p. 177-198.
52
Jaques G eorge de Chaufepié, N ouveau dictionnaire h istorique e t critique... tom e premier, Amsterdam-La Haye 1750, p. 193-201, p. 199.
53
Ibid., p. 199.
54
David Clem ent, B ibliothèque curieuse historique et critique, ou catalogue raisonné de livres d ifficiles à trouver, tom e troisième, Gôttingen 1752, p. 48.
55
Malebranche,Œ uvres com plètes, vol. XIX, éd. André Robinet, Paris 1978, p. 585-586.
56
Pierre Poiret, D e eruditione triplici, solida, superficiaria et fa ls a libri très, Amster dam 1707, p. 112-114.
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dieux et des démons du paganisme, publié en 1696 à Delft. Surtout
l’analyse bekkeriene de la Chute l’irrite: cette preuve, que le Diable n’a pû parler par le serpent, parce qu’un esprit ne peut agir naturellement sur un corps, & que le serpent n’a pas les organes requis, est une chose qui, quoique vraye dans la Philosophie, est entièrement fausse par rapport à Dieu, qui peut aussi bien faire agir le Diable sur un serpent, que l’ame sur le corps humain, & le faire par ler avec la même facilité, que l’âne de Balaam...57
Le même auteur, par la même occasion, attaque le D e oraculis de Van Dale, parce que «Tout l’ouvrage de Mr. van Dale peut être vrai, sans que pour cela l’on en doive nécessairement inférer, que tous les Oracles ayent été de pures impostures»58. Précisément, l’association habituelle avec Van Dale semble suggérer une fois de plus qu’il faut se garder de surestimer l’intérêt que les Fran çais ont prêté à Bekker. A l’époque, le débat français soit sur la vraisem blance des histoires racontant l’intervention du diable, soit sur la possi bilité d’une telle intervention semble avoir été tellement dominé par Fontenelle, et donc par Van Dale, qu’on n’avait plus besoin de la contri bution de Bekker, qui, lui-aussi, cite Van Dale, dont il avait par ailleurs gagné l’amitié bien avant la publication du Betoverde W eereld59. Qui sait ce qu’un autre Fontenelle aurait pu faire pour Le Monde enchanté ? Qu’on se souvienne de la remarque voltairienne que « le diamant brut de Van Dale brilla beaucoup, quand il fut taillé par Fontenelle»60. Peut-être le manque d’éclat de Bekker en France peut être attribué également au fait qu’en France «le libertinage érudit» de la première moitié du XVIIe siècle s’était libéré déjà de la crédulité à l’égard du sur naturel. Après l’apport de la «Tétrade», Le Monde enchanté n’était plus guère novateur. René Pintard, dans la conclusion de son Libertinage érudit n’oublie aucun de ces esprits sceptiques: 57
Benjamin Binet, Traité historique des dieu x et des d ém ons du paganism e. A vec quelques rem arques critiques su r le sistêm e de Mr. B ekker, D elft 1696, p. 3-4.
58
Ibid., p. 125-126.
59
Voir A lain Niderst, F ontenelle à la recherche de lui-m êm e (1657-1702), Paris 1972, p. 2 8 4-302; Gianni Paganini, «F ontenelle et la critique des oracles entre libertinism e et clandestinité», dans A lain Niderst (éd.), F ontenelle. A c te s du colloque tenu à R ouen du 6 au 10 octobre 1987, Paris 1989, p. 333-347 ; Traité de la liberté, D es m iracles, D es o racles avec le traité L a fa u sse té des deux Testam ents, (éd.) Alain Niderst, Paris-Oxford 1997. Sur Van Dale, l’étude fondamentale est Meindert Evers, « D ie O rakel von Antonius van Dale (1638-1708): eine Streitscrift», L ias 8 (1981), p. 225-267.
60
Niderst, F ontenelle à la recherche de lui-m êm e, o.c., p. 285.
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B e lu r g e y n e c ro it ni au x p ro p h éties ni au x r é v é la tio n s ; G u y P atin se m o q u e d e s ap p arition s e t G a sse n d i ou G affarel e m p lo ie n t à le s e x p li q u er le s p r in c ip es d e P o m p o n a z z i; sur l ’action d e s d é m o n s, H u llo n , B o u r d e lo t, M é z e r a y é m ette n t, en d e s c ir c o n sta n c e s d iv e r se s, d e s d o u te s ; d ’u n e fa ç o n p lu s ou m o in s d é c id é e , M a r o lle s, M o n c o n y s, B o u llia u , M é z e r a y e n c o r e , e t N a u d é , té m o ig n e n t leu r sc e p tic is m e à l ’en d ro it d e la so r c e lle r ie ; m ais c ’e st p e u t-être quand il s ’ag it d e s p o s s e s s io n s q u ’ils s ’a c co r d e n t le m ie u x : Q u ille t, B o u llia u , P atin , G ram m on t, M o n c o n y s , se d ressen t alors con tre la c o n v ic tio n d e s e x o r c is te s , e t ils trou ven t p le in e ap p rob ation c h e z la plupart d e leu rs a m is « d é n i a i s é s » 61.
Consultons également l’anthologie des Libertins d ’Antoine Adam, selon laquelle le Père Garasse leur prête, en 1623 déjà, la conviction qu’«il n ’y a ny Anges, ny Diables».62 Ensuite, les premiers «manuscrits clandestins» témoignent aussi d ’un esprit beaucoup plus radical que celui du ministre calviniste des Pays-Bas. Il va sans dire que l’auteur anonyme du Theophrastus redivi vus allait plus loin que Bekker, en n’hésitant pas à écrire un chapitre, fondé pour l’essentiel sur Pomponazzi et Cardano, «In quo nullos esse daemonos sive angelos ostenditur»63 Quoique nous ne sachions presque rien ni de la provenance ni de la circulation de ce texte spécial, sa com position, trente ans avant la parution du Betoverde Weereld témoigne amplement de l’existence, à l’époque, de courants de pensée infiniment plus radicaux que le cartésianisme mitigé de Bekker. Il en va de même pour des manuscrits de la première moitié du dix-huitième siècle tels que le Testament de Meslier, L'Ame matérielle et Les Difficultés sur la religion proposées au Père M alebranche dont les auteurs refusaient
61
René Pintard, L e L ibertinage érudit dans la prem ière m o itié du X V IIe siècle, 2 vol., Paris 1 9 4 3 ,1, p. 439. Beckher, Schediasm a, o.c.,p. 10 cite Naudé com m e l ’un des prédécesseurs de Bekker.
62
Antoine Adam, L es L ibertins a u X V IIe siècle, Paris 1964, p. 42. Comparer les p. 4649 et 142-151 (Naudé). Voir en général J.S. Spink, F rench F ree-T h o u g h tfro m G a s sen d i to Voltaire, London 1960; Richard H. Popkin, The H istory o f S cepticism fr o m E rasm us to D escartes, Assen 1964, p. 67-112; C.J. Betts, E arly D eism in France. F rom the so-called «déistes» o fL y o n (1564) to V oltaire’s « L ettresp h ilo so p h iq u es» (1734), The Hague 1984 ; Perez Zagorin, Ways ofL yin g . D issim ulation, C onform ity a n d P ersécution in E arly M o d e m E urope, Cambridge (M ass.) 1990, p. 289-330. Pour une discusssion importante de la recherche actuelle: Silvia Berti, « A t the Roots o f U n belief », Journal o f the H istory o f Ideas 56 (1995), p. 555-575.
M Guido Canziani e Gianni Paganini (éd.), Theophrastus redivivus, 2 vol., Firenze 1981-1982, II, p. 676-713. Signalons la remarque curieuse, au p. 687, que croire au diable serait caractéristique pour les pays catholiques.
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aussi la démonologie « pneumatologique »M Le Monde enchanté ne semble jouer aucun rôle dans ce genre de manuscrits - à l’exception possible d ’un texte dont nous parlerons un peu plus loin. Ce n’est pas par hasard que dans les études les plus citées par des chercheurs actuels des manuscrits clandestins, le nom de Bekker ni son livre ne figurent nulle part65. En somme, l’avis de Voltaire sur l’importance historique de Bekker, réitéré par Hazard et Libby, ne semble guère s’accorder avec les faits. La polémique virulente, pour ne pas dire féroce, qui se développait aussi bien aux Pays-Bas qu’en Allemagne autour de Bekker ne semble pas avoir eu lieu en France66. Cependant, c’est précisément la similitude des conclusions des «libertins» et des «clandestins» avec l’exégèse biblique du calviniste Bekker qui semble mériter notre attention. Outre le fait que plusieurs critiques du Monde enchanté partagaient l’avis que Bekker, au fond, lui aussi, niait l’existence du surnaturel, Chaufepié a suggéré, par exemple, à l’occasion du dernier chapitre du Monde enchanté, qu’« Il y a dans ce Chapitre divers endroits remarquables, entre autres un, que l’Auteur des Lettres à Serena semble avoir imité...»67. 64
Jean Meslier, Œ uvres com plètes, 3 vol., (éd.) Jean Deprun, Roland Desné, Albert Soboul, Paris 1970-1972; L ’A m e m atérielle, (éd.) Alain Niderst, Rouen 1969; Robert Challe, D ifficultés su r la religion proposées au père M alebranche, (éd.) Frédéric Deloffre et Melâhat M enem encioglu, Oxford 1982. (Sur l’attribution de ce dernier texte à Challe, voir entre autres Betts, E arly D eism in France, o.c., p. 275-286.)
65
Voir Ira O. Wade, The C landestine O rganization a n d D iffusion o f P hilosophie Ideas in F rance fr o m 1700 to 1750, Princeton 1938 ; Olivier Bloch (éd.), Le M atérialism e d u X V IIIe siècle et la littérature clandestine, Paris 1982; Canziani (éd.), F ilosofia e religione nella letteratura clandestina, o.c. ; M iguel Bem'tez, L a F ace cachée des Lum ières. R echerches s u r les m a n u scrits p h ilosophiques clandestins de l ’â g e c la s sique, Paris-Oxford 1996. Pintard, L e L ibertinage érudit, o.c., I, p. 571 le cite seu lement - encore une fois avec B ayle et Fontenelle - com m e l’un des «éru dits» de la deuxièm e m oitié du siècle. Il en va de m êm e pour Jean Ehrard, L ’Idée de nature en F rance d ans la p rem ière m oitié d u X V IIIe siècle, 2 vol., Paris 1 9 6 3 ,1, p. 29 et 31, où le m êm e trio est à nouveau mentionné.
66
Signalons que dans les 1017 pages de François Laplanche, L ’Ecriture, le sa cré et l ’histoire. E rudits et p o litiq u es p ro te sta n ts d eva n t la B ible en F rance au X V IIe siècle, Amsterdam-Maarssen 1986, Bekker ne joue aucun rôle non plus.
67
Chaufepié, N ouveau d ictionnaire, o.c., p. 198-199. Comparer les passages suivants. Il s ’agit de la façon dont des petits enfants sont corrompus par la crédulité: « ils portoient dans les É coles les préjugés dont ils étoient déjà im bus» (Le M onde enchanté, I, p. 360) «T hen w e are sent out to school, where all the Youth com e equally infected from hom e, and hear o f nothing there but Daem ons, Nymphs, G enii, Satyrs, Fauns, Apparitions, Prophecys, Transformations and other stupendous M iracles» (John Toland, L etters to Serena, London 1704, p. 5) ->
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On peut aller plus loin encore. Car le dernier chapitre de L ’Esprit de Spinoza, selon toute vraisemblance le manuscrit clandestin le plus célèbre de l’époque, est également consacré à la démonologie. Ce texte se compose, en majeur partie, de citations empruntées du Leviathan. Du reste, il repose sur l’observation, qui ne se trouve pas chez Hobbes, de l’incohérence de la foi en un Dieu tout-puissant, qui pourtant permet trait les activités malicieuses du Diable : T o u s le s C h r é tie n s d em eu ren t d ’a cco rd , q u e D I E U est le prem ier P rin c ip e & la so u rc e d e to u te s C h o s e s , q u ’il le s a c r é é e s, q u ’il le s c o n se r v e , & q u e san s so n se c o u r s e lle s to m b e ro ie n t dan s le N é a n t. S u iv a n t c e prin c ip e , Il e st certain q u e D I E U à cré e c e q u ’on a p p elle D I A B L E & S A T A N a u ssi b ie n q u e to u te s le s autres C réatu res. E t s o it q u ’il l ’ait créé b o n o u m é c h a n t, de q u o i il ne s ’ag it p as ic i, il s ’en su it d e c e P rin cip e, q u e s ’il su b s is te , tou t m é c h a n t q u ’il e st, c o m m e l ’o n dit, c e ne p eu t être q u e par l ’e n tr em ise & la p e r m is sio n d e D IE U , q u i le v e u t b ien . Or, c o m m e n t p e u t-o n c o n c e v o ir q u e D I E U m a in tien n e u n e C réature, n on s e u le m e n t q u i le m a u d it sa n s c e s s e , & q u i le h a it m o r te lle m e n t; m a is e n c o r e q u i s ’e ffo r c e d e lui d éb a u ch er s e s A m is , p ou r a v o ir le p laisir de le m a u d ire par u n e in fin ité d e b o u c h e s ? C o m m e n t, d is-je , p eu t-o n com p ren d re qu e D I E U en tretien n e, c o n se r v e & la is s e su b sister le D IA B L E , pou r lui faire du p is q u ’il peut, p ou r le détrôner, s ’il p o u v o it, & pour d étourner d e s o n S e r v ic e s e s E lu s & s e s F a v o r i s l Q u el e st le but de D ie u en c e la 68?
Bekker, à la fin du deuxième livre du Monde enchanté, s’était déjà demandé : C o m m e n t ê t-c e q u e q u e lc u n p eu t co n c lu rr e sa priere d e tout so n c o eu r en la crain te d e D ie u , en c o n fe ssa n t la f o r c e , app artient à lui se u l, a u ssi b ie n q u e la p u is s a n c e , s ’il c ro it fe rm e m en t q u e c ette m ê m e p u issa n c e êt e n D ie u s e u l, pour faire to u te s c h o s e s lu i-m ê m e , & perm ettre à la crea-
« o n leur fait m ille récits de Lutins, de Fantômes & de Sorceleries [..] Lors que les Jeunes-gens sont mis dans les E coles, ils ne lisent depuis les plus basses C lasses jusques aux plus hautes, presque autre chose dans les Livres Grecs & les Livres Latins, que ce qui regarde les D ém ons, & leurs éfets, de la manière que les Païens les représentent.» (Le M onde enchanté, I, p. 364-365.) Voir en outre V Adeisidaem on, sive Titus L iv iu s a superstitione vindicatus... (La Haye 1709). Toland peut avoir lu la traduction anglaise, The W o rld B ew itch ’d (Lon don 1694), qui contient seulem ent le premier livre du B etoverde W eereld. Les rela tions de Toland avec les Pays-Bas semblent nécessiter une recherche ultérieure: Rienk H. Vermij, «T he English D eists and the Traité», dans Silvia Berti e t al. éd, H eterodoxy, Spinozism a n d F ree-T hought in E arly E ighteenth-C entury E urope, Dordrecht 1996, p. 241-254. 68
Trattato d e i tre im postori. L a vita e lo spirito d e i sig n o r B enedetto de Spinoza, éd. Silvia Berti, Torino 1994, p. 236.
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ture de faire ou d’empêcher pour autant qu’il lui plait, & que cependant le Diable a aussi le pouvoir de faire même les choses les plus grandes & les plus merveilleuses69.
Surtout le «bekkérien» hollandais le plus radical, Eric Walten emprisonné pour cause de «blasphèm e» en 1694, et mort en prison trois ans plus tard - insistait sur cet argument, en accusant les détracteurs de Bekker de « satanisme »70 Pour confirmer son attribution de L ’E sprit de Spinoza à un auteur hollandais, à savoir le diplomate de rotterdamois Jan Vroese, Silvia Berti s’est référé, quoique d’une façon générale, à la querelle bekkérienne71 De pareilles similitudes sont faciles à trouver ailleurs. L’argument contre le « satanisme» employé par Bekker comme par l’auteur de L ’E sprit de Spinoza se retrouve par exemple aussi dans un traité strictement déiste comme les Nouveaux voyages dans l ’Amérique septentrionale (2 vol., La Haye 1703) du baron de La Hontan72. A la recherche d’une explication sur de telles convergences, il convient de se demander comment un calviniste assez fidèle à sa propre tradition, comme l’était Balthasar Bekker, pouvait devenir l’un des esprits les plus «désenchantés», les plus «éclairés» de son temps. Outre son cartésianisme, tout à fait moderne à l’époque, outre son exégèse sou vent osée, il faut, je crois, souligner précisément l’accent théiste percep tible dans Le Monde enchanté, et qui peut être retrouvée dans les écrits de beaucoup d ’autres représentants des premières lumières protestantes - aussi bien parmi des calvinistes comme Bekker que chez les mennonites tels qu’Anthony van Dale et chez beaucoup d’autres protestants néerlandais qu’on s’est accoutumé à appeler des Chrétiens sans Église d’après l’étude massive de Leszek Kolakowski73. Quant à ces derniers, nous savons que le spiritualiste David Jorisz rejetait la croyance au diable au XVIe siècle déjà74. En général, on a tou
69
Bekker, L e M o n d e enchanté, II, p. 709-710.
70
Voir notre «Eric Walten (1663-1697)», o.c. et W.P.C. Knuttel, «Ericus W alten», B ijd ra g en voor vaderlandse gesch ied en is en oudheidkunde, Vierde reeks, eerste deel 1900, 345-455.
71
Trattato d e i tre im postori, éd. Berti, p. LXII-LXIII.
72
Betts, E arly D eism in F rance, o.c., p. 130-131.
73
Leszek K olakowski, C hrétiens sa n s Eglise. La conscience religieuse e t le lien co n fe ssio n n e l au X V IIe siècle, Paris 1987 (1964).
74
Gary K. Waite, « Man is a D evil to H im self : David Jorisz and the R ise o f a Sceptical Tradition towards the D evil in the Early M odem Netherlands», N ederlands A rc h ie f vo o r K erkgeschiedenis 79 ( 1995), p. 1-30.
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jours - à juste titre - souligné l ’intériorisation de leur foi. Aussi bien leur rejet des Églises existantes et leur insistance sur les œuvres du croyant individuel que leur desintérêt à l’égard des confessions particu lières se laissent expliquer aisément comme le résultat de leur choix en faveur d’une foi personnelle, dans laquelle l’individu chrétien cherche à établir une relation intime avec son Dieu. Kolakowksi, quant à lui, était évidemment fasciné avant tout par la tension entre la conscience de l’in dividu et l’autorité de l’orthodoxie. Cependant, cet accent sur le subjectivisme des «Chrétiens sans Église» pourrait détourner l’attention des tendances que ceux-ci parta geaient avec des protestants contemporains moins attachés à la vie inté rieure du croyant. Pour beaucoup de protagonistes de la «Seconde Réforme» cette intériorisation de la foi semble avoir été accompagnée d’une exaltation progressive de la notion du divin en tant que tel. Au fur et à mesure qu’on fait ressortir la nécessité de trouver son Créateur en soi-même, celui-ci semble devenir de plus en plus abstrait. Ainsi les mennonites Pieter Balling et Jarig Jelles deviennent les premiers amis chrétiens de Spinoza: le Dieu de Y Éthique, ne constitue-t-il pas l’abs traction ultime de chaque qualité quasi-humaine? Les collégiants de Rotterdam étaient eux aussi fascinés par le spinozisme75. Ce n ’est pas par hasard que Bekker ait trouvé beaucoup d ’appui parmi les collégiants d’Amsterdam76. Anthony van Dale, à son tour, avait recherché l’amitié des collégiants de Rotterdam77. Signalons aussi que Van Dale n’était point le premier mennonite de l’époque à critiquer des superstitions à l’égard du diable. En 1659 déjà, Abraham Palingh, d’Haarlem, chez Rieuwertz à Amsterdam publiait son Masque de la sorcellerie arraché™. Les origines et la motivation de cette nouvelle 75
Voir entre autres Andrew C. Fix, P rophecy a n d R eason. The D utcli C ollégiants in the E arly E nlightenm ent, Princeton 1991; Wiep van Bunge, «L es origines et la signification de la Traduction fra n ç a ise de la p ré ten d u e dém onstration m a th é m a tique p ro p o sée p a r Jean B redenbourg», dans Antony M cKenna, Alain M othu éd., La P hilosophie clandestine à l ’âge classique, Paris-Oxford 1997, p. 49-64.
76
Voir Fix, « A ngels, D evils, and Evil Spirits in Seventeenth Century Thought : B al thasar Bekker and the C ollégiants», o.c.
77
Voir Evers, « D ie O rakel von Antonius van Dale », o.c.
78
Abraham Palingh, 't A fg eru kte M om -A ansight D er Tooverye, Amsterdam 1659. Voir Hans de Waardt, «Abraham Palingh. Ein Hollàndischer Baptist und die M acht des T eufels», dans Hartmut Lehmann, Otto Ulbright (éd.), Vom U nfug des H exenp rocesses. G eg n er d e r H exenverfolgung von Johann W eyer bis F riedrich Spee, W iesbaden 1992, p. 247-268. Pour Rieuwertz: Piet Visser, «Blasphem ous and Pernicious»: the R ôle o f Printers and Booksellers in the Spread o f D issident R eligious and Philosophical Ideas in the Netherlands in the Second Half o f the Seventeenth C entury», Q uaerendo 26 (1996), p. 303-326.
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conception protestante de la toute-puissance d’un Dieu dépouillé des éléments personnels demeurent obscures. S’agit-il ici d ’une réponse aux excès irrationels de l’«enthousiasme» m ystique?79 On l’ignore, mais il semble que ce fut ce même accent sur la souveraineté du divin qui a rendu les calvinistes Willem Deurhoff, Pontiaan van Hattem et Frederik van Leenhoff sensibles à l’influence de Spinoza80. Dans ce contexte, il me semble très significatif, que Bekker, lui aussi soit fier de s’appeller un «M onothéiste», à l’opposé des «Dithéistes». Il va sans dire que le Dieu de Bekker règne, mais il n’a pas non plus besoin de se battre : c ’e st p r é se n tem e n t un p o in t d e p ié té, q u e d ’a c o m p a g n e r la cra in te de D ie u d e c e lle du D ia b le . S i l ’o n v ie n t à co n tred ire c e tte o p in io n o n p a s se a u ssitô t pour un A th é e , c ’e st-à -d ir e pou r un h o m m e qui n ie l ’e x is te n c e d ’un D ie u , q u oi q u ’il ne so it pourtant c o u p a b le q u e du c rim e d e n e pas c roire q u ’il y en ait d e u x , d o n t l ’un e st b on & l ’autre m a u v a is81.
On trouve précisément la même idée chez Van Dale, comme l’a constaté Evers : Im Z entrum se in e r U b er z e u g u n g stan d en d ie A llm a c h t und d ie A llw is se n h e it G o ttes. D e m T e u fe l M a ch t z u z u sp re c h e n , b e d e u te t für ih n letz tlic h e in e B e le id ig u n g der M ajestat G o tte s; d ie V o r ste llu n g , S atan sei erlaub t, w a s a lle in G ott v o r b e h a lten ist, k am für ihn e in er A n ta tstu n g d er eh r e G o tte s g le ic h . N u r Er a lle in s e i a llw is s e n d und k ô n n e in d ie Z u k u n ft s e h e n 82.
Ici semble s’ouvrir finalement une perspective sur la transition de la «crise» à la période des Lumières. Une perspective qui nous mène en Angleterre et aboutit aux développements contemporains tout à fait révolutionnaires à l’intérieur de la physique, qui seront fatals pour la science cartésienne. La même année où Bekker publie son D e betoverde Weereld, Richard Bentley à Londres affirme dans les Boyle Lectures que «all the powers of mechanism are dépendent on the Deity», car, « gravity, the great basis of all mechanism is not itself mechanical, but
79
Voir M ichael Heyd, «Be S o b e r a n d R easonable» The C ritique o f E nthusiasm in the S eventeenth a n d E arly E ighteenth C enturies, Leiden 1995.
80
Voir entre autres J. Severijn, Spinoza en de gereform eerde theologie zijn er dagen, Utrecht 1919; Henri Krop, «R adical Cartesianism in Holland: Spinoza and D eu rhoff » et M ichiel W ielema, « Spinoza in Zeeland : The Growth and Suppression o f «Popular Spinozism » (c. 1700-1720)», dans Van Bunge, Klever éd., D isg u ise d a n d O vert Spinozism aro u n d 1700, o.c., p. 55-81 et 103-115.
81
Bekker, Le M onde enchanté, I, P réfacé, s.p.
82
Evers, « D ie O rakel von Antonius van D ale», o.c., p. 233.
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the immediate fia t and finger of God, and the execution of divine L aw »83. Selon une étude importante de Margaret Jacob, le mono théisme extrême de Bekker - et de Newton, et de Bayle - aurait pourvu le calvinisme rationaliste de l’époque d’une logique propre et y aurait déterminé la direction à suivre84. D ’après Robin Attfield, le théisme de Bekker impliquait sa confiance en la science nouvelle85. De toute évi dence Bekker, comme Bayle et la grande majorité de ses contemporains, ignorait la révolution newtonienne. Cependant le théisme bekkerien était du moins susceptible de survivre au remplacement soudain du car tésianisme par la physique newtonienne. N ’oublions pas qu’aux Pays Bas - Bekker était l’un des derniers cartésiens et l’un des rares «secta teurs» de Descartes appréciés par Voltaire.
Wiep Van B unge Université de Rotterdam
83
Peter Harrison, «N ew tonian Science, M iracles, and the Laws o f N ature», Journal o fth e H isto ry o f Ideas 56 (1995), p. 531 -553, p. 537. On le sait, la littérature portant sur les élém ents protestants dans la révolution newtonienne est énorme. Pour une guide récente: H. Floris Cohen, The S cientific R évolution. A H istoriographical Inquiry, Chicago 1994, p. 308 et suiv. Voir ici entre beaucoup d ’autres, par exem ple R. Hooykaas, R eligion a n d the R ise o f M o d e m Science, Edinburgh 1972, p. 98 et suiv. ; Gary B. Deason, «R eform ationT heology and the M echanistic Conception o f N ature», dans David C. Lindberg, Ronald L. Numbers (éd.), G od a n d N ature. H is torical E ssays on the E ncounter b etw een C hristianity a n d Science, Berkeley 1986, p. 167-191 ; James E. Force, « N e w to n ’s God o f D om inion: The Unity o f N ew ton’s T heological, Scientific, and Political T hought», dans James E. Force, Richard H. Popkin éd., E ssays on the C ontext, N ature, a n d Influence o f Isaac N e w to n 's T heo logy, Dordrecht 1990, p. 75-102.
84
Margaret C. Jacob, «T he Crisis o f the European M ind: Hazard R evisited », dans P hyllis Mack, Margaret C. Jacob éd., P olitics a n d Culture in E arly M o d e m E urope, Cambridge 1987, p. 251-271.
85
Robin Attfield, «Balthasar Bekker and the D écliné o f the Witch-Craze: the Old D em onology and the N ew Philosophy», A n n a ls o f Science 4 2 (1985), p. 383-395, p. 394: « b e lie f in the Creator o f an ordered cosm os involves belief in its regularity, and this im plication was w idely recognized am ong the practitioners o f early m odem natural philosophy. Indeed consistent theistic b elief actually precludes b elief in the agency o f dém ons...»
LE MARQUIS D’ARGENS, OU LE MATÉRIALISME AU STYLE INDIRECT Dans l’ouvrage où il analyse le concept, l’histoire et l’avenir du matérialisme, Olivier Bloch revient sur une de ses caractéristiques essentielles, sur laquelle il attirait déjà l’attention en 1980 dans le cadre de la table ronde consacrée au matérialisme du XVIIIe siècle et à la lit térature clandestine1, savoir son «statut de clandestinité»2. Il note qu’au XVIIIe siècle, La Mettrie, qui se réclame «expressément du matéria lism e» représente «un cas exceptionnel»3. D ’ordinaire, le matérialisme «se dit sur le mode de la dénégation»4. C ’est précisément sur ce mode que la philosophie du marquis d’Argens se (re-)présente. A la provoca tion de La M ettrie: «Pensez tout haut, mais cachez-vous»5, d’Argens préfère la stratégie qui consiste à cacher sa pensée à même son expres sion. On sait par exemple que le marquis d’Argens ne se présente pas comme l’auteur mais comme le simple traducteur des Lettres ju iv e s6, des Lettres cabalistiques et des Lettres chinoises, toutes publiées comme de juste sans nom d’auteur. Ainsi écrit-il dans la «Préface du traducteur» du second tome des Lettres juives: « j’ai tâché que la tra duction en fût correcte et précise. Je me suis extrêmement appliqué à rendre le véritable sens de mon auteur.»7 A ses détracteurs, offusqués 1
O livier B loch éd., Le M atérialism e d u X V IIIe siècle et la littérature clandestine, Paris, Vrin, 1982. Cf. l ’avant-propos p. 7-9.
2
O livier Bloch, Le M atérialism e, Paris, P.U.F., coll. «Q ue sais-je?», 1985, ch. I, § 2, p. 9.
3
Ibidem .
4
Ibid., p. 10.
5
J. O. de La M ettrie, D iscours prélim in a ire in Œ uvres philosophiques, Paris, Fayard, 1987, tom e I, p. 46-47.
6
B oyer d’Argens, L ettres ju iv e s, La Haye, Pierre Paupie, 1756 [1736-1738], Préface du traducteur, tome I, p. xx : le « traducteur» y désigne ces lettres com me un « manus crit ». Sur les « procédés de travestissement » dans les Lettres ju iv e s et les Lettres c h i noises cf.R.Granderoute, « A propos du marquis d’Argens» in Le jo u rn a lism e d 'a n cien régim e, Lyon II, Centre d’Etudes du XVIIIe siècle, P U .L ., 1982, p. 315-331.
7
Ibid., Préface du traducteur, tome II, p. i
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G U IL L A U M E P IG E A R D D E G U R B E R T
par cette traduction assurément due à «un homme sans religion»8, qui considèrent « q u ’il faut être ennemi de la divinité pour oser traduire les Lettres ju ives»9, il rétorque en toute bonne foi «que lorsqu’on traduit un ouvrage, on est obligé de le donner tel que l’auteur l’a composé, et qu’on n’a jamais fait un procès à ceux qui ont traduit Lucrèce, des opi nions de ce philosophe»10. A ceci près qu’ici le traducteur est un masque qui a pour fonction de garantir l’impunité de l’auteur. Ce qui, à l’occasion, permet à tel correspondant des Lettres juives de citer les écrits d’un certain marquis d ’Argens, dont le seul défaut est de « s ’ex pliquer un peu trop hardim ent»11. Encore le traducteur tient-il lui-même à conserver l’anonymat: «tout votre secret, écrit ce Monsieur D*** au libraire, doit se borner à cacher le traducteur.»12 Sans quoi celui-ci serait contraint « d ’adoucir [...] les véritables sentiments de ces philosophes hébreux »13. Car, prend-il soin de préciser dans une note, « les aventures qui sont insérées dans ces Lettres sont conformes à la plus exacte vérité»14. Ainsi le marquis d ’Argens endosse-t-il la clandestinité maté rialiste étudiée par Olivier Bloch, notamment dans les «procédés tels que collage, amalgame, exploitation et retournement du discours de l’adversaire»15 mis en œuvre dans les Lettres à Sophie ainsi que dans la «tactique libertine» de la Parité de la vie et de la m ort 16 destinée à «entortiller le lecteur»17. Avant son installation à Postdam, en juillet 1742, Boyer d’Argens lui-même, note Antony McKenna, «m ène une existence quasi-clandestine»18. Ce qu’atteste sa correspondance avec Prosper M archand comme l’a indiqué J. Sgard: «A la fin de 1736, il se 8
Ibid., p. ii.
9
Ibidem .
10 Ibid. p .iii. 11
Ibid. Lettre 35, tom e II, p. 32. Cf. égalem ent les références au marquis d ’Argens dans la Lettre 105, tom e IV, p. 128-129 et dans la Lettre 154, tome VI, p. 2-4.
12 Ibid., Lettre de M onsieur D *** au libraire, tom e I, p. 2. 13
Ibidem .
14
Ibidem .
15
O livier Bloch, « Les L ettres à Sophie ou L ettres s u r la Religion, su r l ’âm e hum aine, e t s u r l ’existence de D ie u : questions de sources» in La P hilosophie clandestine à l'â g e classique, A ctes du colloque de Saint-Etienne 1993, A. M e Kenna et A. Mothu éd., Paris, Universitas/Oxford, The Voltaire Foundation, 1997.
16
O livier Bloch éd., P a rité de la vie et de la mort. L a R éponse du m édecin G aultier, Paris, Universitas, 1993, coll. «Libre pensée et littérature clandestine».
17
O livier B loch, «L a parité de la vie et de la m ort», séminaire sur les Manuscrits phi losophiques clandestins, Université de Paris I, séance du 10 novembre 1990.
18
A. M cKenna, « L e marquis d’Argens et les manuscrit clandestins» in Le m arquis d ’A rgens, A ix-en-Provence, P U . de Provence, 1990, p. 113.
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terre dans une maison de campagne ‘aux portes d’Utrecht’ [...]; seuls Voltaire, P. Marchand, Prévost et M. de Bey, riche amateur qui l’a pris sous sa protection, connaissent son adresse [...] (lettre de P. Marchand, 29 janv. 1737).»19 «Philosophie minoritaire»20, le matérialisme est voué à se cacher pour déjouer la censure, que le marquis d’Argens désigne comme «une espèce d’inquisition contre la librairie»21. Partant, il faut qu’un auteur «accommode sa philosophie à la politique de l’État, et aux rêveries des moines : ou bien il est forcé de ne communiquer ses idées qu’en secret à ses plus intimes am is»22. La 13eLettre Juive ne manque pas de signaler que cette persécution est une arme à double tranchant qui convertit de fait une situation de domination en une attitude offensive: «la défense des livres est cependant un fort mauvais moyen pour les supprimer. Dès qu’on interdit la lecture d’un livre, tout le monde s’empresse à l’acheter. Le libraire en augmente le prix: il se vend beaucoup plus qu’il ne se vendait auparavant [...]. Ce qui accrédite encore ces livres prohibés, c ’est qu’ils sont ordinairement bons et instructifs, et qu’ils intéressent les gens d’esprits et les savants.»23 Confrontant sur ce point la France à l’Angleterre, d’Argens écrit: «On peut comparer les savants de France à des oiseaux, à qui l’on a coupé une partie des ailes, et qui n’ont la liberté de s’élever que jusqu’à un certain point. Quelque génie qu’ait cette nation, cela répand dans ses écrits un air de contrainte, qui gêne et l’auteur et le lecteur. Plusieurs savants ont recours aux imprimeurs étrangers, pour éviter de tomber dans ces défauts, et pour exprimer plus naturellement leurs pensées : mais leurs livres sont regardés comme des marchandises prohibées, et empestées. Les gardes sont attentifs, sur les frontières du royaume, à n’en point laisser entrer; et s’il y en pénètre plusieurs, c ’est par ruse et par finesse.»24 Penseur souterrain, philosophe de contrebande, l’auteur de Thérèse philosophe en sait quelque chose: ses œuvres, publiées en Hollande - Lettres juives, Lettres cabalistiques, Lettres chinoises et Philosophie du bon sens en tête - furent prohibées 19 J. Sgard, article « Argens » in D ictionnaire d es jo u rn a liste s (1600-1789), sous la dir. de J.Sgard, Grenoble, 1976, p. 10. Cf. C orrespondance entre P ro sp er M a rchand et le m arquis d ’A rgens, S. Larkin éd., Oxford, 1984. 20
O livier Bloch, Le M atérialism e, op. cit., ch. I, § 2, p. 9.
21
B oyer d ’Argens, Lettres ju iv e s, op. cit., Lettre 57, tome II, p. 294. A la page sui vante, d ’Argens note laconiquement: « le s défenses qu’on fait pour [...] empêcher la vente [d’un livre], augmentent infiniment le prix et le débit.»
22
Ibid., Lettre 3, tom e
23
Ibid., Lettre 13, tome I, p. 142.
24
Ibid., Lettre 3, tome I, p. 32.
I,
p. 29.
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et régulièrement saisies les unes à la suite des autres25. Leur succès, en France et en Europe, en fut d’autant plus considérable: rééditées sans discontinuer jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, elles furent traduites en plu sieurs langues (en anglais et en allemand notamment). Dans une lettre à Frédéric II, le marquis d’Argens se définit du reste lui-même comme « un auteur dont les livres ont été brûlés pour cause d ’irréligion»26. Pour ne nous en tenir qu’à un seul exemple, signalons que La Philosophie du bon sens fut « condamnée par arrêt du Parlement à être brûlée par la main du bourreau, à la suite du procès retentissant de l ’E sprit d ’Helvétius»27. Dans le compte-rendu qu’il fait des Lettres juives dans Le pou r et le contre, Prévost met en garde leur auteur : « la religion y est ordinaire ment peu ménagée, et l’auteur doit penser à lever cet obstacle s’il veut leur faire ouvrir l’entrée de la France.»28 Il est arrivé que le soin que d ’Argens mettait à travestir sa pensée compromît la réception de son œuvre. Certains de ses lecteurs n’ont pas su ou n’ont pas voulu identifier les antiphrases qui sont légion sous sa plume. Ils ont pris au sérieux de simples «précautions oratoires»29, voire de pures parodies. Parmi eux figure au premier rang Gérard de Nerval. En effet, il classe hâtivement le marquis d ’Argens à côté de «certains excentriques de la philosophie»30. Ainsi dans Les Illuminés [1852] Nerval réserve-t-il une place de choix à d’Argens qu’il range parmi les «païens de la République»31 (comme l’abbé Montfaucon de Villars, auteur du Comte de Gabalis, ou entretiens sur les sciences secrètes [1670], ouvrage parodique qui tourne la cabale en ridicule et que citent les Lettres ju ives 32 et les Lettres cabalistiques 33) : «L’abbé de Villars, dom Pernetty, le marquis d ’Argens, popularisaient les mystères 25 26 27 28 29
30 31 32
Sur ce point, cf. F. Weil, «L’interdiction des ouvrages du marquis d’Argens. Prin cipes et réalité» in Le marquis d ’Argens, op. cit., p. 201-208. Boyer d’Argens, Lettre à Frédéric II datée du 18 juin 1759, citée par E. Johnston, Le marquis d ’Argens, sa vie et ses œuvres, Genève, 1971 [1928], ch. IV, p. 104. Rapporté par E. Johnston, op. cit., p. 48-49. Prévost, Le pour et le contre, Paris, Didot, 1737, tome XII, p. 314. L’expression est de Damiron, «Mémoire sur le marquis d’Argens» in Mémoires pour servir à l ’histoire de la philosophie au XVIII' siècle, Genève, 1968 [1858], p. 102. G. de Nerval, Les Illuminés in Œ uvres complètes, Paris, Gallimard, la Pléiade, 1978, vol. II, p. 953. G. de Nerval, ibid., p. 1198-1199. Boyer d’Argens, Lettres juives, op. cit., Lettre 186, tome VII, p. 87.
33 Boyer d’Argens, Lettres cabalistiques, La Haye, Pierre Paupie, 1754 [1738], Lettre 4, tome I, p. 39-41.
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de YŒ dipus Æ gyptiacus et les savantes rêveries des néoplatoniciens de Florence. Pic de la Mirandole et Marsile Ficin renaissaient tout empreints de l’esprit musqué du XVIIIe siècle, dans le Comte de Gabalis, les Lettres cabalistiques et autres productions de philosophie trans cendante à la portée des salons. Aussi ne parlait-on plus que d’esprits élémentaires, de sympathies occultes, de charmes, de possessions, de migration des âmes, d’alchimie et de magnétisme surtout.»34 Dans Le marquis de Fayolle, Nerval persiste à assimiler d ’Argens à Sweden borg : « On faisait là de l’esprit et du paradoxe comme partout ; mais cela était empreint de sentimentalisme et même d ’une sorte de mysticisme [...]. Le marquis de Fayolle était le plus ardent interprète de ces idées. Il avait lu les savantes rêveries de l’abbé de Villars, de dom Pemety [sic] et du marquis d ’Argens.»35 Diagnostic d’autant plus surprenant que les Lettres cabalistiques, ou correspondance philosophique, historique et critique, entre deux cabalistes, divers esprits élémentaires, et le Sei gneur Astaroth annoncent dès le titre leur dimension parodique et bro
cardent au fil des pages les « divines sciences » et « les plus grands et les plus augustes mystères de la sainte cabale»36. Dans sa Vénus m étaphy sique31 La Mettrie n ’avait pour sa part pas eu de mal à identifier l’hu mour du Comte de Gabalis. Et P.-G. Castex, qui a lu d ’Argens, écrit de son côté dans Le conte fantastique en France de N odier à M aupassant. «le marquis Boyer d ’Argens, [...] pour attirer le public, intitule Lettres cabalistiques un ouvrage de tendances matérialistes, se montre aussi dur pour l’occultisme qu’audacieux à l’égard de la religion.»38 Aussi est-il amusant de remarquer que dans son Voyage en Orient, Nerval répète l’argument argensien fondé sur l’antiquité de l’Égypte par rap port au déluge, argument destiné à « discréditer les Écritures et à mettre en doute la Révélation»39. Cette utilisation de l’histoire égyptienne par d ’Argens40 se retrouve dans un manuscrit philosophique clandestin inti 34 G. de Nerval, Les Illuminés, op. cit., p. 1151-1152. 35 G. de Nerval, Le marquis de Fayolle in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, la Pléiade, 1989, vol. I, l rc partie, Prologue, § 5, p. 1140. 36 Boyer d’Argens, Lettres cabalistiques, op. cit.. Lettre 4, tome I, p. 38. 37 La Mettrie, Vénus métaphysique in Œ uvres philosophiques, op. cit., tome II, p. 349. 38 P.-G. Castex, Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris, J. Corti, 1962, p. 14. Castex cite à l’appui la 110e Lettre, op. cit., tome V, p. 22. 39 J. Domenech, «L’Égypte dans les Lettres juives et les Lettres cabalistiques : le marquis d’Argens précurseur de Volney » in Le marquis d ’Argens, op. cit., p. 100. Cf. Nerval, Voyage en Orient, Gamier Flammarion, tome I, p. 260, cité par J. Domenech. 40 Boyer d’Argens, Lettres juives, op. cit., Lettre 38, tome II, p. 64-72 et La Philoso phie du bon sens, La Haye, Pierre Paupie, 1746 [1737], I, 4, p. 51-59.
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tulé Dissertation et preuves de l ’éternité du monde où l’on peut lire que «les livres de Manéthon [••■] détruisent la doctrine de l’Ecriture des Juifs»41 et que « c ’est donc mal à propos que les Juifs et les Chrétiens déclament contre tout ce qui répugne à leur sentiment; [...] toutes les histoires d’Orient passent chez eux pour des fables ou des visions poé tiques»42. Aussi bien Nerval colporte-t-il (à son insu?) certains brûlots de la libre pensée. Mais il est vrai que Nerval était moins soucieux de restituer le sens de la philosophie du marquis d ’Argens que d’asseoir son propre «illum inism e». Ce que confirme son projet de publier un livre intitulé... Lettres cabalistiques^. Refaire pour mieux défaire, telle est la maxime de la parodie argensienne, digne héritière du «rire matérialiste»44 dans lequel Olivier Bloch a vu «une unité d ’attitudes communes, par lesquelles les maté rialistes de tous les temps se retrouvent et se reconnaissent»45. Dans les Rêves d ’un visionnaire expliqués p a r des rêves m étaphy siques, publiés en 1766 sans nom d’auteur, Kant reprendra directement à son propre compte l’humour de l’auteur des Lettres cabalistiques dont il avait lu certains ouvrages et qu’il cite à plusieurs reprises46. Il intitule en effet le chapitre II « Fragment de la philosophie occulte qui a pour fin d ’entrer en communication avec le monde des esprits»47. L’audace de Kant consiste à parodier la cabale afin de la mieux ridiculiser, ce que le titre du chapitre suivant a tôt fait de dévoiler: «Antikabbale. Fragment de philosophie commune pour réduire à néant la communion avec le monde des esprits.»48 Le marquis d’Argens distille ainsi son matéria41 42 43 44 45
Dissertation et preuves de l ’éternité du monde, Mazarine, ms 1194. f- 20. Il est vrai semblable que ce manuscrit emprunte ses sources à La Philosophie du bon sens. Ibid., ff. 29-30. A la rubrique «Ouvrages commencés ou inédits», Nerval note «Lettres cabalis tiques»', cf.Œuvres complètes, op. cit., vol. II, p. 1231 et vol. III, 1993, p. 785. Olivier Bloch, Le Matérialisme, op. cit., ch. I, § 3, p. 11. Ibidem.
46 Cf. J. Ferrari, Les sources françaises de la philosophie de Kant, Paris, Klincksieck, 1979, Appendices, III, iii, p. 272-273. En nous accueillant dans le séminaire de D.E.A du Groupe de recherche sur l ’histoire du matérialisme qu’il dirigeait à l’Université de Paris I, Olivier Bloch nous offrit l’occasion d’étudier les rapports entre d’Argens et Kant (séance du 28 novembre 1992). Nous saisissons l’occasion de ce volume pour lui exprimer de nouveau nos plus sincères remerciements. Le texte de cette communication est paru sous le titre «Kant, lecteur de Boyer d’Argens» in Popularité de la philosophie, Fontenay-aux-Roses, E.N.S. Editions Fontenay/Saint-Cloud, 1995, p. 209-222. 47 E. Kant, Rêves d'un visionnaires expliqués par des rêves métaphysiques in Œuvres philosophiques, Paris, la Pléiade, 1980, tome I, p. 540. 48 Ibid., p. 556.
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iisme au style indirect, lequel style, rapportant des propos d’autrui «non le texte, mais la substance»49, laisse toute la liberté de détourner l’origi nal, de le défigurer, au point de lui faire dire le contraire de ce qu’il vou lait. «L a technique de citation est devenue un art du détournement»50 écrit Antony Me Kenna, qui y voit l’un des procédés favoris de la pen sée clandestine. Dans La Philosophie du bon se n s 51 par exemple, Boyer d’Argens cite l’article 33 de la première partie des Principes de la p h i losophie de Descartes afin d ’appuyer la thèse sensualiste! On le voit aussi dans Thérèse philosophe où, prétendant se contenter de rendre compte «des scènes mystiques de Mlle Eradice avec le très révérend Père D irrag»52, il en offre une irrésistible contrefaçon: « - Oui, mon très révérend Père, lui dit-elle, je sens que mon esprit se détache de la chair, et je vous supplie de commencer le saint œuvre. - Cela suffit, reprit le père, votre esprit va être content»53... R. Granderoute a donc eu raison d’identifier dans Thérèse ph ilo sophe « l’extrême pointe du matérialisme»54 et de signaler en outre que «dès 1736, Le Solitaire Philosophe témoigne, de par les éloges qu’il contient, de l’intérêt, voire de l’enthousiasme que d ’Argens éprouve pour les tenants du gassendisme et du sensualisme »55. En soutenant, ou plus exactement en feignant de soutenir la liberté de la volonté, la 33e Lettre cabalistique prouve que chez d ’Argens, rap porter une thèse est à tout prendre le meilleur moyen de la réfuter. Dans la lettre 33, ben Kiber s’adresse en ces termes à son correspon dant: « Il me paraît, sage et savant Abukibak, que les hommes abusent du nom de la fortune, et qu’ils l’emploient ordinairement mal à propos; il semble qu’ils veuillent imputer au hasard la plupart des choses qui arri vent. Je crois qu’on devrait être très réservé à se servir de certaines expressions qui tendent à diminuer et à supprimer en quelque manière la liberté que Dieu a accordée à tous les hommes.»56 49 M. Grevisse, Le Bon usage, grammaire française, Gembloux, éd. J. Duculot, 1964 [1936], IVe partie, ch. V, § 1056, p. 1107. 50 A. McKenna, « Philosophie clandestine et littérature aux XVIIe et XVIIIe siècles » in Ecrire/Savoir, Littérature et connaissance à l ’époque moderne, colloque de l’Université Jean Monnet, Saint-Etienne, décembre 1994. 51 Boyer d’Argens, La Philosophie du bon sens, op. cit., II, 6, note. 52 Boyer d’Argens, Thérèse philosophe, Arles, Actes Sud, Babel, 1992, p. 9. 53 Ibid., p. 30. 54 R. Granderoute, Le roman pédagogique de Fénelon à Rousseau, Genève, Slatkine, 1985, IIIe partie, 55 Ibid., p. 610. 56 Boyer d’Argens, Lettres cabalistiques, op. cit., Lettre 33, tome II, p. 145.
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L’affaire semble entendue: le marquis d’Argens soutient explicite ment le postulat de la liberté humaine. Le préfacier d’une édition récente de Thérèse philosophe a d’ailleurs cru pouvoir s’autoriser de cette 33e Lettre Cabalistique pour retirer à Boyer d’Argens la paternité de ce célèbre roman libertin. Il affirme en effet sans ambages que « dans les Lettres cabalistiques, il (Boyer d’Argens) juge ‘odieux’ le dogme de la ‘détermination absolue’, insiste sur les pouvoirs de la raison, et conclut ‘que l’opinion qui prive l’homme de la liberté d’indifférence, qui l’assujettit au destin, ou à une détermination nécessaire est insoute nable’»57. Cette interprétation de la position du marquis d’Argens à l’égard de la liberté présente cependant le fâcheux défaut de passer l’es sentiel sous silence, à savoir une note liminaire de bas de page par le truchement de laquelle cette même lettre cabalistique se désavoue, ou plus exactement se dédit par avance elle-même. Son contenu que voici n ’est pas équivoque: «Dans la lettre suivante on verra la réfutation de celle-ci.»58 La 33e Lettre ne peut donc pas être lue indépendamment de la 34e Lettre Cabalistique qui en constitue à la fois le prolongement immédiat et la réfutation rétrospective. L’une et l’autre forment de concert un d isp ositif libertin qui préfigure à sa manière, sinon l’esprit, du moins la lettre des antinomies kantiennes, dont l’issue n ’est pas ici critique mais bien matérialiste. Entreprendre de vilipender « l’erreur qui établit la fortune comme un être réel, qui pousse et détermine les événements indépendamment d ’aucune cause primitive et intelligente » offre aussitôt un excellent pré texte pour en exposer par le menu les arguments. A telle enseigne que le contenu de la 33e Lettre Cabalistique en dément déjà l7incipit, soit la formulation ouverte de la thèse de l’autonomie de la volonté. De fait, celle-ci œuvre clandestinement pour un matérialisme sans reste. Ainsi le marquis d’Argens prend-il la peine de traduire la Proposition XXXII du Livre I de VEthique de Spinoza, suivie de sa Démonstration: «la volonté ne peut point être appelée une cause libre, mais seulement nécessaire, parce que la volonté n ’est qu’un mode de la pensée, qu’une pensée est toujours déterminée par une autre, et qu’il faut donc qu’une première cause détermine toute la suite de nos idées.»59 Le matérialisme au style indirect du marquis d’Argens s’avère d’au tant plus dangereux qu’il est insidieux. Sa méthode consiste à rapporter de manière impartiale les thèses prétendument ennemies, ce qui n’a 57 R. Trousson, Introduction à Thérèse philosophe in Romans libertins, Paris, LaffontBouquins, 1993, p. 565. 58 Lettres cabalistiques, op. cit., Lettre 33, tome II, p. 145. 59 Ibid., p. 148-149.
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d ’autre résultat que de leur conférer un statut objectif. Elles n’expriment plus le point de vue subjectif d’un auteur, mais revêtent le statut de faits. La Philosophie du bon sens rapporte en ce sens, récits de voyages à l’ap pui, qu’«il est des voyageurs qui assurent qu’il y a des peuples qui n’ont nulle idée de la divinité»60. Au demeurant, il faut se souvenir que le marquis d ’Argens a traduit Timée de Locres, Ocellus Lucanus et Julien l’Apostat, diffusant ainsi les philosophâmes matérialistes. Et c ’est jus tement au style indirect que Hume, de son côté, rapportera les propos d’un «am i qui aime les paradoxes sceptiques» dans la section à'Une Enquête sur l ’entendement humain 61 consacrée au problème de la pro vidence. De même, dans les Lettres chinoises, la réfutation du déterminisme est encore un bon moyen d’exposer la thèse condamnée. Lecteur atten tif des Lettres chinoises, Etiemble a facilement identifié, «sous le masque chinois»62, la pensée argensienne: « c ’est précisément parce que le marquis d ’Argens fait parler ses Chinois en parfaits matérialistes, remarque-t-il judicieusement, qu’il prend la précaution [...] de feindre une note [...] afin d ’excuser la liberté de son esprit; il y dénonce les erreurs im pies des philosophes qui s’opposent à la religion et du même coup à la société civile; il condamne, conjointement, les athées chinois et les vilains spinozistes. Tans pis pour les imbéciles, conclut Etiemble, qui prennent au sérieux ces pantalonnades, et ne comprennent pas que, lorsque d’Argens parle pour son compte, c’est en faveur de Spinoza et de Montaigne, d ’Epicure et de Lucrèce, de Descartes et de Charron, c’est-à-dire ou bien du matérialisme, ou bien d’une pensée révolution naire.»63 Voici le texte de la note en question: «Que le lecteur se garde bien de croire que je penche vers une erreur aussi condamnable [le déterminisme]; je ne la fais soutenir à Yn-Che-Chan que pour avoir l’occasion de la réfuter vivement.»64 Fort de ce genre de déclaration, un lecteur distrait est allé jusqu’à écrire que le marquis d’Argens détestait Lucrèce65! Celui-ci pourtant n’écrivait-il pas dans les Lettres ju ives: «Je parcours la nature pas à pas dans les œuvres de Lucrèce. Il me 60 Boyer d’Argens, La Philosophie du bon sens, op. cil., II, 3. 61 D. Hume, An Enquiry concerning human understanding, Oxford University Press, 1996, sect. XI, p. 132. 62 Etiemble, L’Europe chinoise, Paris, Gallimard, 1989, tome II, ch. xx, p. 309. 63 Ibid., p. 318-319. 64 Boyer d’Argens, Lettres chinoises, La Haye, Pierre Paupie, 1755 [1739-1740], Lettre 61, tome III, p. 36, note 1. 65 D. Momet, Les origines intellectuelles de la Révolution française, Paris, Armand Colin, 1934, ch. II.
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semble que je l’entends lui-même m ’en dével